Ce livre est la traduction d'un ouvrage en anglais important sur le jihad. C'est une introduction à la question du jihad, et surtout de ses origines, et non une histoire globale du phénomène. L'auteur présentes les origines du jihad comme une suite d'événements au sein de l'histoire islamique ; la notion a fait partie de la construction d'Etats et de sociétés nouveaux. Le jihad trouve évidemment un écho dans la récupération qu'en font certains mouvements contemporains, qui s'en rapprochent et s'en écartent tout à la fois.
Le jihad est souvent présenté comme double : intérieur, contre soi-même, et extérieur, contre l'ennemi de l'islam. C'est d'abord un corpus de textes juridiques. La notion renvoie aussi à la question du détenteur de l'autorité chez les musulmans ; elle soulève d'autres problèmes (jihad "véritable" face au simple combat, jihad interne contre jihad externe, jihad collectif contre jihad individuel)
Le jihad n'apparaît pas en tant que tel dans le Coran, mais ses racines et son sens y sont déjà. Le problème est que les versets du Coran expriment des avis différents sur la guerre et la notion de jihad ; les juristes musulmans ont donc fait appel aux sources extérieures au Coran (hadiths, Sira, etc) pour tenter d'unifier la pensée autour de cette idée. Bonner explique que le Coran, qui insiste sur l'idée de la générosité de Dieu, présente le combat comme offrant une "récompense" à celui qui le pratique, plutôt qu'une idée de "don de soi".
La vie de Mahomet, dans sa partie finale (622-632), a été marquée par la guerre. Les textes relatifs à cette période, sira, maghazi, parlent plus du jihad externe qu'interne, mais ce dernier est toutefois présent. Dans le hadith, qui comme les autres sources a été mis par écrit souvent bien a posteriori, le thème de la propagation de la foi tient une place importante. De même que celui de la conduite de la guerre, de sa direction, de la jizya (capitation), de l'ascétisme, du martyre, du mérite du jihad, de la place du jihad dans les pratiques islamiques, de la question de la "bonne intention" et du jihad intériorisé. Les hadiths débattent aussi de la question de savoir si l'on peut combattre pour de l'argent, ce qui soulève des oppositions.
Avec les grandes conquêtes, les Arabes vont constituer pendant près d'un siècle un groupe guerrier privilégié, et urbain. Bonner présente les explications "islamiques" et non-islamiques de la conquête. Une approche plus récente montre que c'est en fait la création d'un Etat central musulman qui a un rôle décisif : il fait ses preuves dans les guerres contre l'apostasie, puis canalise les raids contre les empire byzantin et sassanide, s'enrichit et se consolide par la conquête, l'islam servant d'idéologie. La vision réconcilie en quelque sorte les deux types d'explications. Reste aussi la question des sources, écrites souvent bien longtemps après les événements, et qui sont encore d'utilisation difficile ; on a même voulu écrire l'histoire des conquêtes en se servant des sources exclusivement non-islamiques (!) pour gagner en authenticité... il n'en demeure pas moins que l'explication "islamique" a du sens, parce que l'islam a marqué une rupture.
Le martyre n'est pas propre à l'islam, on le trouve chez les chrétiens. Le terme shahid signifie d'ailleurs aussi "témoin". Mais la tradition islamique insiste beaucoup plus sur l'effort physique, le combattant que sur la passivité et la non-violence. Le martyre est particulièrement important pour les chiites. La jurisprudence islamique a aussi établi des martyres non-combattants. Le martyre musulman est donc bien différent du martyre chrétien, de même que la croisade ne fait pas pendant au djihad mais a sa logique propre.
Dans la société de conquête créée par l'islam, le combattant recevait un traitement fixe, mais des convertis sont parvenus à se faire inscrire sur les listes de bénéficiaires. Sous la période omeyyade, le régime fiscal islamique, qui s'installe progressivement, pèse beaucoup plus sur la terre et la campagne que sur le commerce et les villes. Au départ, les musulmans font payer la jizya aux monothéistes ; mais sous les Abbassides, les musulmans constituent ensuite l'essentiel de la population. Ce qui explique que les musulmans aient lancé des raids sur terre et sur mer, pour continuer d'entretenir l'Etat formé par les conquêtes. Le statut des dhimmis était relativement privilégié, sauf par moments dans les provinces périphériques au contact de l'adversaire (Espagne, Syrie). Les juristes musulmans bâtissent ensuite les concepts de demeure de l'islam (Dar al-islam) et de demeure de la guerre (Dar al-Harb), la guerre visant non pas la conversion forcée mais à étendre la domination de Dieu sur la plus grand étendue possible.
Une des caractéristiques communes des sociétés musulmanes séparées par la distance est la présence d'érudits religieux, dont des docteurs en droit, prenant sur eux de participer au jihad. Sur le front de Syrie du Nord, contre les Byzantins, le phénomène est ancien, et massif : Abou Ishak al-Fazari, Abdallah ibn al-Mubarrak, Ibrahim ibn Adham, entre autres, pour les plus importants. En Arabie, les savants médinois lient étroitement jihad et charité, car ils sont attachés à la conservation de la tradition islamique. A La Mecque, on se pose la question de savoir si le jihad doit être universel, et on le place en parallèle du pèlerinage. En Irak, qui connaît beaucoup de violences internes, al-Shafi met au point la doctrine de "l'obligation collective" du jihad, notamment en cas de guerre défensive. En Afrique du Nord et en Espagne, le jihad peut être utilisé à des fins politiques ; quand les armées se professionnalisent, les savants érudits passent au ribat de repli, ascétique, et le jihad devient une idée abstraite qui n'a plus grand chose à voir avec la réalité de la guerre. En Asie centrale, les traces sont plus faibles car les "cerveaux" sont souvent partis à l'ouest. On voit ainsi que le jihad continue d'alimenter des querelles et que ses origines sont multiples.
L'islam s'étend, sous les Omeyyades, par la guerre. Dans ce que Bonner appelle le "jihad impérial", l'empire musulman atteint son expansion maximum, non sans revers (expéditions contre Constantinople). Cet empire centralisé est-il mort de vivre au-dessus des moyens, périclitant faute de conquêtes ? Il faut peut-être y voir aussi l'incapacité d'un centre ne pouvant plus contrôler ses périphéries. Ce qui est sûr, ce que les Omeyyades ont accouché de la législation sur la guerre. A la fin de la période, on voit apparaître en Syrie l'idée du jihad comme obligation individuelle, qui ne persuade d'ailleurs pas les autres provinces. Les Omeyyades ont aussi suscité contre eux des oppositions : celle des chiites, qui se construisent comme un autre système musulman, avec un jihad qui ne peut venir de l'autorité religieuse (celle-ci étant absente) et qui vise tous les autres musulmans ; et les kharijites, fondamentalistes dans leur lecture du Coran, qui font du jihad un pilier de l'islam, et qui déclarent tous les autres musulmans infidèles. Les Abbassides s'engagent beaucoup plus dans les opérations militaires que les Omeyyades, donnant naissance à la figure du ghazi-calife. L'éclatement du califat donne naissance à de nombreux Etats souvent dirigés par des militaires professionnels. Néanmoins le jihad perdure, sur la frontière avec les Byzantins, en Espagne, en Afrique du Nord. Les érudits combattants reviennent à la faveur des croisades, avant que la figure du ghazi-sultan ne se réimpose avec Saladin, qui tente d'allier le concept avec les érudits. Les croisades sont un moment de "renouveau sunnite", combinant le jihad avec une attitude plus dure contre les dissidences. Plus tard, Ibn Tamiyya anathématise les Mongols convertis à l'islam, qui ne sont pour lui que des "hypocrites" ; les mouvements actuels s'en réclament, pour diriger la violence contre l'Etat. Bonner termine la partie par l'analyse du jihad chez les Ottomans et les corsaires barbaresques. Le jihad accompagne la formation des Etats, avec les savants religieux ; mais il n'apparaît vraiment qu'à la fin du VIIIème siècle. Il rassemble une variété de figures : le guerrier tribal, le chef, l'érudit, et le volontaire, certaines pouvant se combiner.
Avec l'arrivée des Européens et la colonisation, le jihad, qui a servi de résistance contre l'agresseur, est repensé. En Inde, on insiste sur la nécessité de rattraper le retard sur les Europens -de relancer le jihad intérieur. Dès la fin du XIXème siècle, des juristes définissent le jihad comme guerre défensive, et créent une législation islamique internationale. A contrario, des penseurs comme al-Banna, Qutb vont insuffler un souffle nouveau au jihad. S'inspirant d'Ibn Tamiyya, ils présentent l'islam de leur époque comme corrompu, digne de la jahiliyya. Il faut combattre ces faux musulmans : une élite doit mener le combat vers le véritable islam. Qutb rejette non pas l'ennemi extérieur mais l'Etat moderne, ce qui va conduire, au nom du jihad offensif, au recours au terrorisme systématique. Ces mouvements vont aussi utiliser le don et la générosité, mis en parallèle du jihad, pour se développer. Bonner, à l'époque de rédaction du livre, affirmait combien l'objectif de restauration d'un califat universel était éclipsé par les attentats terroristes, véhiculés par la culture de masse et les médias internationaux, et qui font le culte du martyre.
L'islam canalise et hiérarchise les pratiques des sociétés nomades de l'Arabie, par la générosité et la réciprocité. La razzia est dirigée par un chef choisi sur des critères religieux. Le combattant peut espérer une récompense divine, ce qui lui fournit une motivation. La société de la conquête, et l'Etat qui va avec, se délite rapidement, et devient un idéal. Le jihad naît durant cette période de transition, en particulier sur les frontières. Les deux jihads, interne et externe, sont en réalité présents simultanément. A tel point que les Etats islamiques pré-modernes lançaient des expéditions de pillage, sans espoir de conquête, qui n'étaient jamais remises en cause. Les jihadistes contemporains ne respectent pas l'exigence de ne pas tuer les non-combattants, ni celle concernant le suicide propre à cette époque ; ils s'intéressent en outre uniquement aux débuts de l'islam, rarement aux Abbassides ou aux Ottomans. Les jihadistes ne pratiquent pas le combat et la générosité, ne semblant souvent intéressé que par le premier. Les origines du jihad relèvent aussi de cette tension, en équilibre dans l'histoire de l'islam, parfois non.
Par cette traduction française, on peut avoir ainsi accès facilement à une remise en perspective historique sur la notion de jihad, qui peut-être comparée aux évolutions récentes, aussi, du djihadisme international, notamment depuis la naissance de l'EI.