Boris Laurent, qui a dirigé le défunt magazine Axe et Alliés, et qui a commenté les carnets de Paulus et de Patton (livres que je n'ai pas lus), propose dans la collection Campagnes et Stratégies des éditions Economica cet ouvrage consacré aux opérations germano-soviétiques dans le Caucase, en 1942 et 1943. Sont-elles pourtant si méconnues que l'affirme l'auteur dans son avant-propos ? En réalité, les travaux étrangers (en particulier anglo-saxons) donnent déjà un bon aperçu sur la campagne (avec David Glantz et sa trilogie sur Stalingrad au premier chef) et même en français, le compilateur habile qu'est Jean Lopez en parle assez longuement dans son propre ouvrage consacré à Stalingrad (rappelons d'ailleurs que Jean Lopez est... co-directeur de la collection Campagnes et Stratégies désormais). Dès lors, on ne sera pas surpris de retrouver les mêmes thèmes : l'enjeu du pétrole, la pression exercée par l'Allemagne sur la Turquie pour la faire rentrer dans la guerre et couper le corridor persan du Prêt-Bail, l'URSS au bord du gouffre économiquement parlant en 1942, etc. Boris Laurent tente de se démarquer en annonçant vouloir présenter les forces en présence et leur spécificité, ainsi que le rôle des alliés de l'Allemagne, pays satellites ou peuplades du Caucase. Côté soviétique, il se propose de décrire trois phases successives : le repli et la résistance, la réorganisation des forces et la reconquête. Il insiste sur l'importance de la bataille aérienne du Kouban (évoquée assez rapidement par contre dans le livre de Jean Lopez sur Koursk, y compris dans la réédition de 2011) et sur l'inversion de comportement des deux dictateurs à l'égard de leurs généraux (qui est cette fois assez développée par Jean Lopez dans ses propres travaux). L'idée maîtresse du livre est que les nazis avaient une chance, à ce moment-là, de priver l'Armée Rouge de pétrole et donc d'empêcher sa réorganisation mécanisée en 1943, chance qu'ils ont laissée passer. Cependant, Boris Laurent ne répond pas forcément à toutes les attentes définies au départ (il va par exemple surtout parler d'Hitler, et beaucoup moins de Staline).
Dès la première partie, sur l'avancée allemande dans le Caucase, en juillet-octobre 1942, on retrouve des éléments similaires au Stalingrad de Jean Lopez (même tableau sur la contribution de la Roumanie à l'économie pétrolière allemande, p.23 ; la carte sur la question du pétrole est à la p.26 dans les deux livres...). Quand on regarde les notes présentes dans le premier chapitre, il est patent que l'auteur fait appel à un nombre de sources (secondaires) limitées : des articles spécialisés (celui de J. Hayward, qui revient souvent), des mémoires soviétiques (surtout celles de Grechko), des ouvrages écrits par des vétérans allemands pour l'armée américaine après 1945, et quelques ouvrages, surtout anglo-saxons, plus récents, comme ceux de David Glantz. A l'inverse de Jean Lopez, en revanche, et rejoignant sur ce point Nicolas Bernard dans sa somme sur le conflit germano-soviétique, Boris Laurent insiste sur l'impact catastrophique selon lui de la directive n°45 du 23 juillet 1942, dans laquelle Hitler écartèle l'effort entre le Caucase d'un côté et ce qui va devenir la bataille de Stalingrad de l'autre. On retrouve en revanche des considérations similaires sur l'économie soviétique et la situation périlleuse de 1942 (le tableau p.40, par exemple, est lui aussi issu du Stalingrad de Jean Lopez). La présentation de l'armée allemande engagée dans le Caucase se concentre surtout sur les généraux (avec des descriptions parfois assez lisses : celle de Hoth, par exemple, p.52, écarte la dimension nazie du personnage) et les unités (là encore, la présentation de la division Wiking est assez rapide ; on remarque la mention en notes d'un article d'Axe et Alliés, qui n'est à mon avis pas très sa place ici...). La description des forces soviétiques est plus rapide et quasiment non sourcée. Le récit des opérations, bien qu'illustré par quelques cartes générales, manque cependant de cartes ou de schémas tactiques et sub-tactiques pour suivre les mouvements des protagonistes : on perd assez vite le fil. L'un des chapitres les plus intéressants est peut-être celui consacré à l'opération Chamil, l'utilisation de Caucasiens par la Wehrmacht au sein du Sonderverband Bergmann pour s'emparer des puits de Grozny. C'est l'occasion de rappeler l'historique de la présence allemande dans le Caucase et les manoeuvres nazies pendant l'offensive (même si l'auteur aurait pu se dispenser là encore de citer le dossier du Guerres et Histoire n°2, p.101). Hitler n'a pas voulu raser les puits de Grozny et de Bakou quand il en avait l'occasion, pensant que l'offensive dans le Caucase reprendrait : quand il acte de son échec, il est trop tard. La présentation des Gebirgsjäger (p.121-127), là encore, omet leur implication dans de nombreux crimes de guerre (comme ceux commis par la 1. Gebirgs Division une fois celle-ci transférée en Grèce en 1943, comme le souligne l'historien Mark Mazower dans son ouvrage sur l'occupation de la Grèce). Hitler et ses généraux ont surestimé les capacités de l'armée allemande, notamment sur le plan logistique, et ont gravement sous-estimé la réorganisation des forces en cours chez l'adversaire soviétique.
L'échec survient dans le Caucase entre septembre (alors que la première partie allait jusqu'à octobre ?) 1942 et janvier 1943, moment où Hitler s'immisce de plus en plus dans la conduite des opérations, limogeant List, heurtant de plein fouet Jodl. Le récit des opérations, à nouveau, manque terriblement de cartes pour suivre la progression des deux camps. Au moment d'évoquer le plan des quatre planètes , Boris Laurent emprunte encore largement le tableau de l'art opératif soviétique (qui n'est d'ailleurs pas exempt de reproches) au Berlin de Jean Lopez (cité en notes). La description de l'échec de l'opération Mars semble également tirée du dossier du n°11 de Guerres et Histoire, qui cette fois n'est pas cité. L'ouvrage ressemble donc parfois à une compilation de compilation (cette dernière étant constituée par le travail de Jean Lopez).
Dans la dernière partie (décembre 1942 alors que la seconde se terminait en janvier 1943, jusqu'en octobre 1943), Boris Laurent insiste sur le tournant que représente le printemps 1943 dans l'ensemble de la guerre. La 17ème armée allemande se maintient dans la péninsule de Taman pour empêcher les Soviétiques de bénéficier pleinement de l'accès à la mer Noire, tout en conservant des forces prêtes à bondir en cas de succès de l'offensive d'été prévue autour du saillant de Koursk. La retraite allemande vers le Kouban et les attaques soviétiques dont décrites en détail, mais là encore sans beaucoup de cartes, ce qui entrave la compréhension de toutes les manoeuvres. La description de la campagne du Kouban en 1943 est pourtant intéressante, car relativement méconnue il est vrai. Néanmoins, on observe que la partie consacrée à la montée en puissance des VVS n'est qu'une reprise du chapitre correspondant du livre de von Hardesty réédité en 2012 : cité une fois p.276, il fournit la matière à quasiment 10 pages, et l'auteur y pioche aussi une bonne partie des dix pages suivantes. La vision de la bataille de Koursk (p.295) ne colle pas tout à fait aux dernières avancées historiographiques, s'arrêtant à la simple révision du mythe de Prokhorovka mais sans les nuances apportées plus tard par d'autres historiens (dont certains d'ailleurs étaient partie prenant du courant que l'on pourrait qualifier de révisionniste ).
Le Caucase est libéré en octobre 1943. L'échec allemand, politique et militaire, est conséquent. Les Soviétiques ont retrouvé une puissance militaire certaine, tandis que Beria conduit la déportation des peuples caucasiens accusés d'avoir collaboré avec l'ennemi. Pour Boris Laurent, l'échec allemand est dû avant tout à la démesure hitlérienne : le Führer se fixe un objectif censé au regard de l'impact en cas de réussite, mais qui ne correspond pas à ses moyens, encore plus après la directive n°45 : le plan Blau est en échec dès septembre-octobre 1942, avant même les combats les plus féroces dans Stalingrad. Comme ailleurs, Hitler refuse de se servir des peuples caucasiens contre le pouvoir soviétique. Les services de renseignement allemand ont grossièrement sous-estimé l'ennemi, qui se réorganise de manière efficace. Hitler est persuadé que la défaite de l'URSS va hâter le débarquement des Anglo-saxons à l'ouest, d'où le choix d'une attaque pour conquérir le pétrole, nécessaire à une guerre longue.
Pour le connaisseur, le livre n'apporte malheureusement pas grand chose de neuf par rapport au Stalingrad de Jean Lopez, paru dans la même collection (!) et qui est déjà une certaine forme de compilation, en particulier des ouvrages anglo-saxons. Boris Laurent, lui, compile beaucoup d'éléments issus du Stalingrad, et quand même bien la bibliographie est un peu plus étoffée, il n'utilise en réalité qu'une dizaine d'ouvrages ou articles le plus souvent, ceux qui apparaissent le plus souvent en notes : Blau, Eichholtz, Glantz, Grechko, Hayward (pour un article), Tieke, Ziemke, Harrison. Sur le Caucase, on note d'ailleurs l'absence d'au moins un ouvrage récent consacré au même sujet en français, celui d'Hoesli (que pour ma part je n'ai pas encore lu). La présentation des chefs et des forces allemandes laisse parfois songeur, de par l'absence de mention des liens étroits parfois entretenus avec le nazisme et ses pratiques pendant le conflit. De manière générale d'ailleurs, le récit est plus germanocentré : les notes et les sources sont plus rares (à part les mémoires de Grechko et les travaux de D. Glantz, dont viennent aussi une bonne partie des annexes fournis) sur le côté soviétique des opérations. Le livre est-il indispensable ou même nécessaire ? Assurément non pour ceux qui ont déjà lu un peu sur le sujet, en particulier les sources principales de l'auteur, les livres de Jean Lopez (en particulier le Stalingrad) et les travaux anglo-saxons et autres les plus utilisés (Glantz, les vétérans allemands, etc). Pour ceux qui découvrent le sujet, il peut constituer une bonne entame, à compléter cependant par d'autres lectures.
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