Voici un des livres qu'il me tardait le plus de ficher, ce qu'il m'était très difficile de faire avec le suivi quotidien de la propagande de l'Etat islamique et mes autres activités... je le lisais, je le relisais, et je me désespérais de ne pas pouvoir prendre le temps d'en faire une fiche de lecture. C'est désormais possible !
Daraya évoque pour moi un souvenir : celle d'une vidéo montrant un char T-72 du régime syrien détruit, dans une explosion impressionnante, par un tir de RPG-29. Je n'ai jamais eu l'occasion de travailler sur ces documents, et de vérifier que cela se passait bien à Daraya. Mais cela m'avait marqué, quelques mois avant que je ne commence mon travail sur le conflit syrien, en août 2013.
Delphine Minoui, reporter au Figaro, est tombée par hasard, sur Facebook, à l'automne 2015, sur une photo de la bibliothèque de Daraya. A force de recherches, elle finit par retrouver l'auteur de la photo, Ahmad Moudjahed. L'entreprise à laquelle il participe est sans doute l'une des plus emblématiques de la "troisième voie" que beaucoup ne veulent pas voir, ni entendre, celle de la révolution syrienne, contre le régime de Bachar el-Assad, et loin des djihadistes. A distance, elle va donc échanger avec les militants de la localité, afin d'écrire un livre qui, espère-t-elle, rejoindra un jour les rayons de cette bibliothèque clandestine.
Ahmad, 23 ans, étudiant en génie civil, rejoint la révolution à ses débuts, et reste dans sa ville d'origine, soumise au blocus par Damas en novembre 2012. C'est à la fin 2013 que vient l'idée aux militants de Daraya de créer une bibliothèque : ils trouvent de nombreux ouvrages dans les ruines des bâtiments pulvérisés par les barils explosifs lâchés par milliers des hélicoptères du régime syrien. Alors, ils les récupèrent, les restaurent, les classent dans cette bibliothèque improvisée dans le sous-sol d'un bâtiment. En n'oubliant pas d'indiquer pour chacun à qui il appartient vraiment - un pied-de-nez au pillage indiscriminé que le régime syrien, lui, n'hésite pas à pratiquer. Ahmad, fier de sa bibliothèque, envoie à la journaliste une vidéo du lieu avec en fond sonore la musique du film Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain.
Delphine Minoui peut aussi parler à Abou el-Ezz, le directeur de la bibliothèque, qui avait été récemment blessé par l'explosion d'un baril explosif. Jeune, comme Ahmad, il voit dans ce projet un défi lancé au formatage de la pensée par le clan Assad. Les lecteurs avalent de tout : des romans à Ibn Khaldoun, de Proust au Petit Prince.
Si Damas s'acharne sur Daraya à coups de barils explosifs, c'est que l'endroit a son histoire de résistance. A la fin des années 1990, un groupe d'une trentaine d'activistes, les Shebab de Daraya, avaient commencé à organiser des actions publiques pour critiquer, implicitement, le régime syrien. Ils sont finalement arrêtés au début du règne de Bachar, qui a succédé à son père en 2000, après les manifestations suite à la guerre en Irak de 2003. Muhammad Shihadeh, que les jeunes surnomment "Ustez" (le professeur) en raison de son expérience, est l'un des activistes arrêtés et envoyés dans la redoutable prison de Sednaya. Il y côtoie des Frères Musulmans, des salafistes, des djihadistes -ceux-là même que Bachar relâchera en 2011 en faisant le pari, réussi, qu'ils couleront l'opposition non djihadiste-, et le leader communiste Abdul Aziz Khayr. Libéré après la vague d'élargissements consécutive au retrait syrien du Liban en 2005, Shihadeh regagne Daraya. Il est au premier rang des manifestants en 2011, après les premiers soubresauts de la révolution à Deraa. En dépit des tirs de soldats, les militants de Daraya poursuivent une action pacifique, malgré les morts lors d'une attaque pendant des funérailles, en février 2012. C'est qu'après le massacre d'août 2012, lorsque 500 à 700 personnes sont tuées lors d'une incursion du régime, que le conseil local se forme et encadre 2 unités de l'Armée Syrienne Libre qui se constituent dans la ville - lesquelles seront toujours sous l'autorité du conseil local, une chose assez rare. Vient alors le blocus en novembre, puis les attaques au gaz sarin d'août 2013, et la non-intervention de l'Occident. La décision de créer la bibliothèque, fin 2013, est également la réponse à un sentiment d'abandon, pour retrouver l'espoir.
Delphine Minoui parle aussi avec Omar Abou Anas, un des combattants de l'ASL d'une des deux brigades de Daraya (Liwa Shuhada al-Islam - une de leurs vidéos de novembre 2015, ici une autre de mai 2016 - et non Liwa Shuhaha al-Islam comme cela est écrit dans le livre, l'autre étant Ajnad al-Sham), qui est surnommé "Ibn Khaldoun" car c'est un des plus gros lecteurs de la bibliothèque, et notamment de cet historien musulman. Aux questions que lui posent la journaliste, assez directe, on devine aisément qu'Omar n'a rien d'un djihadiste ou d'un terroriste, contrairement à ce que laisse entendre Damas. Son livre préféré : La coquille, de Mustapha Khalifé, qui raconte l'enfer du bagne de Palmyre sous Hafez el-Assad - je dois moi-même à la lecture de ce livre d'avoir découvert ce dernier ouvrage, qu'il est difficile d'arrêter de lire en cours de route... Ahmad raconte comment juste après le blocus, une demi-douzaine de combattants du front al-Nosra ont tenté d'investir Daraya. Sans succès, car la résistance civile, appuyée sur le conseil local, a été trop forte. Ahmad lui-même reconnaît un temps avoir été séduit par le discours, sans succomber toutefois. Il faut dire aussi que tous les combattants de Daraya sont des locaux - il y a davantage d'étrangers, sans aucun doute, dans les combattants du régime autour de Daraya...
Le 13 novembre 2015, Ahmad envoie un message de soutien à Delphine Minoui après les attentats de Paris. Difficile de penser qu'un djihadiste, au vu de ce que martèle la télévision syrienne, puisse faire preuve d'autant de compassion... le 7 décembre, le bâtiment abritant la bibliothèque reçoit un baril explosif. Les militants doivent nettoyer, reconstruire. Un mois plus tard, le régime coupe le dernier accès de Daraya à l'extérieur avec la ville voisine de Moadamiya. Il ne reste plus que 8 300 personnes dans Daraya. La journaliste échange avec Shadi, un de ces nombreux activistes devenus reporters "sur le tas", avec un Canon D70 transporté au péril d'une vie féminine jusqu'à Daraya. Avec son appareil, Shadi documente toute la vie de Daraya, dont les nombreuses attaques au baril explosif.
Pour tenir, les militants de Daraya ont créé début 2015 un petit magazine, Karkabeh (Le foutoir). Empli de dérision. Sous terre, où les habitants de Daraya ont appris à se réfugier, les militants réinventent la démocratie. S'interrogent sur tout, le cours des événements depuis 2011, le rôle de certains acteurs extérieurs pourtant vus d'ordinaire comme bienveillants, ainsi la Turquie. Une trêve, le 27 février 2016, permet un temps aux habitants de souffler. Quant à Delphine Minoui, elle est à Istanbul quand l'EI commet un attentat dans la ville, le 19 mars 2016. Mais comme elle le reconnaît elle-même, cette violence n'est qu'un épiphénomène comparée à ce que subit Daraya depuis plusieurs années.
La journaliste discute également avec Houssam Ayash, le chef de la communication du conseil local. Lui échange avec une Syrienne de Moadamiyah, réfugiée à Istanbul avec ses parents, et avec laquelle il veut se marier. L'ONU se décrédibilise en participant à la mascarade des convois autorisés à ravitailler l'enclave par le régime syrien... lesquels soit n'arrivent pas à destination, soit ne comprennent aucune nourriture pour des milliers d'êtres humains qui meurent de faim. Les militants trouvent du réconfort dans certaines lectures : des témoignages sur le siège de Sarajevo, les écrits du poète palestinien Mahmoud Darwish.
Après un silence pesant, Delphine Minoui rétablit le contact avec les militants de Daraya le 12 juillet 2016. Shadi, le reporter, a été blessé par l'explosion d'un baril explosif : son appareil photo, qui l'a sauvé, a été détruit. Deux jours plus tard, le conseil local de Daraya écrit à François Hollande pour le supplier d'intervenir. En vain, évidemment. Assad réduit, par la famine et les bombardements, ce qui reste de la "troisième voie". Et l'EI, lui, frappe à Nice. La peur du djihadiste fait compléter oublier le massacre entrepris depuis 2011 par Damas - au point que beaucoup, en France, préfèrent maintenant pactiser avec Assad, adhérant à son discours fabriqué "Moi ou le chaos", tout un programme. Omar, le combattant, finit par être tué en tentant de ralentir la progression des forces du régime. Après les barils explosifs vient le temps des bombes incendiaires, qui comme ailleurs, dans une stratégie délibérée, visent les hôpitaux, selon un schéma bien connu.
Le 27 août 2016, Daraya doit finalement baisser les armes. Les civils sont évacués, les 700 derniers rebelles évacués en bus vers Idlib. Bachar al-Assad viendra, le 12 septembre, parader dans la localité qu'il a sciemment réduit en ruines. Comme de coutume, les forces du régime mettront à sac la bibliothèque clandestine, dont les livres seront revendus sur les souks de Damas. Les activistes de Daraya, eux, sont venus raconter l'histoire de la bibliothèque de Daraya à l'Institut français d'Istanbul, où Delphine Minoui venait écouter avec sa fille des histoires lues à la médiathèque. Ahmad, avec Abou al-Ezz, a choisi de rester à Idlib. Il verra arriver les réfugiés d'Alep-Est, puis ce sera l'attaque chimique à Khan Sheykhoun, en avril 2017. A Idlib, ils verront les différences avec Daraya : les groupes militaires prennent le pas sur les organes civils, Hayat Tahrir al-Sham finit par imposer sa domination.
Delphine Minoui n'a pas pu tenir sa promesse : Les Passeurs de livres de Daraya ne figureront pas dans les étagères de la bibliothèque. Il n'en demeure pas moins que son ouvrage rend justice à cette "troisième voie", à ces Syriens qui un jour ont dit non à la dictature imposée par le clan Assad depuis plus de 40 ans à leur pays. Contrairement à ce qu'aucuns pensent ou cherchent à faire croire, relayant les éléments de langage du régime syriens, ils ont existé, et existent encore.
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