dimanche 25 mars 2018

David R. STONE, The Russian Army in the Great War. The Eastern Front 1914-1917, University Press of Kansas, 2015, 359 p.

Un ouvrage que j'avais déjà fiché sur le blog précédent (disparu depuis près d'un an déjà...). David R. Stone, professeur à l'université d'Etat du Kansas, est l'un des spécialistes américains des forces armées soviétiques, auxquelles il a consacré plusieurs ouvrages.

Ici, il s'attaque à un sujet peu traité, même en anglais : la dimension militaire de la participation russe à la Première Guerre mondiale, jusqu'en 1917. Son propos est de replacer l'expérience russe dans son contexte : si le pays a des caractéristiques particulières qui expliquent l'effondrement de 1917, il n'est que le premier à subir ce sort... le vécu sur le front et à l'arrière partage de fait beaucoup moins de différences que de points communs avec celui des autres puissances en guerre. Pour Stone, en revanche, la Russie, contrairement aux autres pays, n'a pas su réorganiser sa société pour l'effort de guerre, intégrer l'Etat et l'entreprise privée dans un effort cohérent. En outre, le contexte importe beaucoup : à l'est, les 18 premiers mois de la guerre connaissent un rythme soutenu. Les Russes essaient d'emporter la décision dès les premiers mois ; à partir de l'automne 1914, ce sont les Allemands qui sont dans ce rôle, avant de retourner leurs efforts à l'ouest en 1916 et de viser l'économie des forces à l'est. La guerre commence alors que la Russie est dans une dynamique de réarmement et de construction de voies de chemins de fer sans précédent. L'erreur commune est de relire la dimension militaire de la contribution russe à la Grande Guerre au prisme de ce qui s'est passé à partir de 1917. Stone l'évite, et présente une synthèse bien étayée, et surtout à jour : elle dépasse ainsi les travaux de Norman Stone et Bruce Lincoln, écrits avant la fin de la guerre froide, et surtout elle apporte le point de vue russe, souvent négligée dans les publications récentes, y compris en anglais, focalisées sur l'aspect militaire.

Le livre est organisé en 12 chapitres : le premier présente les origines du conflit, le deuxième l'armée russe à l'entrée en guerre, et les dix suivants les différentes campagnes ainsi que la société russe en guerre. Le premier chapitre est classique, l'auteur acceptant l'idée que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie sont les moteurs du déclenchement de la guerre, mais se plaçant du point de vue russe aussi pour l'expliquer. Dans le deuxième chapitre, il fait le tableau de l'armée russe à l'entrée en guerre, ce qui permet de briser un certain nombre de préjugés ou d'idées reçues encore propagés dans certains ouvrages français récents. L'armée russe est celle qui compte le plus de cavalerie et surtout le plus d'effectifs en temps de paix, en 1914 (1,4 millions d'hommes). Elle est surtout constituée de paysans, à la fois durs à la tâche mais aussi moins bien éduqués et instruits que leurs homologues européens, ce qui reflète la société sous le régime des tsars. Le système de conscription russe, révisé plusieurs fois à partir de 1874, n'est pas efficace. La Russie parvient moins bien à mobiliser sa population en âge de porter les armes que les autres nations en guerre. En revanche, une fois mobilisé, le conscrit russe est bien nourri et bien équipé. La Russie manque d'artillerie lourde, mais cela ne tranche pas avec d'autres pays, tout comme les tactiques, souvent dépassées. Le corps des officiers russes a été profondément bouleversé par les événements du XXème siècle et par l'arrivée de non-nobles formés dans les écoles militaires, ce qui est important car l'armée russe se repose davantage sur ses officiers que sur les sous-officiers, faute de classes moyennes suffisantes pour en fournir. La structure de commandement russe est compliquée par la présence du tsar, chef des armées, d'un ministre de la Guerre et du chef d'état-major, aux efforts souvent désordonnés. Les plans de guerre russe, relativement passifs et défensifs au départ, se font plus offensifs une fois passé le traumatisme du conflit contre le Japon et surtout avec un décollage économique. En 1912, les plans prévoient pour la première fois une offensive, alternativement, contre l'Allemagne ou l'Autriche-Hongrie. L'armée allemande se distingue de l'armée russe par sa plus grande flexibilité, son organisation et son entraînement, ce qui entraîne une bonne capacité d'adaptation ; l'armée austro-hongroise au contraire est sur plusieurs points inférieure à l'armée russe.

Les campagnes de 1914 ont un tempo plus rapide, comme à l'ouest. La défaite russe à Tannenberg, en août 1914, est montée en épingle par Ludendorff et Hindenburg, qui commencent à bâtir leur légende sur ce succès. En réalité, la performance allemande n'a pas été exemplaire sur toute la campagne, particulièrement au début. Et la destruction de la 2ème armée russe de Samsonov ne met pas fin à la guerre. En Galicie, l'armée russe bouscule l'armée austro-hongroise, qui perd peut-être 400 000 hommes dont 100 000 prisonniers, à un prix certes très élevé pour son adversaire. Le front se déplace ensuite en Pologne, où Allemands, Austro-Hongrois et Russes lancent une série d'offensives et de contre-offensives, avant que les lignes ne se stabilisent et évoluent en un système de tranchées comme à l'ouest. L'armée austro-hongroise est saignée à blanc (le corps des officiers a totalement fondu dans les campagnes d'ouverture de 1914) ; l'armée russe doit également souffler pour continuer sa mobilisation des effectifs et du matériel. Dans les premiers mois de 1915, les combats se déplacent sur le front nord-ouest ; les Allemands utilisent pour les gaz de combat pour la première fois en Pologne. Dans les Carpathes, les Austro-Hongrois s'épuisent en offensives coûteuses dans des conditions climatiques épouvantables, ne pouvant empêcher la chute de Przemysl, perdant 130 000 hommes et 1 000 canons. Mais les Russes ne peuvent eux-mêmes capitaliser sur ces succès tactiques. Les Allemands engagent finalement leur réserve stratégique sur le front russe : à Gorlice-Tarnow, leur supériorité en artillerie lourde et la concentration des forces crève leur front russe, qui recule et abandonne 300 000 km². La "grande retraite" aboutit au limogeage du ministre de la Guerre, à celui du chef d'état-major remplacé par Alekseev, tandis que le tsar Nicolas II succède à son oncle à la tête des armées russes. Les forces allemandes et austro-hongroises en profitent, avec l'aide de la Bulgarie, pour régler le compte de la Serbie. Pourtant, malgré ce désastre, la Russie ne succombe pas. Sur le front du Caucase, secondaire, elle écrase l'armée ottomane à Sarikamis, ce qui va précipiter le génocide arménien. Une offensive turque en 1916 ne donne pas plus de résultats. Les Russes considèrent ce front comme secondaire. L'armée russe se transforme, mieux sans doute que les Austro-Hongrois et les Ottomans, mais moins bien que les Allemands. Par ailleurs, la société civile russe change aussi et fait mieux pour l'effort de guerre que le tsar ou son gouvernement. Rien ne l'illustre mieux que le soin aux blessés, mieux organisé par les autorités locales. La grande retraite retourne les Russes contre "l'ennemi intérieur", et les pogroms se banalisent en 1915. Elle aggrave le phénomène de désertion, et éloigne le tsar des affaires politiques, dominées par sa femme et Raspoutine, puisqu'il commande au front. La Russie manque d'hommes au front, manque d'officiers, et le renouvellement du corps modifie profondément le rapport à la troupe. Elle manque aussi d'obus pour son artillerie et de fusils, en 1915. L'effort de guerre pour équiper et armer la troupe entraîne également un problème de distribution des biens de consommation à l'arrière, qui explique la pénurie et donc le mécontentement et finalement la révolution dans les villes, en premier lieu Petrograd. En 1916, malgré les difficultés, l'armée russe repart à l'attaque : si l'offensive en mars sur le lac Naroch se termine en désastre, celle de Broussilov, sans doute le meilleur commandant russe de la guerre, en juin, met hors de combat l'armée austro-hongroise qui ne tient plus que "corsetée" par l'armée allemande. Malheureusement la victoire tactique de Broussilov ne se couple pas d'une vision stratégique, et des milliers de soldats russes tombent en vain. En outre, elle permet à Hindenburg et Ludendorff de s'imposer à l'état-major allemand, ce qui va changer la conduite de la guerre. Elle provoque l'entrée en guerre de la Roumanie aux côtés des alliés : mais l'invasion de la Transylvanie en août 1916 a vite fait de se transformer en déroute devant la contre-attaque allemande et austro-hongroise. La Russie s'est épuisée en vain : en décembre, la Roumanie est hors-jeu. Les premiers cas de mutinerie de masse surviennent avant même la révolution de février lors de certaines offensives au début de 1917. La révolution accélère la désertion. Kerenski, qui a nommé Broussilov chef d'état-major, tente de lancer une offensive de grand style sur le front sud pour consolider le gouvernement et sa tentative de reprise en main de l'armée : c'est l'échec. Les Allemands développent de nouvelles tactiques lors d'offensives en Lettonie, qui seront ensuite appliquées sur le front ouest. Kornilov, le nouveau chef d'état-major, tente de renverser le gouvernement de Kerenski.

Avec la révolution d'octobre, la Russie sort progressivement du conflit. Pourtant le front de l'est retient encore d'importantes troupes allemandes. La Russie bolchévique, sur le plan militaire, hérite des transformations subies pendant la guerre. De la même façon, l'Armée Rouge est façonnée par le corps des officiers ayant traversé les trois années de guerre. Les penseurs soviétiques mettent au coeur de la réflexion l'aspect politique et économique : il s'agit d'éviter une répétition du précédent de 1917. Ce qui explique pour partie la militarisation de la société, de l'Etat et de l'industrie. L'expérience de la Première Guerre mondiale est analysée, disséquée.

Avec ce livre, David Stone fournit ce qui manquait en anglais au moment de la parution du livre, en 2015 : une synthèse sur la dimension militaire du front de l'est pendant la Première Guerre mondiale, écrite par un universitaire compétent, et dotée de sources bibliographiques à jour. En français, le livre d'A. Sumpf (La Grande Guerre oubliée) constitue un pendant, mais qui malheureusement ne s'attarde pas sur la dimension militaire malgré ses qualités. L'ouvrage de Stone permettra à tout à chacun de sortir des lieux communs sur l'armée russe dans la Grande Guerre encore trop souvent repris dans des travaux non-historiens, mais qui se présentent comme tels.

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