" Historicoblog (4): mai 2018

lundi 21 mai 2018

Daniel LE GAC, La Syrie du général Assad, Questions au XXème siècle 46, éditions Complexe, 1991, 301 p.

Un livre déjà ancien, puisque paru en 1991, après la fin de la guerre du Golfe, mais qui conserve malgré tout sa pertinence, encore aujourd'hui.

Le journaliste Daniel Le Gac raconte comment Hafez al Assad a mis la Syrie en coupe réglée, régnant par la répression et la corruption. Préoccupé par son maintien au pouvoir, hanté par la parité stratégique avec Israël et la récupération du Golan perdu en 1967, Hafez al-Assad aura semé sa route de cadavres, y compris dans sa propre communauté, les alaouites.

Le portrait du pays que dresse le journaliste à cette époque est déjà consternant. Le chômage a fortement augmenté après la crise des années 1980, les services publics font défaut, la vie est chère pour les citadins. Les paysans, pourtant censés être des clients logiques du parti Baath, ne sont pas mieux lotis. Le régime a complètement raté la mise en valeur de l'Euphrate, malgré la construction du barrage de Tabqa. Si des progrès sensibles sont réalisés dans le domaine de la scolarisation ou de l'électricité, le téléphone est rare, et la Syrie ne peut éponger sa dette avec l'exploitation du pétrole, d'autant que le système économique est vampirisé par les proches du président. Les villes connaissent pour certaines des taux alarmants de pollution.

Hafez al Assad naît en 1930 dans cette communauté alaouite plus divisée qu'on ne l'a dit, à Qardaha. Son mentor sera Zaki al Arsouzi, un alaouite d'Alexandrette qui va favoriser le ralliement d'Assad au nouveau parti Baath. Issu d'une des quatre grandes confédérations tribales alaouites, Hafez s'appuiera pour gouverner sur des alaouites, non dans une logique confessionnelle, mais d'intérêt : il lui faut des personnes de confiance pour l'épauler. Issu d'un milieu ni aisé ni misérable, Hafez al Assad se tourne comme beaucoup d'alaouites vers l'armée. Il devient officier dans l'armée de l'air. En 1956, il participe à une première tentative de coup d'Etat militaire. Deux ans plus tard, il épouse Anissa Makhlouf, dont il aura plusieurs enfants, Bachar compris. Au moment de la République Arabe Unie où l'Egypte annexe pour un temps la Syrie, Hafez est comme de nombreux officiers baathistes détaché en Syrie. Revenu en Syrie après le coup d'Etat de 1961, il participe à celui de 1963 ; dans le groupe des officiers dirigeants, il se constitue son propre service de renseignements dans l'armée de l'air, et une milice, les brigades de défense. Il élimine ses rivaux et, en 1970, prend le pouvoir, ayant en mémoire le traumatisme de la défaite de 1967, où il n'avait pas voulu engager son aviation.

Despote, Hafez al Assad a tout de même une capacité de travail conséquente. Il mène une vie relativement simple, dépourvue de hobbies. Ce qui ne l'empêche pas de faire construire un énorme palais sur le mont Qassioun, à Damas. Assad est un redoutable négociateur : Kissinger le reconnaît après la guerre du Kippour. La caractéristique première de son régime est d'être une dictature, qui ne laisse aucun espace de représentation à la population : d'où cet énorme culte de la personnalité et cette volonté frénétique d'embrigadement. Pour tenir le pays, Assad a créé des forces paramilitaires : après la tentative ratée de coup d'Etat de son frère Rifaat, en 1984-1985, les brigades de défense sont dissoutes et injectées dans la Garde Républicaine ou les unités prétoriennes comme la 4ème division blindée. Au point que les militaires, autour de son vieux compagnon et ministre de la Défense Mustapha Tlass, ont un poids qui inquiète même le président syrien, comme on le voit au moment de l'affaire Rifaat. Le parti Baath, calqué sur les partis communistes des démocraties populaires, n'est qu'une coquille vide. Assad ne connaît que la répression pour museler l'opposition : que ce soit celle des Frères Musulmans, parfois violente, au tournant des années 70-80, ou celle laïque.

Assad s'engage en 1976 au Liban, ce qui est en partie à l'origine de l'opposition interne des Frères Musulmans, par exemple. Il le fait pour contrebalancer la montée des forces progressistes, en particulier des Palestiniens qu'il n'avait pas soutenus en 1970 en Jordanie. Les accords de Camp David et le retrait de l'Egypte du combat contre Israël fragilisent la position syrienne. Toutefois, au Liban, Assad parvient à se maintenir comme un acteur incontournable. Il le fait d'autant plus facilement que dans un mouvement spectaculaire, il pactise avec l'Iran de Khomeiny en 1979. Il n'avait cependant pas prévu que les conseillers iraniens qu'il laisse pénétrer au Liban allaient former ce qui allait devenir le Hezbollah, véritable épine dans son pied au regard de son projet de domination sur le pays.

Syrie et Irak ont été, malgré leurs partis baathistes au pouvoir, des "frères ennemis". Assad soutient l'Iran en partie pour occuper l'Irak sur sa frontière est. La relation avec l'Iran n'a rien du pacte religieux : c'est un mariage de raison. Le renversement du shah supprime un allié d'Israël ; en outre des partenariats se développent sur le plan économique. Au Liban, en revanche, Assad n'hésite pas à poser des limites, quand il le peut, à l'influence iranienne. L'écroulement de l'URSS isole un peu plus la Syrie : d'où le rapprochement avec l'Egypte et surtout la prise de position contre l'Irak pendant la guerre du Golfe, qui redonne la manne financière des pays du Golfe et redore le blason d'Assad pour les pays occidentaux.

Les relations avec l'URSS ne se développent vraiment qu'au tournant des années 70-80, sur un plan militaire et économique. Mais là aussi, Assad n'est pas un satellite de l'URSS ; il marque sa différence dès qu'il le peut, comme sur le dossier palestinien. Avec les Etats-Unis, les relations sont beaucoup plus passionnelles. Assad vitupère contre l'alliance "américano-sioniste". D'abord vu comme chef d'Etat, Assad est ravalé comme satellite de l'URSS sous l'ère Reagan, avant de sortir de son isolement comme on l'a vu en 1990-1991. Toutefois, le gouffre reste infranchissable sur les questions du terrorisme et de la paix au Proche-Orient. Les relations avec la France, chaleureuses sous De Gaulle, se détériorent après son départ, d'autant plus avec la question des otages pendant la guerre au Liban et un basculement français vers Israël en certaines occasions. Malgré une présence économique et culturelle, la France n'a plus le rôle qui était le sien à l'époque du mandat.

Assad était sans doute le dirigeant le plus détesté par les Palestiniens. Il faut dire qu'il n'a jamais perdu une occasion de leur cause du tort, en particulier à leur leader de l'époque, Yasser Arafat, qu'il ne pouvait tolérer. Pour Assad, le problème palestinien est un problème arabe, voire syrien. Hors de question de laisser une autonomie quelconque à l'OLP. A l'égard d'Israël, Assad, qui fait partie de la génération ayant assisté à la naissance de l'Etat hébreu, n'a jamais accepté l'existence de ce dernier. Du moins sur la forme. Sur le fond, sa position intransigeante et son rêve de parité stratégique se brisent sur l'échec de son outil militaire, davantage tourné vers la répression intérieure.

Daniel Le Gac conclut sur l'idée qu'Hafez al Assad demeure en partie une énigme. Il n'a pas de véritable projet politique pour la Syrie. Il dure par l'armée, un système d'économie mixte qui autorisent un régime présidentiel, et valorisent les militaires, clés de voûte du régime. Il ne reste plus aux Syriens qu'à voler un Etat honni, Assad ayant laissé régresser le service public, faisant se replier la société sur des logiques claniques et communautaires. Le journaliste termine son livre en évoquant la succession, et la mise sur orbite de Basel, le fils aîné. On connaît la suite. On la comprend mieux à la lecture de ce livre qui dresse le bilan peu flatteur de 20 ans de domination Assad sur le pays.

dimanche 20 mai 2018

Gilles KEPEL et Antoine JARDIN, Terreur dans l'Hexagone. Genèse du djihad français, Folio Actuel 169, Paris, Gallimard, 2017, 389 p.

Je dois confesser que je n'avais jamais lu d'ouvrage de Gilles Kepel avant celui-ci. Après tout, cela ne fait qu'un peu moins de 5 ans que je me suis mis à étudier le conflit syrien, l'Etat islamique et les autres acteurs de la guerre en Syrie et en Irak. Plongé dans mon travail à la source (les productions des acteurs de ces conflits), et même si je lis aussi beaucoup d'articles et d'ouvrages pour écrire ou pour alimenter ma réflexion, je n'ai parfois pas le temps ou l'envie de faire le compte-rendu de ces derniers sur mon blog. C'est après une seconde lecture de Terreur dans l'Hexagone que je m'y suis décidé pour cet ouvrage.

En réalité, ce livre n'est pas celui de Gilles Kepel à proprement parler, puisqu'y ont contribué Antoine Jardin mais aussi Hugo Micheron, comme cela est mentionné dans les appendices à la fin du livre. L'ouvrage sort d'ailleurs peu de temps après les attentats du 13 novembre 2015 : le texte permet de dire qu'il en a tenu compte, mais peut-être sans avoir encore le recul nécessaire (une version mis à jour serait peut-être bienvenue).

Nicolas WERTH, La terreur et le désarroi. Staline et son système, Tempus 160, Paris, Perrin, 2007, 614 p.

Compilation d'articles de Nicolas Werth parus dans des ouvrages collectifs, des revues spécialisées ou L'Histoire. 19 en tout. L'auteur, spécialiste de l'URSS sous Staline, constitue ce recueil autour de l'idée de la brutalisation des rapports politiques et sociaux, inédite selon lui sous ce régime. L'idée qui sous-tend l'ensemble, à propos de la violence d'Etat, est que celle-ci n'est pas seulement idéologique, mais qu'elle repose sur le constat que la domination exercée par le pouvoir est fragile, face aux résistances de la société et à un encadrement pas toujours aux ordres. Les répressions s'enchaînent car elles constituent l'unique réponse aux difficultés rencontrées. L'historien choisit 5 moments clés selon lui du processus : la période 1914-1921, où les bases sont jetées ; la période 1930-1933 ; la période des grandes purges de 1937-1938 ; les années suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui constitue en quelque sorte un "assouplissement" ; et la période 1953-1956 après la mort de Staline.

Le livre, bien que restant une compilation, est très abordable pour le grand public -ce qui était sans doute l'objectif- et pose bien aussi les débats de l'historiographie à l'époque de la parution. Il offre un bon aperçu sur son sujet depuis l'ouverture des archives soviétiques, en particulier. Toutefois on ne peut s'empêcher de relever certaines redites entre les différents articles. Bien que Nicolas Werth se soit démarqué du Livre noir du communisme, auquel il a contribué en son temps, et des positions caricaturales d'un Stéphane Courtois, et qu'il se penche sur l'histoire sociale, tout en cherchant à dépasser l'opposition entre l'école totalitaire et l'école révisionniste, on ne peut s'empêcher de penser que le thème de la violence d'Etat, à lui seul, ne constitue pas ce qu'était l'URSS sous Staline. Une lecture intéressante mais à bien replacer dans son contexte et sa démarche d'écriture, tout en la complétant par la découverte d'autres approches.

mardi 1 mai 2018

Fred GOLDSTEIN, L'Irgoun, Paris, France-Empire, 1980, 313 p.

Fred Goldstein, né en 1922 et mort en 1974, réfugié à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale, est affecté à la Commission Internationale des Crimes de Guerre, où il prépare les dossiers sur les persécutions contre les Juifs utilisés lors du procès de Nuremberg. Lors de la révolte de l'Irgoun, il s'enrôle dans l'organisation et s'installe en France, où il joue un rôle important dans l'action politique et financière du mouvement. Grand reporter à L'Aurore, commentateur des journaux parlés à Europe 1, il part en 1970 à Jérusalem où il meurt d'une crise cardiaque quatre ans plus tard. Son histoire de l'Irgoun s'arrête donc, brutalement, en 1945.

Goldstein retrace en fait l'historique des organisations nationalistes juives depuis le XIXème siècle, dans leurs différentes nuances, et leurs affrontements également. Une place importante est accordée à Jabotinsky, le fondateur de l'Irgoun. Sur les affrontements des années 20 et 30 en Palestine, Goldstein est parfois parti pris, notamment dans la vision des Arabes ou du grand mufti de Jérusalem. Avec l'arrivée au pouvoir d'Hitler, les tensions se crispent, avec les Arabes mais aussi avec les Anglais. Pourtant les Juifs restent profondément divisés, et ce même si l'expérience militaire de ce qui s'apparente à une véritable guérilla sera précieuse au moment de la naissance d'Israël en 1948. Pendant la Seconde Guerre mondique, les Juifs de Palestine se rangent toutefois du côté allié, malgré le lourd contentieux avec les Britanniques, à l'exception du groupe Stern, qui est impitoyablement traqué. Menahem Begin prend la tête de l'Irgoun, après la mort de Jabotinsky ; Goldstein l'a côtoyé, ce qui explique sa préface dans le livre.

Au final, un témoignage d'acteur engagé, daté sur certains points, mais qui offre un aperçu original des débuts de l'expérience militaire israëlienne.