mercredi 26 août 2020

Thomas DANDOIS et François-Xavier TREGAN, Daesh, paroles de déserteurs, Paris, Gallimard, 2018, 180 p.


Ce livre est le résultat d'un travail de François-Xavier Trégant, doctorant chercheur en Syrie dans les années 1990, reporter correspondant au Yémen dans les années 2000, et Thomas Dandois, reporter et réalisateur de documentaire. D'après le préambule des éditions Gallimard, ils ont noué contact avec des membres d'une cellule d'exfiltration de déserteurs de l'Etat islamique et ont pu interroger ces déserteurs entre l'automne 2015 et l'été 2017, de la Turquie à l'Europe. Cela leur a permis de réaliser plusieurs documentaires, notamment pour Arte, mais ils ont choisi publier ce livre, considérant que le format télévisuel restait insuffisant pour tout retranscrire - on les comprend.
 
Le préambule des auteurs revient sur un des déserteurs, Abou Maria, qui n'est pas à proprement parler un "repenti", mais plutôt un "déçu" de l'Etat islamique. Méfiant, il se livre petit à petit, mais montre aussi aux deux journalistes des images d'une nièce posant à côté d'un corps, à Raqqa... les déserteurs interrogés par le duo ont tous vécu en Syrie, surtout à Raqqa et dans la province de Deir Ezzor - comme souvent, il nous manque le volet irakien, que nous connaissons bien moins par ce genre de sources. Ils sont tous syriens, sauf un Jordanien. Les auteurs ont découpé leur livre en 2 parties : la première traite de leurs pérégrinations, la seconde expose les témoignages eux-mêmes. Ils ont voulu documenter l'Etat islamique de l'intérieur, sans porter de jugement. Ils reconnaissent toutefois qu'être un déserteur de l'EI ne signifie pas forcément être un repenti, comme ils ont pu le constater.
 
Dans la première partie, on comprend que les contacts des deux journalistes dans une cellule d'exfiltration des déserteurs de l'EI sont des membres de Thuwwar Raqqa, autrement dit Liwa Thuwar al-Raqqa, devenue plus tard Jabhat Thuwar al-Raqqa. C'est là qu'on voit le défaut principal, peut-être, de cet ouvrage : tout à leur travail de documentation sur l'EI via des témoignages de déserteurs, les deux auteurs n'ont pas forcément cherché à recouper, à vérifier, à croiser les informations qu'on leur donnait. Le portrait qu'Abou Shouja, leur contact de Thuwar Raqqa, leur fait de sa faction est un peu plus compliqué que celui-ci ne veut bien l'admettre. J'avais moi-même eu l'occasion de dresser le portrait de ce groupe à l'automne 2017 pour France-Soir. Né à l'automne 2012, Liwa Thuwar Raqqa se rattache bien à l'Armée Syrienne Libre. Toutefois, après la chute de Raqqa et la proclamation de l'Etat islamique en Irak et au Levant en avril 2013, Liwa Thuwar Raqqa, qui n'est pas en position de force, est obligée de collaborer ponctuellement avec l'EIIL, le front al-Nosra et la formation salafiste Ahrar al-Cham dans certaines opérations. A l'automne, il se rapproche du front al-Nosra qui s'oppose de plus en plus à l'EIIL à Raqqa. Mais en janvier 2014, quand le combat armé éclate contre l'EIIL, Liwa Thuwar Raqqa se désolidarise d'al-Nosra qui tente d'abord la négociation avec l'adversaire djihadiste. Le groupe combat l'EIIL jusqu'à l'épuisement de ses capacités, puis il se replie au nord de la province de Raqqa et à l'est de la province d'Alep. Sans assistance des autres rebelles syriens, il finit par se rallier aux Kurdes de l'YPG, et accueille déjà à ce moment-là des défecteurs de l'EI. En porte-à-faux avec l'YPG, Liwa Thuwar Raqqa, devenue Jabhat Thuwar Raqqa, intègre les Forces Démocratiques Syriennes au début de 2016, non sans conflit. La formation continue d'exfiltrer des déserteurs de l'EI, mais son bureau politique est très hostile au projet kurde pour le nord-est syrien, ce qui explique la marginalisation de la faction au sein des FDS et ses conflits répétés avec les Kurdes. La cellule d'exfiltration et basée à Sanliurfa, base arrière de Jabhat Thuwar Raqqa en Turquie, mais aussi lieu de transit de nombreux combattants venus de Syrie, dont des djihadistes - et l'EI lui-même y a des cellules, à l'époque. Un travail complexe et non sans risques : plusieurs membres du groupe ont été capturés par l'EI et exécutés. La cellule a selon ses dires exfiltré 6 ou 7 Français, dont une femme rentrée sur le territoire national sans que les autorités ne le sachent.  Leur travail s'est professionnalisé au fil du temps, tout comme la riposte de l'EI, qui a verrouillé de plus en plus l'information. Le but de la cellule est aussi de contrer la propagande de l'EI, à l'époque omniprésente et particulièrement rôdée, par les témoignages des déserteurs. Les membres collectent toutes les informations possibles sur l'EI, jusqu'aux noms des "coordinateurs" qui assurent le contact avec l'EI en Syrie ou dans des pays étrangers. Sur le téléphone portable, ils trouvent, par exemple, cette vidéo montrant des djihadistes jetant des corps dans le Houtah, ce gouffre près de Raqqa dont on a beaucoup parlé récemment en raison de cette fosse commune. Dans celui d'un combattant français qui expliquait vouloir rentrer, d'autres vidéos montraient des cours pour la fabrication de bombes, l'entraînement pour une attaque au VBIED. La cellule ne l'a finalement pas aidé ; il avait des papiers français en règle et un passeport valide, il affirmait qu'en France personne n'était au courant de son départ. Il aurait été arrêté par la Turquie et, à l'époque, était en détention dans ce pays.
 
Dans la deuxième partie, le premier témoignage est celui d'Abou Ali, le seul étranger -Jordanien- de l'échantillon. Il est entré par la Turquie, après avoir été séduit par les vidéos de propagande de l'EI -les deux auteurs affirment qu'il a rejoint l'EI "pour des raisons humanitaires, comme beaucoup d'autres avant lui" ; discours éculé des djihadistes malheureusement, qui résiste en général assez mal à l'analyse, au recoupement, etc, qui manque encore une fois crullement ici. Ce qu'il dit sur son entrée en Syrie et son entraînement (dans la province de Homs) semble assez cohérent. Il est envoyé en Irak, à Mossoul puis à Falloujah, où il sert comme ambulancier sur le champ de bataille, ce qu'il est impossible de confirmer, dans le livre. Déjà frappé par la vidéo de l'exécution du pilote jordanien al-Kasasbeh qu'on leur a diffusé à l'entraînement, il l'est encore plus sur le terrain quand il constate que l'EI abandonne ses blessés, et quand il voit les abus commis, notamment sur les esclaves sexuelles. Il demande à revenir en Syrie. Questionné à Raqqa, il est finalement envoyé à Manbij, plus proche de la frontière turque. Il considère l'EI comme un véritable Etat, sauf sur le plan économique, mais sépare les combattants des membres de l'amniyat, corrompus et lâches selon lui.
 
Le deuxième témoignage est celui d'Abou Oussam, un Syrien de Raqqa. Il s'est engagé dans l'EI peu de temps après que le groupe est pris la ville, au début de 2014 - et non 2013, comme le dit le témoignage, là encore le recoupement et les vérifications manquent... Ce qu'il dit sur l'entraînement est cohérent. Il a combattu sur le front de Ras-al-Ayn contre les Kurdes, puis est revenu à Raqqa avant d'aller à Deir Ezzor puis Mayadin. Il insiste sur le fait que l'EI recrute de bonne heure des adolescents, utilisés comme chair à canon. A Mayadin, il voit des hommes arrêtés pour des broutilles qui sont envoyés creuser des tranchées autour de la ligne de front de l'aéroport de Deir Ezzor, un des endroits les plus meurtriers de la ligne de front. Le massacre des Shaytat (et non bataille de Shaytat, comme cela est incorrectement retranscrit), tribu rétive à l'autorité de l'EI dans la province de Deir Ezzor, l'a secoué, de même que le traitement des femmes vendues comme esclaves sexuelles au champ pétrolifère d'al-Omar, où se trouve aujourd'hui une des principales bases américaines en zone FDS.
 
Abou Hozeifa, comme le précédent, a rejoint l'EI car il était déçu par ce qu'il avait vu de l'ASL et du front al-Nosra, corrompus selon lui. Il s'est engagé en 2013. Après avoir combattu les Kurdes et les rebelles syriens, il devient émir de checkpoint. Il est chargé d'arrêter les déserteurs ou les personnes recherchées. Il tombe des nues quand il assiste à l'exécution d'un Saoudien, Abou Mohammad al-Jazraoui, qui avait participé selon lui aux batailles de la base de la division 17, de la base de la brigade 93, de l'aéroport de Tabqa et contre les Kurdes, et qui est pourtant assassiné par l'amniyat. De la même façon, l'exécution de 3  soldats du régime prisonnier,s égorgés à Soulouk, l'a, selon ses dires, horrifié. Toutefois, ce qui l'a poussé à partir, c'est l'intention que le groupe avait de marier sa soeur à un combattant tunisien...
 
Abou Maria, le plus rétif des déserteurs, a rejoint l'EI le 15 juillet 2013, au moment où l'EIIL apparaît et "avale" les combattants d'al-Nosra, dont il faisait d'ailleurs partie. Après son entraînement, il est soldat à Shaddadi, puis revient à Raqqa comme émir local puis responsable des cuisines. Il a connu un Français, Abou Bakr, chrétien converti à l'islam, tué au combat contre les rebelles sur la ligne de front de la province d'Alep. Il a perdu ses illusions en voyant l'injustice de certains responsables, en particulier. Il dit être lui-même descendu en rappel dans le gouffre du Houtah pour chercher un corps, afin de confondre l'instigateur de l'assassinat, ce qui a eu lieu... éléments qui ne sont pas recoupés dans le livre, encore une fois. Difficile d'accorder complètement crédit à ces témoignages non vérifiés.
 
Kaswara, 16 ans, a fait partie de l'amniyat. Il a menti sur son âge pour passer par un camp d'entraînement d'adultes et non par ceux des enfants, plus contraignants. Il est d'abord "nettoyeur" en Irak : autrement dit, il passe derrière les combattants une fois un territoire conquis pour éliminer les opposants restants et faire appliquer la loi de l'EI. Puis il devient espion dans le territoire de l'EI : il exécute des gens par égorgement, il dénonce les contrevenants. Il commence à doute quand il est arrêté, à tort, torturé, avant d'être relâché. Surtout, un de ses amis accusé d'homosexualité est jeté du haut d'un silo sur ordre d'un émir algérien, qui finit par le violer. Il passe alors en Turquie, puis en Grèce, où il affirme que l'EI continue de le menacer à distance et d'avoir des cellules sur place.
 
Abou Fourat, un enseignant de Deir Ezzor, a essayé de protéger ses élèves de l'EI. Le groupe cherche en effet à récupérer les garçons pour en faire des combattants, et les filles pour les mariages forcés. Il explique que même si le groupe n'a pas suscité l'adhésion au départ, les conditions matérielles ont poussé beaucoup de personnes, en particulier non éduquées, à rejoindre le groupe, sans parler des anciens voyous. L'EI a provoqué les conditions facilitant le recrutement, mais Abou Fourat incrimine aussi le régime syrien, qui a relâché les djihadistes de Sednaya.
 
Moussa et Youcef sont deux jeunes enfants qui racontent comme l'EI les a recrutés et endoctrinés à Deir Ezzor. Moussa finit par atterrir dans un camp d'entraînement pour enfants, à Tabqa. Il finit par s'en échapper. Mais les deux frères restent marqués par les scènes qu'ils ont vus, comme les exécutions. Leur oncle, Souhab Dehri, qui a tout fait pour les sortir de cet enfer, explique que le plus grand des deux est encore fragile. D'après lui, la victoire posthume de l'EI tient dans ce formatage des enfants qui constitue une nouvelle génération de combattants endoctrinés.
 
Abou Ahmad n'est pas véritablement un "combattant forcé" comme cela est indiqué dans le titre du témoignage : membre du front al-Nosra, il a dû rallier l'EI quand celui-ci l'a emporté. Il a ensuite combattu sur le front de Kobané, où il a vu beaucoup d'enfants-soldats. Il évoque la fameuse unité "armée du califat", peut-être Jaysh al-Khilafah (il aurait été intéressant de creuser ce point), un groupe spécial constitué d'hommes jeunes, de 15 à 20 ans, en bonne condition, célibataires, et qui sont envoyés en première ligne. Il décrit l'entraînement des enfants, qui semble cohérent avec ce que l'on sait. Il explique aussi que les enfants sont souvent volontaires quand il y a besoin de candidats aux attaques suicides si la situation l'exige - en temps normal, les volontaires s'inscrivent sur une liste et peuvent attendre longtemps avant d'être sollicités. Il dit aussi que les enfants sont volontaires, et se prêtent malheureusement souvent aux exécutions, pour faire leurs preuves.
 
Mohammad, Abou al-Abbas, s'est engagé dans l'EI car il était en conflit avec des rebelles syriens. Après l'entraînement, il est devenu chanteur car remarqué par un recruteur du média Ajnad, Abou abd al-Rahman. D'après lui, l'EI choisit souvent de jeunes gens pour chanter les anasheeds. Un jour, il gagne un concours où est venu d'Irak Abou Muhammad al-Baghdadi : le prix, un pistolet 9 mm et 2 grenades... il a fini par fuir en Turquie, ce à quoi il songeait dès le camp d'entraînement. La chanson qu'il chante à la fin de son témoignage est le nasheed de l'EI Qariban Qariban, un des nasheeds célèbres du groupe, que ce dernier a encore utilisé dans une vidéo longue pour le secteur Kirkouk en Irak en mars dernier.
 
Le dernier témoignage est celui de Rayan, activiste média, qui a quitté Deir Ezzor en juillet 2014. Issu d'une famille pauvre, il a pour voisin des musulmans très conservateurs, qui basculent dans le djihadisme : certains partent combattre en Irak avec Zarqawi. Par leur intermédiaire, il lit Ibn Tamiyyah, Sayyid Qutb, et manque lui aussi de partir en Irak. Puis, il va à l'université à Damas, où ses rencontres, ses lectures, ses échanges finissent par l'éloigner de cette dimension religieuse. Revenu chez lui après la révolution, il cherche à s'engager dans l'ASL, sans succès. Il se tourne alors vers le front al-Nosra, dont il ne perçoit pas au départ la dimension djihadiste, avant qu'on lui demande de prêter la ba'yah : à ce moment-là, il s'enfuit. 2 de ses frères s'engagent par contre avec al-Nosra. Quand l'EI l'emporte, ils fuient avec al-Nosra vers la province de Deraa. Lui-même est convoqué par le responsable média de la wilayat al-Khayr de l'EI (qui correspond à la province de Deir Ezzor) qui lui enjoint de rejoindre l'organisation. Il prend alors la fuite vers la Turquie. Il décrit comment l'EI embrigade les plus jeunes, avec ses "tentes missionnaires" (tentes de dawaa) et les "points médiatiques" où sont diffusées les vidéos de propagande. L'EI a retiré toutes les télévisions des lieux d'habitation et supprimé tous les moyens d'information extérieurs, pour faciliter son contrôle et son recrutement, en particulier chez les plus jeunes.
 
On ne peut qu'être d'accord avec la conclusion deux auteurs : l'EI a préparé sa survie en formant cette nouvelle génération d'enfants, qui va prendre le relais. A l'époque déjà, la cellule de Thuwar Raqqa, qui disposait d'importants renseignements sur les combattants étrangers, se heurtait au dédain des Occidentaux, qui préférait laisser les djihadistes nationaux sur place plutôt que de les rapatrier. Les moyens mis en oeuvre pour s'occuper de ceux qui sont revenus apparaissent bien dérisoires. On mesure d'autant mieux l'enjeu critique, aujourd'hui, du rapatriement des djihadistes, hommes et femmes, et des enfants, qui pourraient constituer la prochaine génération de terroristes djihadistes. L'intention des deux auteurs était de présenter l'EI de l'intérieur, sans jugement. Le résultat n'est pas inintéressant, mais trop partiel : un travail de fond, recoupant les témoignages, vérifiant les informations -par exemple celles sur les Français, mais aussi d'autres éléments que j'ai moi-même recoupé ainsi que j'ai essayé de le montrer ci-dessus-, bref, allant plus au fond des choses, aurait sans doute permis d'avoir quelque chose de plus complet, et aussi de plus exact.



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