Comment des "hommes ordinaires", ainsi que le suggère le titre du livre, peuvent-ils du jour au lendemain participer à des meurtres de masse au nom d'une idéologie et d'une politique prônées par un Etat, c'est la question à laquelle tente de répondre Christopher Browning dans son ouvrage. Question qui se pose d'ailleurs pour tous les participants au génocide juif de la Seconde guerre mondiale, allemands et autres. Browning est l'élève de Raoul Hilberg, historien sur le tard auteur de la monumentale Destruction des Juifs d'Europe parue en 1985 et traduite en français en 1988. Le livre de Browning, paru en 1992, a lui aussi été rapidement traduit en français.
Pour son ouvrage, Browning a utilisé les archives judiciaires de la République Fédérale d'Allemagne qui a intenté un procès aux policiers de réserve du 101ème bataillon entre 1962 et 1972. Plus précisément, ce sont 210 témoignages dont il s'est servi, soit un peu moins de la moitié de l'effectif du bataillon concerné qui comptait 500 hommes environ. Le 101ème bataillon de police de réserve allemand a participé à l'exécution de 38 000 Juifs par balles au bas mot -selon le macabre décompte scrupuleusement organisé par l'historien- et à la déportation de 45 000 autres dont l'immense majorité a trouvé la mort dans les chambres à gaz du camp d'extermination de Treblinka.
La préface est signée Pierre-Vidal Naquet : elle est intitulée "le premier cercle est le dernier". L'historien helléniste chevronné, décédé en 2006, évoque les oeuvres d'Hilberg, de Claude Lanzmann et de Primo Levi. Il oppose les mémoires héritées de la Shoah au travail d'historien mené par Christopher Browning. Il rappelle également que Browning appartient à la génération d'historiens nés après la Shoah et qu'il a participé à un procès contre un nazi canadien. Il souligne aussi que le livre "Des hommes ordinaires", le troisième de son auteur, se rattache à la tradition italienne de la micro-histoire, ce qui en constitue l'originalité parmi les écrits de cet historien. Pierre Vidal-Naquet estime que l'intérêt principal de l'ouvrage est de mettre en exergue les exécutants de la Solution Finale, à l'échelle la plus fine : on connaît bien les grands noms du nazisme, Himmler, Heydrich, Eichmann pour n'en citer que quelques-uns. Mais qui connaît ceux qui ont fusillé, torturé, gazé les Juifs et les autres déportés ? Ce sont ces "hommes ordinaires", plongés dans la "zone grise" chère à Vidal-Naquet, que Browning tente de comprendre dans son étude.
La préface de Browning lui-même définit son propos. La Solution Finale a été mise en oeuvre de manière spectaculaire en Pologne entre le printemps 1942 et le printemps 1943. Un chiffre : à la mi-mars 1942, 75 à 80 % des victimes de la Shoah étaient encore en vie ; un an plus tard, elles étaient mortes. Si l'offensive allemande de 1942 dans le sud de la Russie a échoué, la mise en oeuvre de l'extermination des Juifs, en revanche, a connu un succès immense. Comment, alors, comprendre que des "hommes ordinaires", sans passé judiciaire, qui n'avaient jamais tué, aient pu exécuter ce projet de meurtre de masse ? Browning précise également comment il a eu accès à ses sources, comment il les a appréhendées, comment il a essayé de se garder des défauts propres à ce genre d'exercice.
Après un chapitre introductif qui présente le point critique pour le 101ème bataillon, l'arrivée dans le village de Josefow le 13 juillet 1942 où va avoir lieu la première tuerie, Browning expose dans un deuxième chapitre l'Ordnungspolizei, la police de maintien de l'ordre à laquelle est rattaché le 101ème bataillon. Cette Orpo est issue d'une police créée sous la République de Weimar : elle a absorbé les anciens vétérans des Freikorps qui ont écrasé l'agitation révolutionnaire après la fin de la Grande Guerre ; largement militarisée, elle est aussi un moyen de contourner les restrictions militaires imposées par le traité de Versailles ; enfin, c'est un outil de formation pour les cadres de la future Wehrmacht nazie. A l'arrivée d'Hitler au pouvoir, Himmler réorganise les forces de police en deux branches. La Gestapo et la police criminelle relèvent de Reinhardt Heydrich. La police de maintien de l'ordre, qui nous intéresse, est sous les ordres de Kurt Daluege : elle comprend une police municipale, une police rurale équivalente à notre gendarmerie, et une police urbaine. Elle compte 62 000 hommes en 1938 : son service territorial la rend attractive et beaucoup d'Allemands s'y engagent pour éviter de servir dans l'armée. En 1939, au déclenchement de la guerre, elle compte 139 000 hommes : les plus jeunes sont versés dans l'armée régulière, mais les plus âgés peuvent continuer à s'y enrôler de sorte qu'en 1940, elle compte près de 250 000 hommes. Sa tâche est celle d'une force d'occupation : elle rassemble les prisonniers après les combats, récupère les armes abandonnées, assure la sécurité des zones arrière. Constituée pour beaucoup d'officiers de police de carrière, l'Ordnungspolizei quadrille ainsi le Gouvernement Général de Pologne. Mais l'Ordnungspolizei peut être mobilisée, là où elle est présente, par les représentants spéciaux SS de Himmler dans les districts, et ce sera le cas pour la campagne d'extermination de la Solution Finale.
Dans le chapitre 3, Browning décortique l'implication de l'Orpo dans la Solution Finale dès 1941. Parmi les 3000 membres des tristement célèbres Einsatzgruppen (ils sont 4 au départ) lancés sur les traces de la Wehrmacht en URSS, 500 font partie de l'Orpo. Un 5ème Einsatzgruppe est formé par l'Orpo en juillet et occupe la partie orientale de la Pologne annexée par Staline en 1939. Avec l'accélération de l'extermination en raison des succès de l'armée allemande en Russie, 5 500 policiers supplémentaires viennent bientôt renforcer les groupes de tueurs nazis. Dès le 27 juin, le 309ème bataillon de police massacre plusieurs centaines de Juifs à Bialystok. Fin août, d'autres policiers fusillent presque un millier de Juifs à Minsk. Le 45ème bataillon participe au massacre de Babi Yar, près de Kiev, où 33 000 Juifs sont tués les 29 et 30 septembre dans l'un des plus grands massacres de la "Shoah par balles". Face à l'ampleur de la tâche, l'Orpo doit recruter des auxiliaires locaux : ils seront 300 000 en 1942.
A l'automne 1941, l'Orpo doit participer à la déportation des Juifs (chapitre 4). Elle fournit l'escorte des trains de la mort et se charge d'acheminer les Juifs pour les entasser dans les wagons. Les effectifs sont souvent faibles, et les gardes adoptent une attitude différente selon le profil des déportés : relativement indifférents lorsque le "chargement" est constitué de Juifs inconscients de leur sort, beaucoup plus brutaux lorsque les déportés ont bien compris ce qui les attend à l'arrivée et tentent de s'évader des wagons. Mais cela n'aide pas à comprendre comment ces hommes ont pu devenir des tueurs, d'où la présentation du 101ème bataillon (chapitre 5). Cantonné à Hambourg au déclenchement de la guerre, il participe à la campagne de Pologne pour sécuriser les zones arrière puis revient dans sa ville de stationnement. En mai 1940, il est expédié dans le Warthegau, cette terre polonaise rattachée au Reich où Hitler veut installer des colons allemands : le 101ème bataillon expulse manu militari plus de 36 000 Polonais résidant sur place en 5 mois. Il exécute aussi des opérations de "pacification" et la garde du ghetto de Lodz : de nombreux Juifs et Polonais sont tués. Reconstitué en mai 1941, le bataillon est en formation jusqu'en juin 1942. Il participe pendant ce laps de temps à l'escorte de trois trains de Juifs et Tziganes allemands expédiés dans les ghettos de Lodz, Minsk et Riga. Il revient en Pologne en juin 1942. Moins de 20 % de l'effectif d'origine est présent. Le bataillon, fort de 500 hommes environ, est de recrutement hambourgeois, avec quelques éléments du Schleswig-Holstein et du Luxembourg. Si le commandant du bataillon, Wilhelm Trapp, est un ancien de la Première guerre mondiale et un vieil adhérent du parti nazi, il n'est pas membre de la SS, contrairement aux deux capitaines de compagnie ; les 7 lieutenants, membres également du parti nazi, ne sont pas non plus chez les SS. Sur 32 sous-officiers connus, 22 sont membres du Parti mais seulement 7 des SS. 63 % des policiers sont du milieu ouvrier, peu qualifié, 35 % sont des employés et 2 % des membres des classes moyennes ou supérieures. 25 % des hommes de troupe sont membres du Parti, avec une répartition égale entre ouvriers et employés. Ils viennent de Hambourg, une ville connue pour avoir été très antinazie.
Globocnik, le représentant de Himmler dans le district de Lublin, est confronté au manque de main d'oeuvre pour mettre en place la Solution Finale que lui a exposé son chef (chapitre 6). Le district compte 300 000 Juifs ; le Gouvernement Général de Pologne dans son ensemble, 2 millions. Les trois bataillons de l'Orpo présents dans le secteur, 1 500 hommes, vont donc être mis à contribution. Globocnik recrute également des supplétifs dans les camps de prisonniers soviétiques, parmi les anticommunistes. Entraînés dans le camp SS de Trawniki, ils en gardent le nom, encadrés par des officiers allemands. Le ghetto de Lublin est la première cible en mars 1942 : la quasi totalité des 40 000 Juifs sont tués par balles ou envoyés au camp d'extermination de Belzec. En mai, c'est le camp de Sobibor qui prend le relais ; en juin, 100 000 Juifs ont déjà été éliminés.
Le 101ème bataillon se retrouve pris dans l'engrenage lorsque le 11 juillet, Globocnik ordonne à Trapp d'éliminer les 1 800 Juifs du village de Josefow (chapitre 7). Trapp, qui a mauvaise conscience, propose aux plus âgés du bataillon de ne pas y participer si besoin : un lieutenant refuse, plusieurs hommes également. Les policiers de réserve, mal formés à la tâche qui les attend, resteront profondément marqués par cette première exécution : on leur a appris à viser des organes ou points vitaux à l'aide de leur baïonnette pour les fusillades, mais certains paniquent, oublient, et sont éclaboussés par le sang et la cervelle de leurs victimes. Des policiers se débrouillent pour échapper aux pelotons d'exécution. Le commandant du bataillon reste toute la journée dans le village en se lamentant sur son sort. Pour les tireurs, on a prévu des rations d'alcool supplémentaires mais cela ne suffit pas à calmer l'émotion et le désarroi de certains. Browning décortique les témoignages des policiers au sujet du massacre de Josefow (chapitre 8) : les autojustifications sont variées mais souvent faibles ; cependant, si une douzaine d'hommes a refusé d'accomplir l'exécution, beaucoup se sont arrangés pour n'y prendre qu'une faible part alors que d'autres l'accomplissent sans états d'âme. Plus qu'un refus moral, c'est une démoralisation des policiers qui guette ; aussi, les actions ultérieures verront les policiers se charger de l'évacuation des ghettos et de la déportation ; lors des exécutions, ce sont les supplétifs qui exécuteront le "sale boulot".
C'est ce qui se passe lors du deuxième massacre à Lomazy, le 17 août 1942 (chapitre 9). 1 700 Juifs sont fusillés à l'aide d'un groupe de 50 Trawniki qui assure l'essentiel des exécutions, à grand renfort d'alcool encore une fois. Les policiers de réserve, maintenant mieux formés et commençant à s'habituer à la pratique, tuent plus de victimes en trois fois moins de temps. En août encore, le 101ème bataillon participe à l'évacuation des ghettos de la région pour la déportation vers le camp de Treblinka, procédure qui s'accompagne de violences mesurées ou non, sans participation obligatoire des Trawniki (chapitre 10). Le 22 septembre, les fusillades reprennent à Seromkola (chapitre 11) : 200 à 300 Juifs sont fusillés dans des carrières de pierre dans ce village déjà victime d'un groupe d'autodéfense polonais en 1940. Le 25 septembre, en représailles de la mort d'un policier dans une embuscade, 68 Polonais sont tués à Talcyn. Pour tenir le quota imposé de 200 victimes, les policiers fusillent des Juifs du ghetto de Kock. A ce moment-là, en 8 opérations, dont 3 avec le concours des Trawniki, le bataillon a tué 4 600 Juifs et 68 Polonais et a déporté 15 000 Juifs à Treblinka. En octobre, les déportations reprennent (chapitre 12): 27 000 rien que pour le bataillon, avec plus d'un millier de Juifs tués au cours de râtissages et de fusillades à l'encontre de ceux qui se sont cachés. Le capitaine Hoffmann, l'un des deux commandants de compagnie, parmi les plus ardents aux massacres, devient chroniquement malade en raison de son "travail" (chapitre 13) : en désaccord avec Trapp, il finit par être muté du bataillon début 1943. A la mi-novembre, ce sont 6 500 Juifs qui ont été abattus par les policiers et 42 000 autres déportés. Commence alors ce que l'on a appelé la "chasse aux Juifs" (chapitre 14) : le 101ème bataillon participe à des battues, des opérations de patrouille dans les forêts, à la campagne et en ville pour débusquer tout Juif caché mais également les partisans et les prisonniers de guerre russes évadés. Les ordres sont impitoyables : tout ennemi rencontré doit être passé par les armes. Les volontaires ne manquent plus, désormais, dans le bataillon : les exécutions donnent lieu à des rituels obscènes et symboliques. Un réseau de dénonciateurs et d'informateurs permet au bataillon d'intervenir efficacement. Les policiers interviennent même sur les propriétés des colons allemands lorsque le nombre des employés juifs est anormalement élevé.
En mai 1943, les derniers ghettos sont vidés et les exécutions sommaires accélèrent le processus (chapitre 15). En novembre 1943, celles-ci culminent dans ce que l'on a baptisé la "fête de la moisson" : dans le district de Lublin, le 101ème bataillon participe à la mise à mort de 42 000 Juifs, soit plus que le ravin de Babi Yar à Kiev, mais encore moins que les 50 000 victimes des Roumains à Odessa en 1941. L'Erntfest répond à deux problèmes : d'une part, il faut éliminer les Juifs maintenus en vie pour l'effort de guerre dans les camps de travail ; par ailleurs, les déportés, qui sentent l'évolution, commencent à se soulever : ghetto de Varsovie en avril-mai, camps de Sobibor et de Treblinka. Le 101ème bataillon exécute donc 30 000 Juifs dans son district : si les hommes sont maintenant "rôdés", ils sont cependant surpris par l'ampleur du nombre de cadavres à faire disparaître ; les bûchers intoxiquent plusieurs policiers. En tout, le 101ème bataillon a donc fusillé depuis juin 1942 38 000 Juifs et en a déporté 45 000, et ce pour une unité d'à peine 500 hommes. Après leur participation à la Solution Finale (chapitre 16), les hommes du bataillon sont de plus en plus engagés contre les partisans, ou contre l'armée soviétique. Certains sont capturés par les Russes mais la plupart parviennent à rentrer en Allemagne et s'engagent dans la police sous la RFA. En octobre 1947, Trapp, le lieutenant Buchmann, celui qui avait refusé de tirer à Josefow, et deux autres policiers sont extradés en Pologne et jugés l'année suivante : le commandant du bataillon et l'un des policiers sont pendus, les deux autres soumis à des peines de prison. Après la création d'un organisme spécifique par la RFA en 1958 pour s'occuper des criminels nazis, 210 membres du bataillon sont interrogés entre 1962 et 1972. Quelques peines de prison sont prononcées. Les poursuites s'arrêtent là mais le procès a fourni la matière au présent livre.
Browning s'intéresse d'abord au triangle Allemands-Polonais-Juifs (chapitre 17). Dans leurs témoignages, les policiers ne parlent que peu de leurs rapports avec les Polonais. Considérés comme des bandits, mais pas foncièrement anti-allemands, les Polonais, par contre, sont victimes comme les Juifs d'un accroissement des violences de la part du bataillon. Si en septembre 1942 on se soucie de ne pas froisser les populations polonaises pendant l'action de représailles en consultant le maire du village, en janvier 1943, la mort d'un policier entraîne une riposte démesurée : une section brûle un village entier et fusille les 15 femmes âgées qui y étaient demeurées. Concernant les Juifs, les policiers ne mettent évidement pas en avant leur engagement nazi, mais dénoncent parfois l'antisémitisme et la brutalité de certains camarades. Pourtant, en décrivant comment ils distinguent Juifs et Polonais, ils font appels à des stéréotypes racistes bien propres au nazisme. Deux catégories de Juifs sortent du lot : ceux d'origine allemande parfois croisés dans les massacres, et les Juifs qui travaillent souvent pour le bataillon, aux cuisines par exemple, toutes deux à éliminer aussi. Les policiers parlent plus de ces personnes, mais n'éprouvent aucun scrupule ou presque quand il s'agit de les assassiner. En revanche, ils se déchargent sur les Polonais, accusés d'antisémitisme notoire et brutal, d'être des dénonciateurs, des traîtres et des assassins. Il y a là un effet de projection : les policiers, refoulant leurs actes et ne voulant pas charger leurs collègues, se défaussent sur les Polonais, dont certains ont, il est vrai, activement collaboré à la Solution Finale.
Comment, alors, comprendre le parcours infernal de ces "hommes ordinaires" (chapitre 18) ? Browning donne d'abord comme explication celle-ci : la guerre engendre toujours un surcroît de violence. Une guerre raciale comme celle menée par les Allemands sur le front de l'est a amplifié la "brutalisation" des soldats allemands. Deux phénomènes s'y rattachent : les exactions commises dans ce qu'il appelle le "délire de guerre", très fréquentes dans tous les conflits, et la politique promue par un Etat, comme les bombardements de civils, les constructions pharaoniques par une main-d'oeuvre corvéable à merci, etc. Le 101ème bataillon relève du second phénomène. La déshumanisation de l'ennemi a accéléré la brutalisation des policiers, qui n'est pas la cause de leur comportement mais l'une de ses manifestations. La segmentation de la Solution Finale, le partage des tâches, notamment après le massacre de Josefow, a contribué à rendre de plus en plus inhumains les policiers du 101ème bataillon : on rejoint là une théorie avancée par Hilberg. Les policiers n'étaient pas des bureaucrates. Ils n'ont pas été sélectionnés comme les membres des Einsatzgruppen, mais la forte proportion de membres du Parti nazi incite à penser qu'on voulait tout de même des unités sûres. Les officiers non plus n'étaient pas des séides d'Himmler : Trapp est plutôt un vieux combattant de la Grande Guerre, et même les capitaines SS ne se sont pas distingués. On ne s'est donc pas servi du bataillon parce qu'il avait été prévu pour cela : simplement, il fallait des effectifs pour assurer les exécutions et le bataillon était là et disponible. Des expériences psychologiques menées après la guerre permettent de cerner plusieurs profils, forcément généralisants, au sein du 101ème bataillon : un noyau dur de tueurs qui ont pris de plus en plus plaisir et part aux massacres ; un groupe moyen majoritaire qui exécutait les tâches sans faire de zèle , et une petite minorité qui a toujours refusé les exécutions. Les soucis de carrière ont parfois influé dans le comportement (notamment des policiers professionnels) mais aussi l'obéissance aux ordres, souvent invoquée. Pourtant aucun des insoumis n'a jamais été puni. Mais comme le montre d'autres expériences psychologiques, la contrainte du groupe, sociale, a pesé dans beaucoup de cas. Les policiers ont-il été endoctrinés ? Ils ont bien été soumis à un programme de propagande continu : mais comme le remarque Browning, celui-ci porte sur les grands thèmes nazis habituels, pas sur la tâche même d'extermination. L'effet est donc très limité. D'autant plus que la propagande est surtout forte en 1943, après la plupart des massacres ; elle s'adresse à des hommes jeunes alors que les policiers sont plutôt âgés et ont connu la République de Weimar. Rien de comparable donc à ce qu'ont subi les Einsatzgruppen pendant deux mois avant l'invasion de l'URSS, un véritable matraquage idéologique. Le conformisme de groupe, par contre, a beaucoup pesé dans la participation de 90 % des hommes aux tueries. Ne pas laisser le sale boulot aux camarades, la peur d'être isolé, la volonté de défendre son honneur d'homme : effets pervers de la guerre, du racisme et de l'endoctrinement. Browning reprend enfin l'idée de Primo Levi, la "zone grise" : parfois, les bourreaux confrontés à leurs victimes hésitent et leur comportement n'est plus le même, ce qui est le cas du 101ème bataillon mais également des SS gardant les camps de la mort, par exemple. Sans dénier la responsabilité personnelle des policiers, la conclusion de Browning est assez pessimiste sur l'humanité : en effet, le comportement du 101ème bataillon en tant qu'entité humaine est si troublant, comme l'a démontré son ouvrage, ces "hommes ordinaires" sont passés si facilement à leur statut de massacreurs, en étant soumis à des pressions sociales, étatiques, et autres, que n'importe quel autre groupe aurait pu faire de même placé dans ces circonstances.
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