Ce livre, paru en anglais en 2003, est
en fait la traduction d'un ouvrage hongrois écrit par K. Ungvary,
sorti initialement en 1999. Istvan Deak, le préfacier, souligne
combien le siège de Budapest, pour une capitale européenne, a été
long et coûteux. Il commence en novembre 1944 et dure jusqu'au 13
février 1945, avec un million de civils pris au piège dans la
ville, dont plus de 100 000 Juifs. 40 000 d'entre eux, au moins, y
sont tués. Le traducteur, Ladislaus Löb, est lui-même un survivant
du massacre des Juifs hongrois. Comme le rappelle Deak, on peut déjà
noter que l'un des atouts principaux du livre est sa volonté de
dépasser la simple "histoire bataille" du siège de
Budapest, pour fournir quelque chose de plus profond, un essai
d'histoire globale du siège en quelque sorte. Loin de s'épancher
sur la défense "héroïque" des forces germano-hongroises
et sur les crimes de l'Armée Rouge, comme de nombreux articles de
magazines, l'historien raconte au contraire les faiblesses et
tiraillements de la défense, le traitement des civils par les deux
camps, et offre ainsi un portrait plus nuancé des Soviétiques -bien
que le manque de sources ne lui permette pas d'être définitif. On
le sent néanmoins déterminé à balayer les enjeux d'une bataille
qui vit périr au bas mot 160 000 personnes, combattants et civils
mêlés. Comme il le dit lui-même, Ungvary s'est surtout reposé sur
les témoignages hongrois (en plus des documents d'archives) pour
illustrer son propos, les témoignages allemands étant sujet à
caution, souvent, et les témoignages soviétiques étant
difficilement accessibles.
Dans l'introduction, il revient sur
l'engagement de la Hongrie de l'amiral Horthy aux côtés de
l'Allemagne, avec la montée en puissance des Croix Fléchées dès
1938. La Hongrie participe à la campagne contre la Yougoslavie puis
à l'invasion de l'URSS ; mais l'Angleterre, par exemple, ne déclare
la guerre à la Hongrie, sous la pression soviétique, que le 7
décembre 1941. La Hongrie entame pourtant des négociations secrètes
avec les alliés occidentaux dès 1942, à tel point que les
Allemands finissent par occuper le pays, le 19 mars 1944, pour
prévenir toute défection. Les nazis en profitent pour déporter la
communauté juive hongroise -plus de 400 000 personnes, sur 700 000,
le sont jusqu'en juin. Le 15 octobre, alors que les Soviétiques se
rapprochent des frontières de la Hongrie, Horty annonce son
intention de conclure une paix séparée avec les Alliés. Il est
immédiatement déposé par la réaction allemande qui installe à sa
place Szalasi, le chef des Croix Fléchées. L'aviation alliée
commence alors à bombarder la Hongrie, ce qu'elle avait fait de
manière limitée jusque là.
Après l'effondrement de la Roumanie et
son revirement en août 1944, la Hongrie se retrouve fortement
exposée à l'invasion soviétique. Un coup d'arrêt temporaire
survient en octobre lors des combats de chars autour de Debrecen,
mais l'Armée Rouge n'est plus qu'à 100 km de Budapest. Staline
charge le 2ème front d'Ukraine de Malinovsky de s'emparer de la
capitale hongroise. Les Allemands ont commencé à transférer des
renforts en Hongrie. Mais en réalité, les hommes et le matériel
manquent cruellement. La ville n'est mise en état de défense qu'en
septembre-octobre par les Hongrois. Une première pointe blindée
soviétique arrive à 10-15 km au sud/sud-est de Budapest le 2
novembre, avant d'être détruite. Malinovsky reçoit alors de
Staline le renfort du 4ème front d'Ukraine, alors que les Allemands
comme les Hongrois sont bien démunis en armes antichars pour
repousser les T-34. Le 3ème front d'Ukraine de Tolboukhine arrive
par le sud-ouest de la ville, tandis que Malinovsky cherche à la
déborder par le nord et par le sud. En réalité, les Hongrois ne
tiennent pas à mener un combat de rues dans Budapest, contrairement
à Hitler, qui exige que la ville soit tenue dès le mois d'octobre,
et en charge le III. Panzerkorps de Breith. Quand il fait de Budapest
une forteresse, le 1er décembre, le commandement est déjà confus :
à la Werhmacht se rajoute la Waffen-SS, le général
Pfeffer-Wildenbruch commandant la garnison, mais aussi l'aile
diplomatique de la SS avec Winkelmann, qui commande les forces de
police. La situation se clarifie début décembre avec le retrait de
Winkelmann et de la Werhmacht, ce qui laisse la Waffen-SS seule aux
commandes. Mais face à un ennemi très supérieur, le moral des
Hongrois est chancelant, les désertions se multiplient.
Si Pest, la ville récente, a fait
l'objet de préparatifs de défense, il n'en est rien pour Buda, la
vieille ville. Or, le matin du 24 décembre, la veille de Noël, les
T-34 font irruption aux lisières du centre ancien. Il faut battre le
rappel d'unités improvisées, hongroises et allemandes, pour les
rejeter hors de la ville. Les Soviétiques, pour se prévenir de tout
problème, bâtissent un anneau d'encerclement extérieur autour de
Buda et un autre intérieur, tourné contre la ville elle-même.
L'encerclement est complété le 27 décembre 1944. Le nombre de
défenseurs est difficile à établir avec précision. Peut-être 50
000 Hongrois et 45 000 Allemands au 31 décembre. L'armée hongroise
loyaliste a déjà souffert de sérieuses pertes, même si
l'artillerie est en bon état. Les Allemands tendent à se décharger
de leurs revers sur les Hongrois ; en réalité, ils manquent
d'infanterie et la valeur de leurs unités est inégale. Le
ravitaillement par air est insuffisant et les soldats ne peuvent même
pas se préoccuper des civils, de ce point de vue. Les Soviétiques,
renforcés des Roumains, ont la supériorité numérique et
matérielle, mais la valeur des formations est également disparate
-même si l'effectif combattant est beaucoup plus élevé dans les
divisions de fusiliers, comparativement aux divisions allemandes.
Pfeiffer-Wildenbruch, le commandant allemand, est avant tout un
général politique, pas forcément très compétent sur le plan
militaire. Il entretient les plus mauvaises relations avec Hindy,
l'officier supérieur hongrois, qui a joué un rôle clé le 15
octobre précédent pour appuyer les Croix Fléchées. En face,
Malinovsky et Tolboukhine, un tandem de généraux soviétiques moins
connus, mais qui n'en feront pas moins preuve d'une réelle
efficacité. Dans Budapest se forment des unités spontanées de
volontaires, comme le bataillon Vannay, presque aussi solide que les
formations régulières, mais décimé en décembre à Buda. Les
formations des Croix Fléchées sont de valeur douteuse, au contraire
du bataillon des étudiants de Budapest, très motivé.
Malinovsky pense emporter Pest avec
trois corps de fusiliers, dès le 23 décembre. L'attaque commence en
réalité le 25 décembre. La 8ème division de cavalerie SS a été
rapatriée à Buda la veille. Les combats continuent jusqu'au 28
décembre, date à laquelle les Soviétiques envoient des émissaires
pour entamer des négociations. Deux capitaines sont dépêchés, à
Buda et à Pest, le lendemain. Mais les deux sont tués, dans des
circonstances peu claires, qui apparemment doivent autant à la
non-préparation soviétique qu'au mépris de l'adversaire par les
Allemands. Le 30 décembre, les Soviétiques repartent à l'assaut de
Pest, avec une débauche de puissance de feu. Les Allemands
parviennent temporairement à se ravitailler grâce à une barge qui
remonte le Danube. Dans le combat de rues, l'Armée Rouge met en
pratique le savoir hérité de Stalingrad. Les corps soviétiques ne
coordonnent par contre pas assez leur action entre eux. Les Allemands
sont mixés avec les Hongrois pour prévenir les défections. Le
général Schmidhuber, commandant la 13. Panzerdivision, commande les
forces à Pest. Les Soviétiques lancent une nouvelle offensive le 5
janvier 1945. Le 7ème corps d'armée roumain, qui combat avec
l'Armée Rouge, souffre particulièrement dans les combats de rues.
Le 17 janvier, les Allemands évacuent Pest, font sauter les ponts
sur le Danube, tandis que l'Armée Rouge met encore deux jours à
nettoyer les dernières poches de résistance. A Buda, les
Soviétiques, fin décembre, ne sont qu'à 2 km du Danube. Le
bataillon Vannay se sacrifie littéralement dans la défense des
lignes. Les Soviétiques subissent des pertes importantes, en
particulier, en essayant de prendre les hauteurs qui dominent Buda,
au sud. Le transfert des unités venant de Pest soulage un peu la
défense. Les Soviétiques s'emparent aussi, à partir du 19 janvier,
de l'île Margit, sur le Danube. Malgré les trois tentatives de
dégagement extérieur, à partir du 1er janvier, Hitler ordonne, le
27, de tenir la ville jusqu'au dernier homme. L'Armée Rouge tente de
tronçonner Buda en deux morceaux. La vieille ville tient jusqu'au 11
février.
Les Allemands engagent leurs maigres
réserves blindées, dont ils auraient eu bien besoin ailleurs, non
pour secourir la garnison mais pour rétablir un corridor et expédier
des renforts dans la ville. Otto Gille, vétéran de la percée de
Tcherkassy, emmène le IV. SS-Panzerkorps et quelques autres unités
pour mener à bien la mission. Les Soviétiques n'auront que plus de
facilité à percer le front pendant l'opération Vistule-Oder en
Pologne. Pour dégager Budapest, l'option nord (opération Konrad)
est sélectionnée. L'opération Konrad I, lancée le 1er janvier,
démarre alors même que l'ensemble des forces n'est pas encore
arrivé. Or, Malinovsky et Tolboukhine ont conservé des réserves en
cas de contre-attaques allemandes, qui interviennent rapidement. En
outre le terrain choisi pour l'attaque est difficile. L'opération
Konrad II privilégie cette fois l'option sud, le 7 janvier. Les
Allemands progressent mieux, mais au bout d'une semaine, la
contre-attaque est arrêtée. La troisième contre-attaque, Konrad
III, déclenchée le 17 janvier, prend les Soviétiques par surprise,
entre le lac Balaton et Szekesfehervar. Les pointes blindées
atteignent le Danube, mais ne peuvent s'y maintenir.
La garnison, pendant ce temps, a
préparé une sortie. Il ne reste quasiment plus d'artillerie et de
blindés, les survivants étant détruits pour bonne partie avant le
départ. Les Soviétiques se doutent de quelque chose et ont préparé
des défenses sur les axes possibles de sortie, même s'ils ignorent
la date. La première vague attaque au soir du 11 février, et
parvient à percer les lignes soviétiques. Mais les pertes sont
lourdes. Schmidhuber, le commandant de la 13. Panzerdivision, est
tué. Au matin du 12 février, environ 16 000 personnes, dont des
civils, se sont extirpés de Buda. Certains Waffen-SS se suicident
pour ne pas tomber aux mains des Soviétiques, parmi ceux restés
dans la ville. Sur les 28 000 soldats qui ont pris part à la percée,
700 à peine atteignent les lignes allemandes à l'ouest. Environ 5
000 hommes sont restés autour du château de Buda, où s'entassent,
dans les bunkers souterrains, plus de 2 000 blessés. Des incendies
tuent plusieurs centaines de ces derniers. Au 11 février, la
garnison comptait 43 900 soldats ; 22 350 sont prisonniers le 15, 17
000 ont été tués.
Les civils sont pris au piège des
combats de rues. Le 2 novembre 1944, au début même du siège, un
pont entre Pest et l'île Margit explose, dans la confusion, tuant
peut-être 600 personnes. 100 000 personnes seulement quittent la
ville avant l'encerclement. Les civils restants sont requis pour
préparer les défenses. La situation alimentaire s'aggrave dès le
mois de novembre, forçant au rationnement. Les civils s'entassent
par centaines ou milliers dans des abris. Les rixes sur la
nourriture, l'approvisionnement en eau, la lessive, sont fréquentes.
Les relations entre les Croix Fléchées, qui font régner la terreur
dans la ville, et l'armée hongroise, sont tendues, bien meilleures
avec les Allemands. Les animaux du zoo sont dépecés, d'autres
s'échappent et sont abattus ensuite. Un lion se cache dans les
tunnels souterrains, avant d'être capturé par le commandant
soviétique de Budapest. Dès le 15 octobre, la persécution contre
les Juifs reprend. Eichmann est de retour dans la ville le 18.
Rassemblés, les Juifs sont préparés à la déportation ou exécutés
en masse le long du Danube. Les survivants, confinés dans un ghetto,
sont victimes des exactions des Croix Fléchées. Parallèllement,
des mouvements de résistance se sont développés dans Budapest. De
nombreux officiers hongrois ayant fait défection sont renvoyés par
les Soviétiques derrière les lignes pour organiser des réseaux.
Les communistes réalisent des attentats à la bombe, les Juifs
luttent pour leur survie. L'OSS parachute un lieutenant d'origine
hongroise et les Britanniques 22 Canadiens de même origine, dont un
seul échappe à la capture. Les Soviétiques eux-mêmes conduisent
des opérations de reconnaissance dans Budapest. L'Armée Rouge
envoie plus de 700 soldats hongrois pour provoquer d'autres
défections, avec un certain succès. Des unités entières finissent
par passer à l'ennemi. Les volontaires sont rattachés aux corps de
fusiliers soviétiques et se voient confier les missions les plus
dangereuses, entraînant de 50 à 80% de pertes. Plus de 2 500
Hongrois ont combattu du côté soviétique, dont 600 ont été tués.
Les Soviétiques, de leur côté, exécutent souvent les Waffen-SS
faits prisonniers, les auxiliaires russes de la Wehrmacht, et même
les blessés. Ces exécutions n'ont rien d'organisé, elles sont
spontanées, même si le commandement soviétique en est bien
conscient. Mais il y a aussi des cas où les soldats soviétiques
laissent s'enfuir des prisonniers hongrois. Durant la dernière phase
du siège, les Allemands ont commis de nombreux pillages et des
destructions de biens. Pour les Soviétiques, les exactions sont
parfois organisées d'en haut : pillage des biens de valeur (oeuvres
d'art, etc), nettoyage paraoïaque, notamment face aux communistes
hongrois ou aux Juifs, dont beaucoup étaient résistants. Les
Soviétiques se sont parfois servis des civils comme boucliers
humains et Malinovsky, après la chute de Budapest, accorde trois
jours de pillage. Les déprédations sont plus importantes là où la
résistance a été la plus forte, comme dans certains secteurs de
Buda. Il n'y a aucune statistique fiable sur les viols à Budapest.
En extrapolant à partir du cas allemand -lui aussi mal documenté-
et de chiffres plus établis pour d'autres villes hongroises, Ungvary
penche pour 10% de la population. Mais les Soviétiques ne touchent
pas les enfants, et ont un grand respect pour les docteurs et même
les écrivains. Les déserteurs soviétiques continuent cependant de
semer l'insécurité dans Budapest au moins jusqu'en février 1946 (8
braquages avec meurtre en un seul jour !). Les Soviétiques
rétablissent progressivement l'ordre et le ravitaillement, rouvrent
un cinéma à Pest dès le 6 février 1945 (en pleine bataille). La
population tombe à 830 000 habitants en avril.
Le siège de Budapest, en tout, a
probablement entraîné 80 000 tués et plus de 240 000 blessés côté
soviétique. La moitié des pertes soviétiques en Hongrie a été
subie dans la capitale, dont 55% dans les combats de rues. Les
Allemands ont consommé des ressources importantes pour tenter de
sauver la Hongrie : la moitié des divisions de Panzer s'y trouve en
mars 1945, alors que l'Armée Rouge est à 60 km de Berlin. Les
Allemands et les Hongrois perdent dans la ville 3 000 hommes par
semaine. Le siège a duré longtemps car la garnison, sensible à la
propagande nazie, n'a pas voulu baisser les armes devant l'Armée
Rouge, de peur de son sort.
L'ouvrage, assez complet, si l'on
excepte le côté soviétique moins documenté, est appuyé par pas
moins de 16 cartes dispersées au fil du texte, pas toujours très
lisibles, mais utiles pour suivre les opérations. D'autant que des
illustrations complètent le tout, et certaines fort peu connues. Il
y a également en fin d'ouvrage plus d'une vingtaine de tableaux
statistiques, sur les forces en présence, les pertes subies, etc.
Très utiles pour avoir des chiffres importants sous la main. La
bibliographie suit les tables. On apprécie en particulier que
l'auteur ait cherché non pas mal à livrer un simple récit de la
bataille uniquement germanocentré, ou focalisé sur les tentatives
de dégagement, comme souvent, mais bien une appréhension globale du
siège, comme le montre la dernière partie sur le sort des civils et
la vie dans la cité en guerre.