vendredi 30 mars 2018

Romain MIELCAREK, Marchands d'armes. Enquête sur un business français, Au fait, Paris, Tallandier, 2017, 111 p.

L'industrie d'armement française ne s'est jamais aussi bien portée qu'aujourd'hui. C'est que la France reste une des principales exportatrices d'armement dans le monde (dans le top 5), sans parler des commandes nationales qui choisissent prioritairement des fabricants français. Pour autant, peut-on parler d'un complexe militaro-industriel à la française, pour reprendre les termes d'Eisenhower ? Les 160 000 personnes qui dépendant en France du secteur de l'armement bénéficient-elles de l'effort des militaires, diplomates, ministres, parlementaires, commerciaux qui "vendent" le commerce des armes à l'étranger, quite à faire du lobbying à l'excès ? Telles sont les questions auxquelles tente de répondre ce petit opuscule, d'ailleurs illustré par des dessins de circonstance comme celui visible sur la couverture ci-contre, inspiré du fameux film Lord of War, que l'auteur évoque dès l'introduction.

Faire parler les personnes engagées dans le secteur de l'industrie de l'armement n'est pas chose facile. Romain Mielcarek s'y est pourtant essayé, en fréquentant les principaux salons de l'armement français. C'est que la vente d'armes à l'étranger est, tout de même, très encadrée par l'Etat. Quand bien même les justifications à pratiquer ce commerce, chez ceux qui en font partie, sont souvent les mêmes. C'est aussi que le secteur fait vivre beaucoup de monde, et n'a jamais été aussi florissant. Depuis 1948, le ministère français s'intitule "ministère de défense" même si les documents officiels continuent pendant encore longtemps de parler d'industrie d'armement...

L'Etat soutient le maillage de PME du secteur de la défense, indispensables à côté des grosses structures. Lesquelles, DNCS, Nexter, Thales, sont souvent les héritières des anciennes fabriques d'armes royales. En France, le choix a été fait de conserver une puissante industrie d'armement, pour ne pas dépendre des livraisons étrangères et des pressions qui pourraient ainsi s'exercer sur notre défense. Mais comme les forces nationales ne peuvent à elles seules faire tourner l'industrie à plein régime, il faut exporter. C'est un choix qui pour l'instant n'est pas remis en cause par le pouvoir politique. L'industrie fait tourner l'économie de nombre de régions et de villes françaises ; certains élus y sont très attachés, pour des raisons économiques, et défendent donc les ventes d'armement, y compris en accompagnant les délégations officielles au moment de la signature des contrats. Mais certains spécialistes s'interrogent sur les performances de cette industrie, très soutenue, dont les dividendes iraient davantage aux groupes eux-mêmes qu'à l'économie locale.

Ce soutien de nombreux acteurs aux exportations d'armement pose question lorsque les armes sont vendues à des pays comme l'Egypte, qui malgré sa lutte contre la branche au Sinaï de l'EI, vit sous la férule du maréchal Sissi, ou de l'Arabie Saoudite, engagée dans une très dure campagne au Yémen. Le discours diplomatique est aussi de dire que les choix d'exportations sont faits pour appuyer la politique française, voire rendre dépendants certains pays sur le plan de l'armement ; toutefois les contre-exemples abondent de pays n'ayant tenu aucun compte de la place de la France (Libye ; Irak). Parfois, la France fait l'impasse sur les exportations, sacrifiant aux exigences diplomatiques, comme avec le marché des BPC Mistral vendus initialement à la Russie, puis décommandés.

La discrétion qui entoure le commerce des armes est aussi liée, probablement, aux nombreuses affaires de corruption qui les entourent, souvent liées à la sphère politique. On pense au scandale de Karachi, à l'affaire des frégates de Taïwan, pour ne pas nommer la Libye et l'ancien président Sarkozy. La profession d'intermédiaire jouée par certains dans ces affaires de commissions et rétrocommissions n'a rien d'illégal, elle n'est tout simplement pas encadrée. Les entreprises manoeuvrent parfois pour contourner les embargos, en changeant la classification du matériel. Les ventes d'armes légères opérées de manière clandestine pour soutenir des acteurs non étatiques restent également très opaques. Les industries elle-mêmes se parent désormais de département chargés de traiter des questions éthiques, mais les réponses sont souvent les mêmes que lors des interviews obtenues par l'auteur dans les salons...

L'Etat contribue aussi à nourrir l'industrie d'armement nationale. L'armée française est équipée des matériels les plus modernes, comme le char Leclerc. La France a dépensé 16,9 milliards d'euros pour ses forces armées rien qu'en 2016. La Direction Générale de l'Armement planifie l'acquisition des nouveaux matériels : mais les discussions son parfois compliquées avec les entreprises, et les militaires, car les besoins ne sont pas les mêmes... la France soutient son industrie d'armement car elle est une garantie d'indépendance. Mais d'aucuns jugent que l'industrie pousse à certaines opérations pour remplir les carnets de commande. On note toutefois la tendance, dans la décennie 2010, à se tourner vers l'exportation et moins vers les commandes nationales. De nombreux officiers supérieurs et généraux se reconvertissent d'ailleurs dans l'industrie d'armement après la fin de leur carrière.

Romain Mielcarek conclut sur l'idée que la France, par ses ambitions géopolitiques, a besoin d'une industrie d'armement autonome capable d'équiper des forces armées souvent projetées sur des théâtres extérieurs. L'absence de véritable intérêt public sur cette question empêche sans doute les dérives déjà contestées de cesser. C'est pour maintenir l'indépendance de sa défense que la France est devenue dépendante de son industrie d'armement, laquelle à son tour est de plus en plus dépendante de ses exportations, ce qui fait de la France un des principaux marchands d'armes dans le monde. L'ouvrage s'achève par un glossaire sur les principaux groupes d'armement français et des graphiques et cartes récapitulatifs sur le commerce des armes.

dimanche 25 mars 2018

David R. STONE, The Russian Army in the Great War. The Eastern Front 1914-1917, University Press of Kansas, 2015, 359 p.

Un ouvrage que j'avais déjà fiché sur le blog précédent (disparu depuis près d'un an déjà...). David R. Stone, professeur à l'université d'Etat du Kansas, est l'un des spécialistes américains des forces armées soviétiques, auxquelles il a consacré plusieurs ouvrages.

Ici, il s'attaque à un sujet peu traité, même en anglais : la dimension militaire de la participation russe à la Première Guerre mondiale, jusqu'en 1917. Son propos est de replacer l'expérience russe dans son contexte : si le pays a des caractéristiques particulières qui expliquent l'effondrement de 1917, il n'est que le premier à subir ce sort... le vécu sur le front et à l'arrière partage de fait beaucoup moins de différences que de points communs avec celui des autres puissances en guerre. Pour Stone, en revanche, la Russie, contrairement aux autres pays, n'a pas su réorganiser sa société pour l'effort de guerre, intégrer l'Etat et l'entreprise privée dans un effort cohérent. En outre, le contexte importe beaucoup : à l'est, les 18 premiers mois de la guerre connaissent un rythme soutenu. Les Russes essaient d'emporter la décision dès les premiers mois ; à partir de l'automne 1914, ce sont les Allemands qui sont dans ce rôle, avant de retourner leurs efforts à l'ouest en 1916 et de viser l'économie des forces à l'est. La guerre commence alors que la Russie est dans une dynamique de réarmement et de construction de voies de chemins de fer sans précédent. L'erreur commune est de relire la dimension militaire de la contribution russe à la Grande Guerre au prisme de ce qui s'est passé à partir de 1917. Stone l'évite, et présente une synthèse bien étayée, et surtout à jour : elle dépasse ainsi les travaux de Norman Stone et Bruce Lincoln, écrits avant la fin de la guerre froide, et surtout elle apporte le point de vue russe, souvent négligée dans les publications récentes, y compris en anglais, focalisées sur l'aspect militaire.

Le livre est organisé en 12 chapitres : le premier présente les origines du conflit, le deuxième l'armée russe à l'entrée en guerre, et les dix suivants les différentes campagnes ainsi que la société russe en guerre. Le premier chapitre est classique, l'auteur acceptant l'idée que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie sont les moteurs du déclenchement de la guerre, mais se plaçant du point de vue russe aussi pour l'expliquer. Dans le deuxième chapitre, il fait le tableau de l'armée russe à l'entrée en guerre, ce qui permet de briser un certain nombre de préjugés ou d'idées reçues encore propagés dans certains ouvrages français récents. L'armée russe est celle qui compte le plus de cavalerie et surtout le plus d'effectifs en temps de paix, en 1914 (1,4 millions d'hommes). Elle est surtout constituée de paysans, à la fois durs à la tâche mais aussi moins bien éduqués et instruits que leurs homologues européens, ce qui reflète la société sous le régime des tsars. Le système de conscription russe, révisé plusieurs fois à partir de 1874, n'est pas efficace. La Russie parvient moins bien à mobiliser sa population en âge de porter les armes que les autres nations en guerre. En revanche, une fois mobilisé, le conscrit russe est bien nourri et bien équipé. La Russie manque d'artillerie lourde, mais cela ne tranche pas avec d'autres pays, tout comme les tactiques, souvent dépassées. Le corps des officiers russes a été profondément bouleversé par les événements du XXème siècle et par l'arrivée de non-nobles formés dans les écoles militaires, ce qui est important car l'armée russe se repose davantage sur ses officiers que sur les sous-officiers, faute de classes moyennes suffisantes pour en fournir. La structure de commandement russe est compliquée par la présence du tsar, chef des armées, d'un ministre de la Guerre et du chef d'état-major, aux efforts souvent désordonnés. Les plans de guerre russe, relativement passifs et défensifs au départ, se font plus offensifs une fois passé le traumatisme du conflit contre le Japon et surtout avec un décollage économique. En 1912, les plans prévoient pour la première fois une offensive, alternativement, contre l'Allemagne ou l'Autriche-Hongrie. L'armée allemande se distingue de l'armée russe par sa plus grande flexibilité, son organisation et son entraînement, ce qui entraîne une bonne capacité d'adaptation ; l'armée austro-hongroise au contraire est sur plusieurs points inférieure à l'armée russe.

Les campagnes de 1914 ont un tempo plus rapide, comme à l'ouest. La défaite russe à Tannenberg, en août 1914, est montée en épingle par Ludendorff et Hindenburg, qui commencent à bâtir leur légende sur ce succès. En réalité, la performance allemande n'a pas été exemplaire sur toute la campagne, particulièrement au début. Et la destruction de la 2ème armée russe de Samsonov ne met pas fin à la guerre. En Galicie, l'armée russe bouscule l'armée austro-hongroise, qui perd peut-être 400 000 hommes dont 100 000 prisonniers, à un prix certes très élevé pour son adversaire. Le front se déplace ensuite en Pologne, où Allemands, Austro-Hongrois et Russes lancent une série d'offensives et de contre-offensives, avant que les lignes ne se stabilisent et évoluent en un système de tranchées comme à l'ouest. L'armée austro-hongroise est saignée à blanc (le corps des officiers a totalement fondu dans les campagnes d'ouverture de 1914) ; l'armée russe doit également souffler pour continuer sa mobilisation des effectifs et du matériel. Dans les premiers mois de 1915, les combats se déplacent sur le front nord-ouest ; les Allemands utilisent pour les gaz de combat pour la première fois en Pologne. Dans les Carpathes, les Austro-Hongrois s'épuisent en offensives coûteuses dans des conditions climatiques épouvantables, ne pouvant empêcher la chute de Przemysl, perdant 130 000 hommes et 1 000 canons. Mais les Russes ne peuvent eux-mêmes capitaliser sur ces succès tactiques. Les Allemands engagent finalement leur réserve stratégique sur le front russe : à Gorlice-Tarnow, leur supériorité en artillerie lourde et la concentration des forces crève leur front russe, qui recule et abandonne 300 000 km². La "grande retraite" aboutit au limogeage du ministre de la Guerre, à celui du chef d'état-major remplacé par Alekseev, tandis que le tsar Nicolas II succède à son oncle à la tête des armées russes. Les forces allemandes et austro-hongroises en profitent, avec l'aide de la Bulgarie, pour régler le compte de la Serbie. Pourtant, malgré ce désastre, la Russie ne succombe pas. Sur le front du Caucase, secondaire, elle écrase l'armée ottomane à Sarikamis, ce qui va précipiter le génocide arménien. Une offensive turque en 1916 ne donne pas plus de résultats. Les Russes considèrent ce front comme secondaire. L'armée russe se transforme, mieux sans doute que les Austro-Hongrois et les Ottomans, mais moins bien que les Allemands. Par ailleurs, la société civile russe change aussi et fait mieux pour l'effort de guerre que le tsar ou son gouvernement. Rien ne l'illustre mieux que le soin aux blessés, mieux organisé par les autorités locales. La grande retraite retourne les Russes contre "l'ennemi intérieur", et les pogroms se banalisent en 1915. Elle aggrave le phénomène de désertion, et éloigne le tsar des affaires politiques, dominées par sa femme et Raspoutine, puisqu'il commande au front. La Russie manque d'hommes au front, manque d'officiers, et le renouvellement du corps modifie profondément le rapport à la troupe. Elle manque aussi d'obus pour son artillerie et de fusils, en 1915. L'effort de guerre pour équiper et armer la troupe entraîne également un problème de distribution des biens de consommation à l'arrière, qui explique la pénurie et donc le mécontentement et finalement la révolution dans les villes, en premier lieu Petrograd. En 1916, malgré les difficultés, l'armée russe repart à l'attaque : si l'offensive en mars sur le lac Naroch se termine en désastre, celle de Broussilov, sans doute le meilleur commandant russe de la guerre, en juin, met hors de combat l'armée austro-hongroise qui ne tient plus que "corsetée" par l'armée allemande. Malheureusement la victoire tactique de Broussilov ne se couple pas d'une vision stratégique, et des milliers de soldats russes tombent en vain. En outre, elle permet à Hindenburg et Ludendorff de s'imposer à l'état-major allemand, ce qui va changer la conduite de la guerre. Elle provoque l'entrée en guerre de la Roumanie aux côtés des alliés : mais l'invasion de la Transylvanie en août 1916 a vite fait de se transformer en déroute devant la contre-attaque allemande et austro-hongroise. La Russie s'est épuisée en vain : en décembre, la Roumanie est hors-jeu. Les premiers cas de mutinerie de masse surviennent avant même la révolution de février lors de certaines offensives au début de 1917. La révolution accélère la désertion. Kerenski, qui a nommé Broussilov chef d'état-major, tente de lancer une offensive de grand style sur le front sud pour consolider le gouvernement et sa tentative de reprise en main de l'armée : c'est l'échec. Les Allemands développent de nouvelles tactiques lors d'offensives en Lettonie, qui seront ensuite appliquées sur le front ouest. Kornilov, le nouveau chef d'état-major, tente de renverser le gouvernement de Kerenski.

Avec la révolution d'octobre, la Russie sort progressivement du conflit. Pourtant le front de l'est retient encore d'importantes troupes allemandes. La Russie bolchévique, sur le plan militaire, hérite des transformations subies pendant la guerre. De la même façon, l'Armée Rouge est façonnée par le corps des officiers ayant traversé les trois années de guerre. Les penseurs soviétiques mettent au coeur de la réflexion l'aspect politique et économique : il s'agit d'éviter une répétition du précédent de 1917. Ce qui explique pour partie la militarisation de la société, de l'Etat et de l'industrie. L'expérience de la Première Guerre mondiale est analysée, disséquée.

Avec ce livre, David Stone fournit ce qui manquait en anglais au moment de la parution du livre, en 2015 : une synthèse sur la dimension militaire du front de l'est pendant la Première Guerre mondiale, écrite par un universitaire compétent, et dotée de sources bibliographiques à jour. En français, le livre d'A. Sumpf (La Grande Guerre oubliée) constitue un pendant, mais qui malheureusement ne s'attarde pas sur la dimension militaire malgré ses qualités. L'ouvrage de Stone permettra à tout à chacun de sortir des lieux communs sur l'armée russe dans la Grande Guerre encore trop souvent repris dans des travaux non-historiens, mais qui se présentent comme tels.

mardi 13 mars 2018

Geneviève et Jean-Claude ANTAKLI, Syrie, une guerre sans nom !, Paris, François-Xavier de Guibert, 2014, 281 p.

J'avais reçu ce livre en service presse il y a plusieurs années (il est paru en 2014). Récemment, je me suis décidé à l'ouvrir, pour le lire. Le quatrième de couverture ne m'inspirait guère, pourtant : il y était question de "partie machiavélique et truquée pour démembrer la Syrie", "instaurer la prééminence du Qatar et de l'Arabie Saoudite", de "médias mainstream qui manipulent l'opinion publique", etc etc.

Les deux auteurs sont biologistes. Avant le conflit, ils avaient été sollicités par l'archevêque grec melkite catholique d'Alep pour doter la ville d'un Institut infirmier "à la française", comme ils le disent. Ils y retournent pour achever l'oeuvre entreprise en mai 2012, quelques mois seulement avant que les rebelles n'investissent les quartiers Est d'Alep et tentent d'encercler les quartiers ouest tenus par le régime syrien. Le ton est donné dès l'avant propos puisque les auteurs soutiennent que la majorité des Syriens, en mars 2011, au moment des premiers troubles à Deraa, croient à la théorie du complot (!), derrière leur gouvernement, leur armée, et leur président.

Dans une première partie, les deux auteurs livrent leur expérience, sur un peu moins de 100 pages. Je ne ferai pas le détail de toutes les allusions, mais le milieu dans lequel les biologistes évolue est celui des zones tenues par le régime syrien, et des personnes qui y résident. Les deux auteurs en adoptent le point de vue, partagé par les religieux qu'il fréquente, par exemple, et dont le couple rapporte fidèlement les propos. On y trouve les arguments habituels : al-Qaïda création des Américains ; le massacre de Hama en 1982 masquerait celui commis par les Frères Musulmans dans les années qui précèdent ; diabolisation de la Turquie ; et surtout le postulat selon lequel le régime de Bachar el-Assad est légitime, représentant la nation syrienne, alors qu'il ne fait que contrôler l'appareil d'Etat, qu'il est le résultat d'une prise de pouvoir arbitraire qui remonte à 1970 par Hafez el-Assad, et qu'il ne représente qu'une infime partie de la population du pays, et certainement pas la majorité. C'est un point de vue en circuit fermé ; on n'y voit pas les bombardements du régime syrien sur les populations civiles des zones tenues par les rebelles, les arrestations, la torture... en revanche on pleure sur les obus tirés sur les quartiers d'Alep tenus par le régime (dont le nombre est sans commune mesure avec le déluge de feu qui tombe sur les zones rebelles) ; on mentionne l'arrestation d'étudiants gagnés aux idées rebelles (mais pour de l'argent...) et on tente de ramener dans le troupeau ces brebis égarées... on note aussi une hostilité très prononcée à l'encontre de l'Etat d'Israël, accusé de tous les maux aux côtés des Américains.

Le reste du livre (environ 200 pages) est une somme compilée de témoignages, lettres et articles repris par les auteurs parce qu'ils servent leurs arguments, qui tournent encore une fois en vase clos. Information manipulée, ingérence étrangère, présence de djihadistes dès les manifestations de Deraa (mars 2011), histoire résumée de la Syrie tout en faveur du régime actuel (Hafez "prend le pouvoir turbulences politiques et l'instabilité chronique des années précédentes"), capture d'agents de la DGSE en Syrie (antienne souvent répétée par le régime, à tel point que la DGSE a dû laisser l'équivalent d'une division se faire prendre dans le pays...), la Syrie "rempart contre le terrorisme", "protectrice des minorités"... tout y passe. Le livre reprend par exemple un article de géopoliticien Alexandre Del Valle, qui se raccroche à la mouvance identitaire ; il a soutenu l'idée d'une manipulation de l'islamisme par les Etats-Unis, avant de prôner l'alliance avec l'extrême-droite israëlienne, tout en insistant sur la "menace" posée par les immigrés qui "colonisent" l'Europe. Del Valle souligne lui aussi la désinformation des médias, sur la mort de journalistes occidentaux très certainement tués par des tirs du régime syrien (qu'il attribue lui aux rebelles), quand ceux-ci ne sont pas, pour un autre intervenant repris dans le livre, ... des agents de la DGSE. La DGSE est présente, aussi, dans le livre : un ancien officier, qui témoigne anonymement, regrette que l'on se soit coupé de cette formidable source de renseignements que constitue le régime syrien -quand on pense aux attentats survenus après la parution du livre, ça ne prête pas à sourire. Une conférence d'Alain Chouet est citée dans le même but. Dans la troisième partie, le massacre de Houla est attribué également aux rebelles syriens -thèse évidemment défendue par le régime syrien. Le livre cite aussi deux articles de G. Malbrunot, dont l'un, en décembre 2012, affirme d'ailleurs qu'Abou Mousab al-Souri aurait été libéré de prison par le régime syrien, alors que Zawahiri confirmait dans un enregistrement d'avril 2014 qu'il était a priori toujours en prison. On retrouve plus loin l'idée selon laquelle le conflit syrien ne serait qu'un conflit pour les gazoducs...

L'épilogue du livre résume bien le propos : janvier 2013, une correspondante des auteurs pleure sur le bombardement des quartiers d'Alep tenus par le régime. Sans commune mesure avec celui des quartiers tenus par les rebelles à la même époque, déjà. Le régime a, lui, l'arme aérienne, sans parler des missiles balistiques qu'il commence à tirer sur les grandes villes, après les barils explosifs lâchés par les hélicoptères... comme souvent, ce type de pamphlet est davantage révélateur des auteurs qu'intéressant par le contenu. Le couple Antakli est interrogé, en 2014, par TV Libertés, média financé par une nébuleuse d'extrême-droite où l'on trouve notamment des identitaires. En 2015, Jean-Claude Antakly intervient sur le site du comité Valmy pour affirmer "qu'il n'est pas Charlie". Les conférences qu'il donnent ensuite sont relayées par Egalité et Réconcilitation, le site soralien ; récemment encore il intervenait sur Radio Courtoisie, que l'on sait proche de l'extrême-droite politique. La mouvance idéologique où le propos évolue est donc claire. On comprend le lien personnel qui unit les auteurs à la Syrie ; toutefois, il faut bien se dire qu'on a entre les mains un ouvrage engagé, militant, pas autre chose.

lundi 12 mars 2018

Jackie NEAU, L'intervention de la France dans le conflit tchadien 1969-1975, Mémoires d'hommes, 2006, 173 p.

Un livre intéressant, car rare témoignage d'un officier français, ancien de la 6ème CPIMa, pendant l'intervention française au Tchad entre 1969 et 1972 notamment (il a combattu sur place en 1970-1971). Le livre est également préfacé par l'ancien rebelle tchadien Goukouni Oueddeï, adversaire malheureux d'Hissène Habré. Il s'agit en fait d'une étude réalisée pour l'Ecole Supérieure de Guerre en 1984, que l'auteur a repris. Toutefois, il a aussi pour ambition de rééquilibrer la parole en faveur des Français, cataloguant comme "orienté" ce qui a précédé, du moins comme partisan (pour avoir lu un ouvrage de Robert Buitenhuijs, je ne pense pas qu'il s'agisse forcément d'un "révolutionnaire convaincu ne cachant pas (...) ses convictions", du moins par sur toute sa carrière ; je comprends davantage les réserves sur certains travaux de journalistes). Il faut dire que J. Neau n'a rien changé à la version de 1984, ce qui explique aussi certaines choses. Son objectif est aussi de montrer que la guerre au Tchad n'avait rien du type révolutionnaire.

La première partie présente le Tchad avant les conflits survenus après l'indépendance. Elle montre bien que le pays est enclavé, divisé, aussi. Dans ce pays très pauvre, la colonisation française n'a pas fait émergé d'élites capables de prendre la tête du pays à l'indépendance. 

Si les populations du nord du pays sont marginalisées, les premières révoltes éclatent pourtant dans le Centre-Est (1962-1965). Les mouvements rebelles qui apparaissent ensuite, dont le Frolinat, ont beaucoup de mal à s'implanter parmi les populations en raison de l'écart entre leur discours, leur programme, et la pratique sur le terrain, sans parler de leur présence. La révolte du nord du pays est déconnectée au départ de ces formations rebelles, alors qu'elle entraîne une première intervention française en 1968. De fait, ces mouvements insurrectionnels, dans le nord et au centre-est, profitent surtout de la faiblesse du gouvernement central et des limites de son outil militaire, décrites par l'officier. L'intervention française n'a pas lieu pour des raisons économiques (ressources à protéger) ou même stratégiques (pas de base capitale dans le pays), mais probablement, selon l'auteur, parce que le général De Gaulle, notamment, souhaite achever son oeuvre de décolonisation et ne pas voir le Tchad s'écrouler. L'intervention militaire française à partir de 1969 se couple d'une mission Mission de Réforme Administrative qui vise à permettre au Tchad de faire face seul. Les succès militaires, le reformatage de l'armée tchadienne, malgré les pertes subies dans l'embuscade de Bedo (12 tués), ne sont pas couplés à une réussite sur le plan de la reconstruction. La rébellion est travaillée par des querelles internes, mais elle est de plus en plus soutenue pour partie par un nouvel acteur, la Libye de Kadhafi, que la France n'arrive pas à contrer. Le président tchadien Tombalbaye défend le "retour à l'authenticité" et se retourne contre la France, s'enfermant dans une logique de plus en plus despotique qui conduit à son assassinat par ses propres militaires en 1975. Les limites de l'action française apparaissent aussi lors de l'affaire Claustre, en parallèle.

Dans la dernière partie, Jackie Neau revient sur les aspects proprement militaires de l'intervention française, notamment sur la période où il était présent. Comme il l'explique bien, cette intervention n'a rien de massive, et les soldats français sont soumis à toute sorte de contraintes (climat, etc). Toutefois l'appui aérien joue un rôle décisif. Les Français remettent en état de nombreux aérodromes ou pistes permettant l'emploi des hélicoptères ou des avions, lesquels assurent missions de combat, opérations psychologiques, évacuations sanitaires... Quelques-uns des succès français les plus nets sont obtenus par des assauts aéromobiles.

Pour qui s'intéresse aux conflits tchadiens, le livre de J. Neau, qui comprend en outre beaucoup d'illustrations et de cartes, constitue donc un aperçu intéressant de la façon dont un militaire français a vécu, et analysé, son engagement au Tchad