Voici un roman graphique inspiré d'un témoignage recueilli par S. Alava, coauteur dudit roman. Témoignage d'une femme, qui complète un autre volume qui lui traite du pendant masculin.
Citra, jeune fille que l'on devine de Seine-Saint-Denis, est en quête d'identité. Elle n'a pas connu son père musulman et en fouillant dans les affaires de sa mère, elle trouve un hijab qu'elle n'arrive pas à mettre correctement. Sa mère, qui est très hostile à son interrogation sur la religion, la frappe quand elle lui pose des questions sur son père. Croyant à tort être environnée de camarades de classe ayant une religion (elle pense que sa meilleure amie au collège, Emilie, est catholique, alors qu'elle est athée !), Citra, qui a trouvé en refouillant l'apparemment une main de Fatma dans les affaires de sa mère, s'adresse à des camarades ayant une pratique rigoriste, salafiste, de l'islam. Le roman casse ainsi de façon assez juste l'idée reçue selon laquelle la radicalisation se ferait uniquement par Internet : les liens physiques comptent aussi. La camarade de Citra l'emmène chez une coiffeuse de Saint-Denis qui lui apprend à mettre le hijab... et l'engrenage commence. Citra revendique sa conversion à un islam radical sur les réseaux sociaux, bloque tous ses amis qui ne sont pas d'accord, et finit par adopter un nouveau prénom : Chamira. Elle prend la défense de Mohamed Merah dans son collège, quitte les cours pour suivre ceux qui l'ont endoctrinée, se confronte finalement à sa mère à laquelle elle ne se montrait dans la tenue qu'elle porte au quotidien. Chamira commence à recruter d'autres femmes pour la cause, se passionne pour les publications des femmes déjà parties en Syrie sur les réseaux sociaux, envisage à son tour la hijra. Elle passe un mystérieux message quelques jours avant l'attaque au couteau à la Défense. On lui trouve un mari, un djihadiste à Raqqa, Abdullah. Le mariage a lieu en visioconférence, au sein du groupe qui l'a radicalisé. Chamira organise ensuite son départ pour la Syrie, via la Belgique, et une femme qui elle-même ne part pas mais sert de coordinatrice pour la hijra.
La réalité est loin du rêve vendu par la propagande de l'EI. Cachée d'abord à Istanbul, Chamira constate que leur chaperon n'est pas du genre à s'épancher. Le trajet jusqu'en Syrie se fait via un passeur, qui n'hésite pas à monnayer tous les services qu'il peut rendre, tout en payant les garde-frontières turcs pour franchir la frontière. Dans la madafa avant de passer en Syrie, les femmes sont "contrôlées" par des femmes de l'EI probablement affiliées à l'amniyat. Retenue dans une madafa à Tal Abyad, à la frontière, Chamira ne quitte cette localité qu'en raison des bombardements américains en soutien de l'offensive kurde et rejoint Raqqa, où son mari Abdullah s'offusque de sa familiarité. Chamira apprend vite à baisser le regard dans la rue face aux hommes... et à nettoyer l'appartement qu'Abdullah s'est vu attribuer par l'EI, pris à une famille syrienne. Aucun romantisme dans les rapports intimes, Abdullah prend ce qu'il estime lui être dû. Les femmes ne peuvent pas se déplacer sans un chaperon, et l'espionnite fait déjà rage à Raqqa. Malgré tout, Chamira étant enceinte, Abdullah doit consentir à recourir au marché noir pour s'approvisionner. Battue, Chamira doit faire face seule à sa grossesse, Abdullah, parti au front d'Aïn el-Issa, étant tué à l'été 2015. Elle est par ailleurs surveillée par la brigade féminine al-Khansa de la hisba. De retour dans une madafa, on la soumet à une pression terrible pour la forcer à se remarier, ce qui est chose faite avec un autre djihadiste, Zinedine, en novembre 2015. L'accouchement dans l'hôpital de Raqqa se fait dans des conditions d'hygiène épouvantables. Chamira parvient à rester à l'hôpital en prenant la place d'une aide-soignante disparue. Elle retrouve son amie allemande Ida, avec laquelle elle était arrivée à Istanbul, enceinte mais rendue folle par les traitements subis. Pour avoir couru en tenue d'hôpital dans la rue et avoir bousculé une femme de la hisba pendant un bombardement, Ida est décapitée en place publique. Chamira organise son évasion de Raqqa à l'automne 2016, alors que l'offensive des FDS contre Raqqa a commencé. Elle gagne Idlib où elle rencontre des membres de Raqqa is being slaughtered silently. Elle rejoint ensuite l'Europe. C'est via la mère de Chamira que R. Alava parvient à rencontrer la jeune femme en février 2018.
Le roman graphique ne manque pas d'intérêt sur le sujet traité, mais il est aussi limité par certains problèmes. Le premier saute aux yeux dès la première page : le texte reprend tout le vocabulaire utilisé par les personnes radicalisées et propre aux groupes djihadistes, avec un lexique en fin de volume, mais tous les mots n'y sont pas expliqués. Un choix regrettable car le lecteur ne maîtrisant pas les termes doit les chercher ou sinon se sentira vie perdu. Il y a quelques erreurs factuelles dans le roman (plusieurs fois le mois madafa écrit mafada... facilement évitable avec relecture) ; ainsi p.49, alors que Chamira reçoit un appel vidéo d'Abdullah pour discuter du mariage, scène censée se dérouler en décembre 2013, on voit coller dans le mur de sa chambre un poster du magazine Dabiq, dont on reconnaît la couverture du premier numéro. Or celui-ci n'est sorti qu'en juillet 2014... le plus gênant peut-être, c'est le dessin qui assimile parfois des personnages à des monstres, notamment les femmes âgées chaperons en France ou en Syrie dans la madafa, ainsi que certains djihadistes masculins. Cela laisserait à penser que les djihadistes, hommes ou femmes, sont des monstres incompréhensibles alors que la clé passe justement par le postulat inverse : ce sont des personnes avec des objectifs et des idées bien précis.
La partie pédagogique en fin de volume est un peu décevante également. R. Alava a recueilli le témoignage ayant inspiré le roman graphique et en détaille la chronologie, mais sans la recouper véritablement, ce qui aurait été intéressant - ou en tout cas on ne voit pas ce recoupement dans le volume, ce qui est dommage. Le topo historique confirme ce constat : l'auteur ne sait pas, ainsi, que le front al-Nosra était une émanation directe de l'Etat islamique d'Irak d'Abou Bakr al-Baghdadi, ce qui est bien documenté, ce dernier tentant de fusionner les 2 organisations en avril 2013 avec l'Etat islamique en Irak et au Levant (on sait que cela n'a pas fonctionné, et que c'est le début de la fitna entre ce qui deviendra l'EI et al-Qaïda, via al-Nosra). Dans la partie "Histoire du califat", le texte place Falloujah comme "ville syrienne" (!) ; et l'EI n'a jamais tenu la ville de Homs... de la même façon, la "victoire" en 2017 mentionne la chute de Raqqa et le Hezbollah libanais ( alors que Raqqa a été reprise par les FDS), et la reddition du camp de Yarmouk en mai 2018 n'est pas celle des "derniers soldats du califat"... puisqu'ils seront évacués après accord avec le régime dans la province de Suweyda, lanceront un raid sur cette dernière ville, et le régime les combattra jusqu'en novembre 2018 dans le désert volcanique. Par ailleurs les auteurs oublient aussi la poche de Hajin/Baghouz, qui tiendra jusqu'en mars 2019, et l'enclave du Yarmouk dans la province de Deraa, éliminée seulement en juillet 2018. Bref, les connaissances sont plus que lacunaires. De la même façon, prétendre comme cela est marqué p.134 que l'EI est financé par certains Etats comme l'Arabie Saoudite est faux : de fait, la monarchie saoudienne est devenue l'une des principales cibles du groupe, ce qui se vérifie dans les discours audio du nouveau porte-parole ayant succédé à Abou al-Hassan al-Muhajir tué en même temps qu'Abou Bakr al-Baghdadi en octobre 2019.
Bref, le roman est intéressant par la retranscription du témoignage de première main, mais beaucoup moins pour son aspect pédagogique et documentaire. Dommage ! Il me reste à lire le volume "masculin", pour voir si la conclusion est la même...
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