" Historicoblog (4): 2017

jeudi 28 décembre 2017

Wendell STEAVENSON, The Weight of a Mustard Seed, Atlantic Books, 2010, 305 p.

Livre écrit par la journaliste Wendell Steavenson, qui a notamment travaillé pour le Time. Le titre est tiré du verset 47 de la sourate Al-Anbiya (Les prophètes) : "Au Jour de la Résurrection, Nous placerons les balances exactes. Nulle âme ne sera lésée en rien, fût-ce du poids d’un grain de moutarde que Nous ferons venir. Nous suffisons largement pour dresser les comptes."

La journaliste retrace le parcours d'un général de Saddam Hussein, Kamel Sachet Aziz al-Janabi, afin d'illustrer le régime totalitaire et la corruption morale provoquée par le dictateur irakien. Ayant parcouru l'Irak en 2003-2004, elle a ensuite interrogé de nombreux exilés irakiens dans les pays voisins, et à Londres, et a réussi à pénétrer l'histoire de certains membres importants du Baath. C'est par l'entremise d'un docteur haut placé dans le corps médical militaire, ayant servi dans quatre guerres irakiennes, qu'elle entre en contact avec la famille de Kamel Sachet, général des forces spéciales et commandant des forces irakiennes au Koweït pendant la guerre du Golfe. Accusé de trahison, il est exécuté sur ordre de Saddam Hussein en 1998. Né en 1947 dans une famille pauvre, Sachet a d'abord servi dans la police, puis rejoint l'armée en 1975. Il entre dans les forces spéciales, où il atteint le rang de major. Il se distingue pendant la guerre Iran-Irak mais subit aussi le courroux du dictateur, connaît la torture et la prison. Il conduit l'assaut sur le Koweït, mais après la retraite et l'écrasement par les Américains, il perd ses illusions et se retire comme un pieux musulman -il était de plus en plus attiré par la religion dès la décennie 1980- jusqu'à son exécution. Il a été gouverneur de la province de Maysan et a de fait dirigé une commune salafiste.

Bien qu'elle ne l'ait jamais rencontré, la journaliste tisse le portrait d'un homme qui a obéi à l'une des dictatures les plus sanglantes de la région. Ce qui l'intéresse, c'est la question de l'obéissance aux ordres, comme un "homme ordinaire" peut se mettre au service d'une telle cause : elle cite Arendt, Levi et Milgram, on pense aussi bien sûr au travail de C. Browning.

Comme le souligne Kyle W. Orton, le parcours de Sachet est intéressant car il nous montre le revirement du régime de Saddam Hussein. Sachet est jeté en prison en 1983 et il y entame sa conversion au salafisme. L'importance de la guerre Iran-Irak et d'un pays en guerre pendant quasiment 25 ans d'affilée ne doivent pas être négligés. En 1992, quand il est nommé gouverneur de Maysan, Sachet bâtit ici une communauté salafiste, anticipant le lancement officiel de la "campagne de la Foi" par Saddam Hussein l'année suivante. Mais il se met à dos les baathistes proches de Saddam, qui le font démettre de son poste de gouverneur en 1994, ce qui ne l'empêche pas d'approfondir sa conviction religieuse. La police secrète surveille sa famille, sa maison est truffée de micros : finalement, selon une pratique courante de la dictature irakienne, véritable prison intérieure, sa fille de 14 ans est violée. Sachet est exécuté pendant les raids aériens de l'opération Desert Fox en décembre 1998, sans que l'on en connaissance encore aujourd'hui le motif précis. Mais Saddam n'a pas réagi contre le salafisme, mais contre une menace supposée à l'égard de son pouvoir. Une des mosquées que Sachet avait bâtie devient un pôle de l'insurrection djihadiste après 2003 et ses fils entrent dans des formations djihadistes.

Bien qu'écrit dans un style journalistique et non universitaire, et bâti sur des témoignages recueillis et pas forcément recoupés, l'ouvrage est donc utile à quiconque s'intéresse à l'histoire contemporaine de l'Irak, pour éclairer l'actualité.

mercredi 27 décembre 2017

Pierre HUGOT, La transhumance des Arabes Missirié et les batailles intertribales d'Oum Hadjer de 1947, Paris, L'Harmattan, 1997, 181 p.

Publié sous l'égide de l'association Pour mieux connaître le Tchad, fondée en 1992 par des intellectuels français et tchadiens pour mieux faire connaître l'histoire de ce pays, ce livre reprend le récit des batailles intertribales d'Oum Hadjer en 1947. Pierre Hugot, l'auteur de ce texte en 1949, était alors le chef du district concerné. Un mois après sa prise de fonctions, il affronte les combats entre Missirié et Rattanine. C'est l'affrontement le plus violent et le plus meurtrier entre la fin de la conquête coloniale et le déclenchement de la guerre civile au Tchad, provoqué par un mécontentement contre des excès fiscaux, coutumiers ou officiels. Il est donc particulièrement intéressant de rééditer ce document.

Le récit de P. Hugot est suivi de plusieurs documents administratifs qui commentent la situation. La partie la plus intéressante est sans doute le dialogue entre Claude Durand, chargé par l'association d'éditer le livre, et P. Hugot. L'intérêt principal du propos, malgré la place exclusive accordée aux anciens administrateurs coloniaux, les seuls témoins consultés ici, est de montrer que ces affrontements n'ont rien d'interethniques. En réalité, l'administration coloniale, plus que clairsemée, isolée, avec une administration centrale qui tarde à prendre les décisions, explique à elle seule ou presque les affrontements. Placer les transhumants Missirié sous l'administration d'un chef de canton sédentaire Rattanine, avide de prélever des impôts coutumiers sur ses nouveaux administrés, a été une erreur.  Le livre se complète par un répertoire sur les Missirié et une présentation de leur transhumance à l'échelle de la cellule familiale (Kashimbet), accompagnée de cartes.

Le livre n'est donc pas à proprement parler un ouvrage universitaire, puisqu'il fait surtout appel à un ancien administrateur ayant servi 15 ans dans le pays. Néanmoins le témoignage, un peu remis en contexte, permet de mieux comprendre la situation du Tchad au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C'est un ouvrage qui n'intéressera que les spécialistes ou les passionnés de l'histoire du pays, toutefois.

dimanche 17 décembre 2017

Albrecht WACKER, Sniper on the Eastern Front. The Memoirs of Sepp Allerberger Knights Cross, Pen and Sword Military, 2005, 178 p.

Josef "Sepp" Allerberger a été l'un des tireurs d'élite les plus efficaces de l'armée allemande sur le front de l'est pendant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur, Albrecht Wacker, spécialiste des armes, a interviewé l'ancien sniper pour bâtir cet ouvrage, qui ne constitue donc que l'adaptation d'un témoignage, sans aucun recoupage critique. Données à prendre en compte au moment de la lecture. Une carte située en tête permet de suivre le parcours d'Allerberger sur le front au fil des années.

Allerberger a fait partie de la 3 Gebirgs-Division (3ème division de chasseurs alpins), Gebirgs-Jäger-Regiment 144. Né en 1924 près de Salzbourg, en Autriche, il est mobilisé en février 1943, avant ses 18 ans, il est expédié sur le front de l'est, près de Voroshilov en juillet 1943. Il participe au combat dans le bassin du Donets. Mitrailleur, il est blessé légèrement lors de son premier engagement. Le récit de la découverte d'un souterrain où des Soviétiques encerclés, pour survivre, se sont livrés au cannibalisme, offre un premier exemple de témoignage qu'il est impossible de confirmer, faute d'apparat critique.

C'est à l'armurerie de son régiment, où il se remet de sa légère blessure, qu'Allerberger découvre un fusil Mosin Nagant capturé et ses dons pour le sniping. Il abat bientôt son premier tireur d'élite adverse. Son unité alterne les phases de repli, où le sniper couvre l'arrière-garde, et défense statique de positions établies à la hâte où un sniper se révèle précieux. En octobre 1943, lors d'une offensive soviétique, le sniper prétend avoir vu les Soviétiques tirer sur leurs propres hommes qui refluaient. Impossible à confirmer là encore. Allerberger accompagne les patrouilles offensives entre les lignes. Sa division tient la tête de pont près des mines de manganèse de Nikopol. Allerberger témoigne de l'inefficacité des nouveaux uniformes d'hiver allemands, inadaptés aux conditions climatiques et qui pourrissent. Il préfère se faire confectionner un vêtement de camouflage spécifique par le tailleur de son régiment.

Pour avoir négligé une des règles importantes du sniper, changer de position après chaque tir, Allerberger perd un observateur, Moser, alors qu'il est dissimulé sous une épave de char. Après avoir repoussé une attaque soviétique, il découvre avec ses camarades 5 soldats allemands capturés un peu plus tôt égorgés dans un abri souterrain. Les Allemands se vengent sur un sergent soviétique capturé, torturé avant qu'un sergent ne l'abatte pour mettre fin à ses souffrances. Pour tenir le choc, on distribue aux hommes de la 7ème compagnie, celle d'Allerberger, de la Pervitine, une métamphétamine.

Au début de janvier 1944, malade, Allerberger est attaché au capitaine Kloss du 2ème bataillon. Il opère une fois avec Joseph Roth, un autre sniper, et en tandem, ils abattent un sniper soviétique particulièrement talentueux. Allerberger opère souvent seul, mais s'adjoint parfois un observateur. Sa division se replie, pressée par les Soviétiques, franchit le Boug. Le sniper décrit l'arrivée de 5 infirmiers survivants, témoins d'un massacre de blessés allemands dans un hôpital de campagne abandonné derrière, par une unité asiatique de l'Armée Rouge, sans qu'évidemment rien ne permette de recouper ces descriptions. Allerberger assiste à la blessure fatale du colonel von der Goltz, commandant le régiment 138 de sa division. Sur le Boug, ses tirs permettent de stopper une tentative de franchissement soviétique les 25-26 mars. Lors du repli vers le Dniestr, le sniper, à l'arrière-garde, abat les conducteurs des half-tracks des avant-gardes soviétiques.

En une occasion, Allerberger décime une unité soviétique de snipers féminins dissimulés dans les arbres. L'auteur en profite pour faire une digression qui montre le  retard qu'ont pris les Allemands sur le plan des tireurs d'élite par rapport aux Soviétiques, la Wehrmacht ne réagissant qu'en 1942-1943. Bientôt la division se replie en Bessarabie, aux portes de la Roumanie. Allerberger raconte comment le capitaine Kloss abat une sentinelle dont l'erreur a coûté de nombreuses vies humaines précédemment. Il décime les Soviétiques se baignant dans le Dniestr, et mène une opération "commando" pour capture la poule d'un sergent d'une unité voisine, à la demande de ses camarades. Fin mai 1944, la division est dans les Carpathes. Allerberger ne goûte pas aux joies des "bordels de campagne" après qu'un sergent vétéran lui ait exposé les méthodes de désinfection en vigueur dans l'armée, particulièrement douloureuses pour les soldats.

Pour l'envoyer en permission, Kloss expédie Allerberger dans une des nouvelles écoles de snipers créées dans les camps d'entraînement, fin 1943, près de Judenburg en Autriche. Allerberger peut visiter sa famille et dans le camp, il fait profiter de son expérience. Il manipule des Kar 98k avec différentes lunettes. Revenu sur le front, en Roumanie, début août 1944, il assiste au retournement des Roumains, évitant de justesse un piège où plusieurs de ses camarades laissent la vie. Il participe à des patrouilles pour secourir des Allemands encerclés ; une fois, il doit abattre, à la demande du sergent, un blessé impossible à secourir en raison du feu d'un sniper. Lors d'une autre patrouille, il peut constater la terrible efficacité des nouveaux fusils d'assaut StG 44. Allerberger continue d'utiliser son Kar 98 malgré l'arrivée de Gewehr 43, qu'il garde toutefois en réserve. En septembre-octobre, la division, repliée en Hongrie, repousse de féroces offensives soviétiques.

Près de Nyiregyhaza, Allerberger et son unité assiste aux exactions de l'Armée Rouge, en particulier les viols suivis des meurtres. Le sniper décrit une de ces scènes en détail, à laquelle il a assisté avant d'intervenir avec ses tirs. De nouveau, impossible de recouper ce témoignage, mais les faits sont avérés par d'autres sources à cette époque sur le front de l'est. Le 10 novembre, le désormais commandant Kloss, qui a pris la tête du régiment, est tué par un bombardement sur son PC ; les Soviétiques sont devenus experts en repérage des transmissions radios que les Allemands utilisent faute de téléphone. La division est repliée en Slovaquie en décembre 1944 et combat les partisans. De nouveau, Allerberger décrit les atrocités commises par ces derniers sur les prisonniers : un de ses collègues snipers aurait ainsi été découpé en morceaux dans une scierie. La division combat en Pologne, où là encore, le sniper témoigne du peu de compassion des Soviétiques pour les civils. Il a l'occasion de se servir enfin du Gewehr 43 pour repousser une vague d'assaut soviétique.

Allerberger n'a jamais porté les décorations que l'armée lui a attribué, qui auraient signé son arrêt de mort en cas de capture. Le maréchal Schörner le décore de la Croix de Chevalier de la Croix de Fer, qu'il reçoit le 20 avril 1945, dix jours avant le suicide d'Hitler. Au moment de la capitulation, la division est près d'Olmütz. Sepp tente sa chance avec un camarade, qui meurt en route par imprudence, afin de se replier à l'ouest pour se rendre aux Américains et non aux Soviétiques. Il y parvient, mais comprenant que les Américains vont les livrer, il s'échappe à nouveau. En forêt, il est assailli par des détenus de camp de concentration libérés, ce qu'il ignore à l'époque -du moins à ce qu'il dit. Arrivé près de Linz, il est détenu peu de temps dans un camp de prisonniers avant d'être libéré, et rentre chez lui le 5 juin 1945.

Comme souvent dans ce type de livres, le contenu vaut davantage pour l'aspect technique et matériel (naissance et évolution d'un sniper, ses méthodes, son équipement) que pour le contexte dans lequel il a combattu. L'absence du regard critique d'un historien, ou du moins de sa méthode, fait cruellement défaut pour contextualiser le témoignage.

mercredi 13 décembre 2017

Warren WILKINS, Grab Their Belts to Fight Them. The Viet Cong's Big-Unit War Against the U.S., 1965-1966, Naval Institute Press, 2011, 285 p.

Livre particulièrement intéressant. L'auteur a la particularité d'employer de nombreuses sources viêtnamiennes, communistes, pour expliquer la guerre conventionnelle menée par les formations du Viêtcong et les unités nord-viêtnamiennes au Sud-Viêtnam en 1965-1966, au début de l'intervention américaine. Et il les confronte aux sources américaines, quasi systématiquement utilisées par le reste de l'historiographie.

Comme le rappelle Glantz dans sa préface, on a trop tendance à croire que les Etats-Unis ont été défaits par leur incapacité à s'adapter à la guérilla mise en oeuvre par leurs adversaires. Mais en réalité, la guerre du Viêtnam a toujours été composite, hybride, avec une dimension conventionnelle : les affrontements de 1965-1966 en sont une illustration.

Dans la première partie, Warren Wilkins revient sur le Viêtcong. Hanoï décide de relancer l'insurrection au sud à partir de 1959, date de naissance de l'organisation logistique qui va orchestrer la piste Hô Chi Minh. Des sudistes exilés au nord après 1954 sont envoyés en premier pour réorganiser ce qui devient le Viêtcong, chapeauté par le général Tran Van Tra. Le Viêtcong est organisé selon le triptyque forces principales, forces locales et guérilla. Les premières sont bien armées et équipées, disposent d'un uniforme et n'ont rien à envier à des unités d'une armée conventionnelle. Le Nord-Viêtnam ne commence à envoyer des régiments entiers au Sud qu'à la fin de 1964. A l'offensive, le Viêtcong opère par des raids d'infanterie, des raids de sapeurs, des embuscades et du harcèlement à l'aide de roquettes et de mortiers. Il est très organisé en défense. Face aux Américains, il va appliquer la tactique dite "Attrapez leurs ceintures pour les combattre", qui donne le titre du livre : coller au plus près des Américains pour les priver de leur atout principal, l'appui-feu massif. Le général Chi Tanh, à qui on l'attribue généralement, n'a fait que populariser un concept préexistant. Le Viêtcong fait un usage surabondant des mines et pièges explosifs -beaucoup plus que des pièges moins sophistiqués, non explosifs, popularisés par le cinéma.

L'intervention au sud a divisé la direction politique du Nord-Viêtnam. Si le principe d'offensive générale et d'insurrection générale est adopté dès 1963, les frictions demeurent sur l'idée de conduire une guerre quasi conventionnelle, avec de grandes unités, pour balayer l'armée sud-viêtnamienne. Le mouvement s'accélère avec l'engagement américain qui se dessine en creux à partir de la seconde moitié de 1964. Le Nord accélère la création de grandes unités du Viêtcong, ce qui par contrecoup, en raison des défaites subies par l'ARVN, accélère l'engagement américain. Les Marines, en août 1965, affrontent le 1er régiment Viêtcong pendant l'opération Starlite. En partie pris par surprise, le Viêtcong se montre pourtant particulièrement, malgré sa défaite finale, et tire les leçons sur la capacité de projection des forces américaines, combinant ici débarquement amphibie et assaut héliporté. Hanoï crée, en septembre 1965, la 3ème division nord-viêtnamienne (dite "étoile jaune"), qui comprend le 2ème régiment Viêtcong, puis la 2ème division en octobre, enfin la 1ère en décembre, avec 3 régiments nord-viêtnamiens vétérans des campagnes de Plei Me et Ia Drang contre la 1st Cavalry. La 101st Airborne affronte le 2ème régiment en septembre 1965 ; à Ia Drang, à côté des régiments nord-viêtnamiens, il y a aussi le bataillon H-15 des forces locales du Viêtcong. Sur le front B2, au nord de Saïgon, est créé en septembre 1965 la 9ème division Viêtcong à 3 régiments, qui est de recrutement mixte (son chef vient du Nord), comme la plupart des unités viêtcong, et la 5ème division viêtcong formée peu après. La 9ème division Viêtcong se frotte à la 173rd Airborne Brigade, puis à la 1st Infantry Division, notamment à Ap Pau Bang en novembre 1965. Bien que la victoire soit clairement du côté américain, les dirigeants communistes en retirent l'idée que la tactique "Attrapez leurs ceintures" est quand même la bonne. Pour la suite de la campagne de grandes unités, au printemps 1966, le Nord-Viêtnam accélère l'envoi de forces au sud, avec en particulier des unités d'artillerie. La stratégie du nord relativise ainsi les erreurs supposées de Westmoreland, le commandant en chef américain au Viêtnam, qui pour consolider le déploiement de ses troupes devait défaire les grandes formations viêtcong et mener une guerre plutôt conventionnelle.

Les premiers engagements, au nord de Saïgon, puis sur la bande côtière au centre-nord du Sud-Viêtnam dans la région militaire 5 des communistes, ne sont guère encourageants. Les pertes sont lourdes, pour des résultats moindres, même si depuis le départ, le Viêtcong soutient le pilonnage massif de l'appui-feu américain, parfois décisif, mais qui en certaines circonstances montre aussi ses limites, ne pouvant déloger le Viêtcong de ses positions. Face aux Marines, dans le nord, si les unités viêtcong et nord-viêtnamiennes ne sont pas détruites, elles subissent de lourdes pertes. La 9ème division viêtcong s'épuise, au nord de Saïgon, face aux unités américaines. La 5ème division, engagée à cette époque, ne réussit guère mieux.

Un débat intense règne au Nord sur la stratégie des grandes unités, mais elle continue durant l'été 1966, avec le même échec dans la province de Binh Long, au nord de Saïgon. Ce n'est qu'après que des propositions se font jour d'un retour à la guérilla, avec les pertes subies par les grandes unités dans la seconde moitié de 1966. Inquiets sur l'issue de la guerre, les dirigeants du nord optent pour une relance de l'insurrection générale-offensive générale, pour empêcher les Etats-Unis de sortir vainqueurs. Le plan est remodelé par le général Van Tien Dung, chef d'état-major de l'armée nord-viêtnamienne, appuyé par Le Duan et le général Chi Tanh. Il s'agit d'une combinaison militaire et politique pour faire s'écrouler le régime sud-viêtnamien. Les unités américaines seront attirées par des diversions sur les front nord (Khe Sanh) et centre (Haux-Plateaux). Le choix de cette stratégie, qui mène à l'offensive du Têt, découle de l'échec de la stratégie des grandes unités : elles n'ont pas pu défaire les forces américaines assez vite, les dirigeants communistes ayant surestimé la puissance d'une infanterie légère certes remarquables mais relativement démunie face à la combinaison des armes mise en oeuvre par les Américains et qui provoquent de lourdes pertes. L'incapacité de remporter une guerre de type conventionnelle conduit donc au Têt.

De fait, les communistes eux-mêmes reprochent aux Américains de trop s'appuyer sur leur appui-feu et de ne pas mener un véritable combat d'infanterie. Mais les Viêtcongs et Nord-Viêtnamiens ont été sujets aux baisses de moral, à la désertion, et n'engagent le combat rapproché, majoritairement, que lorsque leur situation tactique leur est favorable. De plus, organiquement, les unités nord-viêtnamiennes ont un appui-feu plus fourni que les Américains, qui redoutent les nombreux RPG mis en oeuvre par leurs adversaires. Si la tactique américaine, pour économiser le sang, préconise de fixer l'adversaire pour l'écraser sous l'appui-feu, certaines unités ont aussi pratiqué la manoeuvre d'infanterie pour détruire l'ennemi en combat rapproché. Parfois, les tués adverses le sont plus par les armes de poing que par l'appui-feu ; inversement, les Nord-Viêtnamiens n'ont jamais hésité à utiliser un appui-feu massif quand il était disponible, comme on le voit le long de la zone démilitarisée en 1967 face aux Marines, à Con Thien. Les alliés américains au Viêtnam, comme les Australiens ou les Néo-Zélandais, sans parler des Sud-Coréens, se reposaient aussi largement sur l'appui-feu. Finalement, soit les communistes n'ont jamais trouvé de réponse à la combinaison des armes américaines, soit le soldat américain s'est montré meilleur en combat rapproché qu'on ne l'a souvent dit : les deux facteurs réunis expliquent pour bonne partie les terribles pertes du Viêtcong, et des Nord-Viêtnamiens.

mardi 12 décembre 2017

Asiem EL DIFRAOUI, Le djihadisme, Que-Sais-Je ?, PUF, 2016, 128 p.

Ce Que-Sais-Je consacré au djihadisme aborde un phénomène complexe, de longue durée, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il est difficile à résumer. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles le volume n'y arrive pas vraiment.

L'avant-propos se consacre ainsi à l'EI/Daech, en voulant expliquer ce dernier terme, mais ne jette pas les bases d'une vraie problématique. Dans l'introduction, l'auteur tient encore de l'idée selon laquelle l'Arabie Saoudite exporte son modèle religieux dans le reste du monde, ce qui évacue une réalité plus nuancée, comme le rappelle le récent ouvrage sur le pays de Tallandier dans la collection "en 100 questions", particulièrement intéressant. L'introduction, elle aussi, ne définit pas vraiment le terme de djihadisme ni ne pose les bases du plan de l'ouvrage.

Asiem El Difraoui fait naître le djihadisme à l'invasion de l'Afghanistan en 1979, point de départ qui peut se contester : lui-même évoque d'ailleurs Sayyid Qutb, qui précède ce conflit, en introduction. De la même façon, certaines affirmations peuvent être remises en cause : la "responsabilité" de l'Occident dans la naissance du djihadisme via le conflit afghan, les missiles Stinger qui "anéantissent" la suprématie aérienne soviétique... l'auteur fait le choix de ne pas parler de certains théâtres du djihad, comme la Tchétchénie, ce qui est dommage. En outre il ne cite pas en notes de bas de page des ouvrages qu'il utilise pourtant et qui apparaissent en bibliographie, comme la biographie de Brynjar sur Abou Moussab al-Souri, dans le passage correspondant au personnage -alors qu'il le fait très bien à d'autres endroits. D'ailleurs la présence de ce dernier en Irak au moment de l'invasion américaine en 2003 et dans les années suivantes est disputée.

La présentation du conflit syrien dans le chapitre 2, forcément courte, n'est néanmoins pas satisfaisante, notamment quant à la naissance du front al-Nosra et sa relation avec l'EIIL. De la même façon, l'auteur accorde sans doute trop d'importance au poids des officiers baathistes dans l'appareil de commandement de l'EI ; l'idée selon laquelle l'EI ne serait qu'un paravent pour les anciens cadres baathistes irakiens a été battue en brèche par plusieurs articles spécialisés -les documents saisis près du cadavre d'Haji Bakr en 2014 fonctionnant un peu comme prisme déformant, dans ce cas. Asiem El Difraoui se trompe malheureusement de nom quand il parle du discours du calife autoproclamé, Abou Bakr al-Baghdadi, l'appelant Omar al-Baghdadi (p.68), soit le nom de son prédécesseur tué en 2010. De la même façon, on peut s'interroger lorsque l'auteur accrédite la thèse selon laquelle l'Arabie Saoudite et le Qatar (en tant qu'Etats) ont financé l'EIIL, ce qui laisse perplexe, d'autant qu'aucune source solide ne vient appuyer ces dires.

Le chapitre 3 sur la propagande est nettement meilleur, et pour cause, puisque c'est la spécialité réelle de l'auteur. Le chapitre 4, en revanche, sur la déradicalisation, peine à convaincre. L'auteur mentionne l'entreprise de Dounia Bouzar, dont on sait que les résultats ont été très critiqués, ou l'association créée par le psychiatre Patrick Amoyel, mis en examen pour viol au début de cette année. Le chapitre apparaît presque comme le relais d'un discours officiel de l'époque (au moment de la sortie du livre, dans les derniers mois de 2016), alors que les retours du terrain montrent progressivement l'échec de l'entreprise de "déradicalisation", terme d'ailleurs abandonné depuis.

La conclusion tente de balayer les débats historiographiques mais n'y arrive pas complètement, parce qu'elle reste centrée sur le prisme franco-français du trio Roy-Keppel-Burgat, l'auteur prenant nettement parti pour le deuxième. D'autres questions ne sont pas abordées. L'explication sectaire du djihadisme n'épuise pas vraiment le sujet.

Au final, le Que-Sais-Je, plus centré sur l'EI et répondant probablement à une demande faisant suite aux attentats de 2015-2016 en France, ne remplit pas son objectif : il ne constitue pas une introduction utile sur le djihadisme. Même sur l'EI, il reste insuffisant.

dimanche 10 décembre 2017

Lex McAULAY, The Battle of Coral. Vietnam Fire Support Bases Coral and Balmoral, May 1968, Arrow Books, 1990, 361 p.

Ce livre raconte la bataille menée par la 1st Australian Task Force face aux Nord-Viêtnamiens pour défendre la Fire Support Patrol Base Coral, au nord-est de Saïgon, entre les 12 mai et 6 juin 1968. Elle se déroule pendant le "mini-Têt", un renouveau offensif du Viêtcong et de l'armée nord-viêtnamienne autour de Saïgon en mai-juin 1968, après l'offensive du Têt.

Cet engagement, que l'auteur décrit comme le plus important, en termes d'échelle, ayant impliqué les Australiens au Viêtnam, est éclipsé par la bataille de Long Tan (1966), où les Australiens avaient également soutenu un siège face aux forces adverses. De fait, le livre de McAulay, paru pour le vingtième anniversaire de la bataille, est quasiment le seul à traiter du sujet.

Les Australiens font partie de l'opération Toan Thang, qui vise alors à nettoyer les approches nord de Saïgon dans la zone tactique du IIIème corps. Pour ce faire, ils sont déplacés de la province de Phuoc Tuy, relativement pacifiée, où ils étaient basés, par voie terrestre. Ils relèvent la 199th Brigade américaine en entrant dans la province de Bien Hoa et protègent par l'est le complexe Bien Hoa/Long Binh. Les Australiens vont installer leur FSPB au beau milieu d'un corridor de passage de régiments viêtcongs et nord-viêtnamiens qui commencent à se retirer des alentours de Saïgon après l'échec du mini-Têt. La base, à l'est de Lai Khe dans la province de Binh Duong, est attaquée dès la nuit du 12 au 13 mai. Les Nord-Viêtnamiens s'emparent temporairement d'un poste d'artillerie avancé avant d'en être délogé. Les attaques continuent jusqu'à la fin du mois, les Australiens déploient des chars Centurion pour muscler la défense. Jusqu'à début juin, les Australiens repoussent des assauts du niveau bataillon ou régiment à Coral et Balmoral, autre base établie plus au nord. C'est la première fois que les Australiens affrontent des régiments nord-viêtnamiens dans un combat de type conventionnel.

Basé sur des témoignages de participants australiens, le livre est sans doute encore aujourd'hui le récit le plus exhaustif sur l'affrontement, parfois difficile à suivre en raison de la multitude de détails et de personnes évoqués, en dépit de la présence de nombreuses cartes.

Heinz GUDERIAN, Panzer Leader, Da Capo Press, 1996, 528 p.

Une des rares traductions récentes, en anglais, des mémoires de Guderian (1951), sous le titre "Panzer Leader". L'introduction est signée Kenneth Macksey, historien militaire et ancien officier des chars britannique, qui avait signé une biographie de Guderian en 1975, révisée quelques décennies plus tard. Macksey justifie la mise à jour de la biographie par les nouvelles informations venant d'Ultra, par le débat autour de Liddell Hart, qui signe la préface de la parution originale en anglais des mémoires de Guderian -et qui appuie l'ouvrage en demandant à Guderian d'insister sur son propre rôle, dans la traduction anglaise, comme inspirateur des nouvelles théories en matière de combat blindé- et par les informations qu'il a recueillies auprès de la famille de Guderian et de celle de Fellgiebel, qui dirigeait les communications à Rastenbourg au moment de l'attentat du 20 juillet 1944. Cette biographie pourtant demeure incomplète, car Macksey refuse d'aborder certaines questions primordiales dans l'interprétation du personnage : la relation avec Hitler (qui le couvre de cadeaux), le caractère impulsif et parfois brutal de Guderian, les liens avec le parti nazi et son idéologie, le fait que Guderian avance dans ses mémoires une stratégie méditerranéenne après la chute de la France, ce qui semble réécrit, la question de la poussée sur Moscou à l'été-automne 1941, et le dénigrement de Liddell Hart, qui certes a cherché à se mettre en avant mais dont le travail entier n'est pas forcément déconsidéré par cette posture. La biographie n'est pas hagiographique, mais on n'en est pas très loin.

Il manque donc à cette édition de l'autobiographie de Guderian un commentaire critique, comme c'est souvent le cas dans ce type de publication. C'est d'autant plus dommage que Guderian expédie sa carrière avant l'entre-deux-guerres, depuis sa naissance, en 2 pages (!) et ne parle pas de son parcours après 1945.

Guderian souligne le rôle d'Hitler dans le développement de l'arme blindée allemande à partir de 1933. Il explique que les nombreuses pannes mécaniques durant l'invasion de la Tchécoslovaquie sont dues à des problèmes logistiques. Durant la campagne de Pologne, il reprend le mythe des lanciers polonais chargeant les chars (!). Quand il raconte la campagne de France, il se fait l'avocat d'une poursuite de la guerre pour capturer la côte méditerranéenne et les colonies françaises, ce qui est sans doute une réécriture. Il ne réagit pas spécialement contre le plan d'invasion de l'URSS ; tout va bien pour lui jusqu'à la capture de Smolensk, et il pense que les Allemands peuvent mener de front la prise de Léningrad et la poussée sur Moscou. Mais il se désole quand Hitler lance son Panzer Gruppe au sud, vers l'Ukraine, en août 1941. Il date de ce moment le micro-management d'Hitler et son immixtion dans les décisions militaires à un détail trop important. Au moment de l'échec devant Moscou, il regrette que les réserves en hommes et en matériel servent à constituer de nouvelles unités et non à renforcer celles déjà existantes. Ses critiques contre le haut-commandement, patentes au moment de la campagne de France, se renforcent après son limogeage de décembre 1941 et sa querelle avec von Kluge. Pour lui, la décision de la capitulation sans conditions de l'Allemagne par les alliés est une grave erreur : il pensait à une paix séparée pour se retourner contre les Soviétiques. En tant qu'inspecteur général des troupes blindées, il se lamente de la décision d'Hitler de prendre l'offensive à Koursk -et il le refait à chaque nouvelle offensive voulue par Hitler. Il ne fait rien pour appuyer ou soutenir la conjuration d'officiers qui mène à l'attentat du 20 juillet ; en revanche il fait partie de la cour militaire qui juge les coupables. Il affirme que ses troupes se sont bien comportées sur le champ de bataille, et avec "compassion" envers la population civile, ce dont on peut douter : ses fonctions l'ont certainement amené aussi à voir l'exploitation de l'homme par les nazis, par exemple dans les usines de production. Guderian exprime peu de regrets sinon celui de n'avoir pas amené l'Allemagne à la victoire et surtout d'avoir réussi à infléchir Hitler, ce qu'il a l'air de prendre comme un échec personnel.

Il faut lire toutefois les mémoires de Guderian, pour comprendre comment les généraux allemands, après la Seconde Guerre mondiale, ont participé à la création d'une histoire bien particulière du conflit. Laquelle est désormais bien remise en cause, parfois avec plus ou moins d'excès.

vendredi 8 décembre 2017

Fatiha DAZI-HENI, L'Arabie Saoudite en 100 questions, En 100 questions, Paris, Tallandier, 2017, 365 p.

Encore un bon volume de cette collection "En 100 questions" des éditions Tallandier. Comme celui sur la Turquie ou celui sur l'Iran, l'exemplaire consacré à l'Arabie Saoudite retient l'attention. Fatiha Dazi-Héni, docteur en sciences politiques, spécialiste de la péninsule arabique, connaît bien son sujet, cela se sent.

Le livre est fort utile, car comme elle le souligne en introduction, l'Arabie Saoudite est un pays méconnu, objet de nombreux préjugés et caricatures dans le monde occidental. Pays qui porte le nom de la famille régnante, lié au pacte de 1932 entre la famille al-Saoud et la prédication wahhabite, pouvoir religieux de facto légitimiste. Fatiha Dazi-Héni, qui se rend sur place chaque année depuis 1998, explique combien l'influence de la doctrine hanbalo-wahhabite est limitée par la diversité des régions et des pratiques religieuses dans le pays. La religion d'Etat, de fait, demeure marginale. L'Arabie Saoudite tente aujourd'hui de sortir de la rente pétrolière, d'ouvrir son économie, et se montre plus interventionniste (engagement au Yémen) en raison du retrait américain et de l'affrontement avec l'Iran. La famille al Saoud verrouille au départ le pays, sans créer d'identité nationale : cette situation est fragilisée par la prise d'otages de La Mecque en 1979, la chute des cours du pétrole en 1982 et l'explosion démographique. La guerre du Golfe et les attentats du 11 septembre précipitent la redéfinition du pays. Le pacte "saudo-wahhabite" est de moins en moins pertinent, et le pays doit transformer son pacte économique et social. L'arrivée du roi Salman sur le trône en janvier 2015 illustre ces changements, avec un tournant vers la méritocratie, en dépit d'une gestion plus collégiale que personnelle du pouvoir, entravée par la question lancinante de la succession, jamais réglée de manière institutionnelle. L'Arabie Saoudite est déstabilisée, sur le plan régional, par le retrait américain, qui a profité à l'Iran, ce qui complique la stratégie des Etats-Unis.

Les 100 questions sont divisées en 9 thèmes de taille inégale (le plus fourni étant Identité et société). Le thème Histoire montre que la construction de l'Etat saoudien a pris du temps, et résulte du pacte entre le clan Saoud et le prédicateur Muhammad ibn Abd al-Wahhab : le premier reconnaît la doctrine wahhabite comme le "vrai" islam, le second la légitimité politique de la famille Saoud. Sans les Ikhwan, cette dernière n'aurait pu conquérir le territoire qui constitue aujourd'hui le pays, notamment parce que le wahhabisme assure une légitimité dans des régions comme le Hijaz hostiles au pouvoir saoudien. L'Etat se développe ensuite avec l'appui des Britanniques, puis des Américains, la firme pétrolière 
Aramco agissant comme un véritable sous-traitant de l'Etat.

Si la religion est au coeur de la construction de l'Etat, elle est aujourd'hui de plus en plus contestée. Les wahhabites occupent les institutions religieuses centrales, mais cela est seulement officialisé dans la décennie 1940. Ils sont souvent en opposition avec le pouvoir. La police religieuse est de moins en moins acceptée par la jeunesse. L'Arabie Saoudite comporte une forte minorité chiite, dénigrée par les wahhabites, mais qui n'est pas persécutée par la famille régnante même si elle reste marginalisée. La légitimité des Saoud et des wahhabites est remise en cause à partir de la prise d'otages de La Mecque en 1979, avec l'intervention américaine pendant la guerre du Golfe puis l'invasion de l'Irak en 2003, qui contribue à replacer les chiites irakiens aux commandes du pays. Le royaume exporte le hanbalo-wahhabisme dans le monde via des ONG ou des organisations islamiques internationales : mais ce n'est pas l'Etat qui le fait, ce sont des individus, et la doctrine wahhabite est supplantée par le salafisme politique et la version djihadiste.

Sur le plan politique, l'Arabie Saoudite est gouvernée par une famille, même si la question de la succession est un grave problème car non formalisée légalement. Le roi Fahd promulgue la loi fondamentale en 1992, qui renforce les pouvoirs du souverain et acte de la soumission de l'autorité religieuse à celui-ci. Le roi Salman, à son arrivée au pouvoir en janvier 2015, met fin au principe qui voulaient que tous les descendants Saoud soient associés au gouvernement et dirige avec un triumvirat, comprenant son neveu Mohamed Bin Nayef, architecte de la lutte anti-terroriste, et son fils Mohamed Bin Salman, novice en politique.

L'Arabie Saoudite se construit par redistribution de la rente pétrolière auprès des populations : les régions sont donc très dépendantes du pouvoir, l'Etat fournissant 70% des emplois. Le pays comprend 20 millions d'habitants et 10 millions d'étrangers qui constituent l'essentiel des actifs. L'Arabie Saoudite est urbanisée à 75% mais la richesse ne profite qu'à une minorité. Le secteur privé est freiné par les habitudes des Saoudiens, habitués à être employés par l'Etat, qui fournit tout. L'Etat met en avant le patrimoine culturel et archéologique, ce qui fragilise encore le pouvoir religieux et répond à une demande sociale. Très répressif à l'égard des médias, l'Arabie Saoudite est pourtant parmi les pays les plus dynamiques sur les réseaux sociaux, qui permettent par exemple de contourner la barrière hommes-femmes instaurée par les wahhabites, critiquée par la jeunesse. Le pays reste par contre en tête dans l'application de la peine de mort, derrière l'Iran.

Les revenus du pays sont constitués à 90% par le pétrole, contrôlé par Aramco, nationalisée en 1980, dont les opérations sont opaques, et qui pourtant est en décalage avec les pratiques du pays car suivant le management américain. L'Arabie Saoudite est donc très dépendante des fluctuations des cours du pétrole. Une partie de la rente, non communiquée, va à la famille régnante, le reste est redistribué. Mais ce pacte pétrolier ne fonctionne plus. Le souverain mène désormais une politique d'austérité tout en essayant de diversifier l'économie, avec le plan "Vision 2030" de Mohamed Bin Salman. Ce qui heurte de front les élites installées, car cette politique amène aussi des changements sociaux qui ne satisfont pas forcément le pouvoir religieux. L'Arabie Saoudite, comme le Conseil de Coopération du Golfe qu'elle chapeaute, est désormais tournée économiquement vers l'Asie, qui domine les échanges.

Sur le plan international, l'Arabie Saoudite s'affronte à l'Iran pour le leadership régional, reste dépendante du soutien américain et continue d'exporter son modèle religieux -avec les nuances que l'on a indiquées ci-dessus. Mais le pays peine à devenir un leader régional ; si l'Arabie domine le Conseil de Coopération du Golfe, qui a réagi de manière offensive aux printemps arabes pour maintenir le statu-quo, elle est considérée avec méfiance par ses 5 partenaires en raison de son rôle dominant. L'affrontement avec l'Iran dépasse la querelle sur le leadership régional : l'Arabie Saoudite craint pour sa survie économique, l'Iran étant plus attirant, et pour ses alliances internationales. D'où l'affrontement indirect au Yémen, au Liban, en Syrie et la surenchère rhétorique. Le pays cherche de nouvelles alliances, avec la Turquie, l'Egypte, la Jordanie, et s'est même rapproché d'Israël. C'est pourquoi aussi l'Arabie Saoudite tente de faire revenir les Etats-Unis dans la région, malgré l'élection de Donald Trump ; il est vrai que les Américains sont obligés de maintenir une présence dans le Golfe, ne serait-ce qu'en raison des énormes contrats d'armements obtenus avec les monarchies.

La France est partenaire de l'Arabie Saoudite, économiquement, notamment dans le domaine de l'armement, depuis la décennie 1980. Mais la méconnaissance des sociétés est réciproque. Autant l'Iran bénéficie d'un préjugé favorable en France, en raison de son histoire, de sa culture, autant l'Arabie Saoudite est mal vue, et les développements récents du pays restent méconnus. La France est davantage engagée aux Emirats Arabes Unis depuis la décennie 2000. Le pays tente de désamorcer la querelle régionale entre l'Arabie Saoudite et l'Iran. Le hanbalo-wahhabisme est arrivé en France par la Ligue islamique mondiale, relais du soft power saoudien, mais les relais utilisés échappent maintenant largement aux canaux officiels, et se sont autonomisés. Pour autant l'argent saoudien, qui finance des tendances parfois aux antipodes du courant religieux du royaume, a contribué à revivifier le salafisme français, qui penche vers le communautarisme et en tout cas se pose en rupture avec la société française. Il est vrai aussi que le salafisme politique est souvent un précédent, comme le salafisme quiétiste, vers le djihadisme.

Cette lecture permet donc de se défaire d'un certain nombre d'idées reçues sur le royaume saoudien, en transition, et qui est sur la défensive actuellement. A conseiller à toute personne qui souhaite en savoir plus sur l'Arabie Saoudite.

mercredi 6 décembre 2017

Albert GRANDOLINI, The Easter Offensive Vietnam 1972, Volume 1 : Invasion across the DMZ, Asia War, Helion, 2015, 48 p.

Même en anglais, il n'existe pas énormément d'ouvrages consacrés à l'offensive de Pâques 1972, pendant laquelle les Nord-Viêtnamiens tentent, par une offensive conventionnelle de grande ampleur sur trois fronts, de submerger le Sud-Viêtnam. Ils sont arrêtés par l'armée sud-viêtnamienne, l'ARVN, largement soutenue par l'appui aérien américain. C'est donc une excellente idée des éditions Helion de faire appel à Albert Grandolini, spécialiste du conflit (et en particulier de sa dimension matérielle) pour couvrir cette offensive. Le premier volume évoque l'offensive à travers la zone démilitarisée dans le nord du Sud-Viêtnam ; un deuxième volume couvre quant à lui les combats au nord de Saïgon, sans doute l'épisode le mieux abordé par l'historiographie même en anglais. Reste à traiter de l'offensive via les Hauts-Plateaux finalement peu traitée.

Après une rapide présentation du contexte ayant amené au déclenchement de l'offensive, Albert Grandolini fait un tour d'horizon des forces sud-viêtnamiennes, trop vite développées pour remplir l'objectif de "viêtnamisation" des Américains sur le départ. C'est néanmoins à cette époque que se développent plus largement l'artillerie, les forces blindées et l'aviation de l'ARVN, qui malgré des problèmes organiques deviennent pour certaines d'excellentes armes. Ce qui ne compense pas les faiblesses en termes de commandement (pas assez de cadres formés et expérimentés, manque de coordination interarmes, politisation du corps des officiers), de recrutement, et d'approvisionnement. Les Américains vont essentiellement intervenir via les conseillers militaires présents auprès des unités sud-viêtnamiennes, et par leur appui aérien ; la Corée du-Sud a encore des unités déployées au Sud-Viêtnam au moment du déclenchement de l'offensive.

Un des chapitres les plus intéressants est sans doute celui consacré aux forces communistes, et notamment au développement de leur branche blindée. Le Nord-Viêtnam, après des prémices suite à la guerre d'Indochine sur matériel américain capturé aux Français, reçoit ses premiers T-34/85 en 1959 et crée son premier régiment blindé en 1960. Un autre régiment blindé est créé en 1965, date de naissance également d'un corps blindé dans l'état-major général nord-viêtnamien. Les Nord-Viêtnamiens utilisent leurs blindés au Laos, puis des PT-76 pendant la bataille autour de Khe Sanh en 1968. Si les PT-76 permettent de submerger la base de Lang Vei, ils échouent devant celle de Ben Het un an plus tard, même si des succès avec des blindés ont également été remportés au Laos. Les Soviétiques livrent les premiers T-54 à la fin des années 60. Ce char est majoritaire au moment de l'offensive de Pâques avec sa copie, le Type 59 chinois. Le Nord-Viêtnam reçoit aussi de nombreux véhicules blindés, y compris amphibie, et forme ses tankistes en URSS. Il engage pendant l'offensive 3 régiments blindés, 4 bataillons, 12 compagnies blindées et un groupe antiaérien avec DCA automotrice. L'artillerie est également considérable. Manque au Nord-Viêtnam, en revanche, l'entraînement et l'emploi avec une véritable combinaison des armes, notamment le tandem chars/infanterie portée en véhicules.

Les Nord-Viêtnamiens ont préparé l'offensive grâce à la colonne vertébrale de leur logistique vers le sud, la piste Hô Chi Minh. Par ailleurs les Américains et les Sud-Viêtnamiens se s'attendent pas à une offensive via la zone démilitarisée, croyant plutôt à une percée sur les Hauts-Plateaux vers la mer, pour couper le pays en deux. La surprise est donc totale devant l'offensive mécanisée déclenchée le 30 mars 1972 avec pour objectif de s'emparer de Quang Tri, capitale de la province du même nom. On assiste à l'une des rares redditions de masse au sein de l'ARVN au camp Carroll, au nord-ouest de Quang Tri, où 1 800 soldats sud-viêtnamiens se rendent après la défection de leur commandant, le lieutenant-colonel Dinh. Surpris par leur propre succès, les Nord-Viêtnamiens doivent faire une pause opérationnelle : cependant ils encerclent et prennent Quang Tri le 2 mai 1972, après des contre-attaques coûteuses et mal organisées de l'ARVN, dont les chars M48 Patton ont néanmoins brillé dans les combats de chars. La ville de Hué est désormais menacée. Le président Thieu limoge le chef sud-viêtnamien, le général Giai, le remplace par le général Ngo Quang Truong, expédie la 1ère division aéroportée d'élite pour renforcer les Marines éprouvés, ainsi que des Rangers. Les Américains fournissent l'appui de leur aviation et de leur marine, destroyers et croiseurs déversant des milliers d'obus sur les Nord-Viêtnamiens depuis la côte. Dès le mois de juin, l'ARVN contre-attaque et arrive dans les faubourgs de Quang Tri en juillet. Les parachutistes puis les Marines se succèdent pour mener les combats de rues, et la ville est reprise au Nord-Viêtnam le 20 septembre. L'ARVN toutefois ne peut reprendre, avant les accords de Paris de janvier 1973, le territoire perdu jusqu'à la zone démilitarisée.

Abondamment illustré de photos inédites, de 6 précieuses cartes et de profils couleurs au centre, pour bonne partie basé sur des sources viêtnamiennes (cf bibliographie à la fin du volume), ce petit livre malheureusement trop court mérite de figurer dans la bibliothèque de tout passionné du conflit. Ne serait-ce que parce qu'il offre de raconter la campagne du point de vue viêtnamien (nord et sud), et non américain comme c'est souvent le cas dans l'historiographie de l'offensive de Pâques.

samedi 2 décembre 2017

Mourir pour le califat 138/Les flammes de la guerre (2). Jusqu'à la dernière heure-Média al-Hayat

Titre : Les flammes de la guerre (2)-Jusqu'à la dernière heure.

Durée : 58 minutes 8 secondes.

Lieu(x) : la vidéo a la particularité de montrer des combats dans plusieurs wilayats de l'EI, en Syrie et en Irak, et jusque dans la branche du Sinaï.

Date (sûre par recoupement ou estimée) : vidéo mise en ligne le 29 novembre 2017.

Le raid de la wilayat al-Badiyah dans la séquence 4 correspond à un reportage photo du 3 octobre (sud d'al-Baaj).

Attaque sur un convoi militaire égyptien de la séquence 3 : correspond à un reportage photo du 13 septembre 2017.

La séquence 5 de la vidéo reprend une autre vidéo, « Le fracas de la terreur », mise en ligne le 21 août dernier dans la wilayat al-Khayr, et qui montre des combats de juillet 2017.

T-55 et S-60 sur camion, séquence 2 : reportage photo du 19 décembre 2016.

BTR-80 détruit sur la base russe de Palmyre, séquence 2 : vidéo Amaq du 13 décembre 2016.

T-55 détruit au missile antichar, séquence 2 : aux abords de la base T4, reportage photo du 13 décembre 2016.

Char T-72, séquence 2 : bataillon de défense anti-aérienne au sud-est de la base T4. 13 décembre 2016.

Chars capturés à l'ouest de Palmyre : vidéo Amaq du 12 décembre 2016.

Canon M1939 sur pick-up couvrant le VBIED : vidéo Amaq du 11 décembre 2016.

T-62 détruit par un missile antichar, séquence 2 : 9 décembre 2016.

Tir de missile antichar Fagot sur un Mi-35 : correspond à une vidéo Amaq du 3 novembre 2016.

T-55 au blindage cage renforcé en tourelle, séquence 2 : reportage photo du 15 octobre 2016.

BM-21 Grad de la séquence 2 : extrait d'une vidéo de la wilayat Homs de septembre 2016.

Type de vidéo : c'est une vidéo de propagande utilisant des images de combat sur plusieurs théâtres différents. Le montage, assez long, est inédit depuis des mois.

Découpage (séquences) :

1 : 20''-5'09'', introduction.
2 : 5'09''-23'51'', bataille de Palmyre (novembre-décembre 2016).
3 : 23'51''-31'52'', combats dans le Sinaï.
4 : 31'52''-40'30'', combats dans la wilayat al-Badiyah (Irak).
5 : 40'30''-51'40'', combats dans la wilayat al-Khayr (Syrie) et exécutions.
6 : 51'40''-58'08'', combats dans la wilayat al-Furat et exécutions.


mercredi 29 novembre 2017

Mourir pour le califat 137/« Et quiconque s'appuie sur Allah, cela est suffisant pour lui »-Wilayat al-Badiyah

Titre : « Et quiconque s'appuie sur Allah, cela est suffisant pour lui »

Durée : 8 minutes 45 secondes

Lieu(x) : dans la séquence 2, l'attaque a lieu au sud de Tal Abtah (ouest de Mossoul).




Les flèches noires montrent les lieux probables des assauts de l'EI dans la vidéo (approximatifs). Source : isislivemap.com

Dans la séquence 3, l'EI indique attaquer des positions de miliciens chiites irakiens à l'ouest de la frontière, donc en Syrie ?

Date (sûre par recoupement ou estimée) : vidéo mise en ligne le 25 novembre 2017.

L'attaque de la séquence 2 correspond à un reportage photo du 21 septembre.

L'attaque de la séquence 3 correspond à une vidéo Amaq du 5 juillet.

Type de vidéo : c'est une vidéo d'offensive, l'EI mène des contre-attaques avec des raids mécanisés.

Découpage (séquences) :

1 : 14''-58'', introduction.
2 : 58''-5'06'', assaut.
3 : 5'06''-8'45, assaut.

mardi 28 novembre 2017

La bataille d'al-Boukamal

Merci à M. Morant et B. Khabazan.

Al-Boukamal était la dernière ville d'importance contrôlée par l'EI en Syrie, près de la frontière irakienne, après la chute de Mayadin puis de Deir Ezzor. L'EI, qui a pourtant indiqué dans son hebdomadaire al-Naba dès le mois d'octobre 2017 qu'il ne mènerait plus de combat urbain prolongé et qu'il repasse à l'insurrection, va pourtant s'accrocher dans al-Bukamal, sans qu'une explication suffisamment étayée puisse être avancée. A-t-il voulu profiter de la précipitation des forces du régime syrien, préoccupées à l'idée que les SDF puissent s'emparer de la ville en premier ? A-t-il voulu un succès d'estime avant de rebasculer complètement vers l'insurrection ? Cherchait-il à gagner du temps pour permettre l'évacuation de personnes ou de structures importantes ? Impossible de trancher. Côté régime syrien, l'assaut sur al-Boukamal est essentiellement mené par des forces étrangères alliées. Cette étude en source ouverte sur la bataille d'al-Boukamal, qui ne peut être exhaustive au vu notamment de la multiplicité des forces engagées du côté du régime syrien, vise à donner un aperçu de la complexité des acteurs présents pour cette partie.

jeudi 23 novembre 2017

Myriam BENRAAD, L'Etat islamique pris aux mots, Paris, Armand Colin, 2017, 190 p.

On ne présente plus Myriam Benraad, docteur en science politique, spécialiste de l'Irak auquel elle a déjà consacré plusieurs ouvrages.

Dans ce petit livre de la collection "Engagements" de l'AEGES, publié chez Armand Colin, elle comble un vide relatif en français -en ce qui concerne les ouvrages s'entend- à propos du discours de l'Etat islamique. Un discours qui élimine toute "zone grise", toute neutralité, en divisant le monde en deux catégories : les musulmans, qui doivent rejoindre le califat, et les non-musulmans, promis à l'enfer. Ce discours passe par la propagande de l'Etat islamique, essentiellement numérique, diffusée notamment via les réseaux sociaux. Des 3 objectifs fixés dans l'introduction, il me semble que le livre remplit surtout,  faute de place, le deuxième : analyser le discours de l'Etat Islamique pour mieux le réfuter. Le tout à travers 20 couples de mots emblématiques de ce discours.

Occident et Orient : paradoxalement, l'EI a récupéré cette distinction occidentale en se forgeant en contrepoint de l'Occident "construit". Les recrues étrangères, européennes du califat, amènent avec eux ces constructions et vont aider à bâtir l'image de l'EI, qui utilise également l'image de l'Orient véhiculée par l'Occident lorsque ces deux termes ont été inventés.

Civilisation et barbarie : l'Etat islamique s'est inspiré du fameux texte Administration de la sauvagerie/Gestion de la barbarie, écrit courant 2004, et assume la barbarie, voulant dépasser al-Qaïda. A contrario, l'islamisation promue par l'EI devient une mission civilisatrice, et son gouvernement vise aussi à modifier les esprits ; celui-ci est mis en avant face aux exactions de ses adversaires.

Islam et mécréance : pour l'EI, il n'y a que l'islam d'un côté et la mécréance de l'autre, ce qui supprime tout intermédiaire. Les mécréants sont à exécuter sur le champ : leur sang est "licite". Les musulmans doivent pratiquer la taqiyya (dissimulation) pour ne pas obéir aux mécréants si besoin. En fait, l'EI sort complètement de leur contexte des passages du Coran et réinterprète des querelles anciennes avec des accents modernes, aboutissant à une vision binaire complètement déphasée par rapport à l'islam.

Jihad et croisades : l'Etat islamique brandit le jihad comme arme contre la "coalition croisée", aidée par les traîtres tels les "rafidites (terme qui apparaît systématiquement dans leurs vidéos pour désigner les chiites irakiens)/rawafid", les chiites, comme en Irak par exemple. L'EI voit les croisades comme un événement uniquement militaire, réinterprété à la faveur d'une théorie du complot qui voudrait qu'on tente d'éliminer les musulmans. La lecture est évidemment simpliste et déforme l'histoire des croisades, bien plus riche. Sans parler de la place du djihad.

Colonial et décolonial : l'Etat islamique prétend "décoloniser l'islam". Les jihadistes maghrébins évoquent souvent les crimes coloniaux commis par la France. Or le jihadisme s'est aussi construit, intellectuellement, en réaction au colonialisme. Pourtant l'EI a pratiqué les mêmes crimes sur son territoire. Rien ne montre mieux son dévoiement que la lecture tronquée de la hijra, l'émigration, qui n'a jamais été destinée à conduire le jihad. La terreur est mise au service de la propagation universelle de l'islam : le jihad offensif est aussi une réponse politique.

Unité et division : dans un monde musulman pluriel, l'Etat islamique prône le tawhid. Tout le reste doit être exclu, banni, persécuté ; on se souvient des Yézidis, mais l'EI est aussi très hostile aux chiites. L'EI, à coups de takfir, se veut exclusif, dans des flots de sang.

Califat et démocratie : l'EI considère la démocratie comme le "paroxysme de la mécréance". Il faut dire qu'il en a une conception étriquée et civilisationnelle, alors que c'est loin d'être le cas. De la même façon, l'islam n'a jamais été incompatible avec une forme de démocratie, même aux origines. L'EI conserve une vision fantasmée du califat, notamment celui des débuts de l'islam.

Oumma et nation : l'Etat islamique proscrit toute forme de nationalisme, ne voyant que l'oumma. Or, le projet de l'EI, avec son califat, traduit en fait une conception moderne, déformée de l'oumma, qui l'assimile de facto à un nationalisme...

Tyrannie et libération : l'EI prescrit de se détourner du taghout (tyran). Bien qu'il affirme dans sa propagande libérer les musulmans, l'EI, par ses pratiques, dément cette affirmation.

Corruption et justice : l'EI se considère comme un justicier, social et moral, face aux gouvernement corrompus. L'argument a trouvé un écho devant certaines réalités, notamment en Irak. Mais à vouloir régner par la terreur, le groupe n'a souvent fait que prolonger le constat préexistant après des débuts trompeurs.

Humiliation et revanche : l'EI met souvent en avant l'humiliation subie par les musulmans, insulte sur le prophète (caricatures), traitement réservé aux prisonniers. Le groupe prétend redonner sa dignité aux musulmans, mais sombre dans une logique de revanche aveugle qui n'a que peu de rapport avec l'islam.

Grandeur et décadence : pour l'EI, le califat est l'apothéose de l'islam, scandée par la répétition du takbir. A contrario, l'Occident serait en déclin. L'EI ne reprend ici qu'une lecture décliniste qui le fait idéaliser l'islam des premiers temps, dont il se prétend la résurgence.

Tradition et modernité : l'Etat islamique a pour lui d'avoir réinterprété de manière moderne des éléments de la tradition, le Coran, mais pas seulement. Avec pour résultat de préconiser l'utilisation des armes de la modernité pour la détruire...

Bien et mal : l'Etat islamique se voit comme un parangon de vertu, face à un adversaire diabolisé. Le croyant doit se retirer de la jahiliyya, faire sa hijra et mener le djihad : depuis l'invasion américaine de l'Irak, la vision millénariste s'est répandue chez les djihadistes du combat apocalyptique près de Dabiq, en Syrie, qui donne son nom au premier magazine destiné au public international non arabe. Mais en réalité, l'EI tombe dans une surenchère de violence jamais atteinte jusqu'ici.

Pur et impur : la distinction relève là encore de l'imaginaire. Le mécréant est impur, ce qui justifie pour l'EI son exécution. De même que les moeurs occidentales honnies. Dans sa mission pour le bien, l'EI croit être là pour purifier l'islam. Or cette purification devenue éthique justifie les violences les plus extrêmes, comme le génocide des Yézidis.

Beauté et laideur : l'EI se veut aussi l'incarnation de la beauté. Sa propagande en témoigne : son esthétique a atteint une dimension jamais vue chez les djihadistes par le passé. Les vidéos reprennent les codes hollywoodiens. A contrario, l'adversaire n'est que laideur. Ce jugement moral est bien éloigné de la tradition islamique, et la propagande ne fait que le nourrir.

Utopie et dystopie : l'EI est en soi, une utopie. Il se veut une terre promise, un paradis, un âge d'or civilisationnel. C'est ce qui explique qu'il ait recruté dans des milieux si divers. Il y a donc une logique anti-système, qui recueille la fuite en avant de certains individus. Cet aspect n'explique évidemment pas tout. A contrario, l'utopie créée par l'EI s'est transformée en dystopie : le groupe est tourné vers une logique d'anéantissement et sa réalité a déçu beaucoup de recrues.

Immanent et transcendant : en se plaçant comme transcendant,  jusque dans sa propagande, en prétendant remodeler le monde à son image, l'EI va presque à l'encontre de l'idée du tawhid qu'il défend pourtant becs et ongles. La quête de superpuissance des jihadistes va en quelque sorte à l'encontre du respect à Allah.

Paradis et enfer : pour l'EI, le djihad est la voie de l'accès au paradis, par le tawhid et la tawba, dans le sentier d'Allah. Le paradis est une arme opérationnelle, mise en avant dans les vidéos, dans les nasheeds. A contrario, les ennemis d'Allah ne trouvent que l'enfer, vont rejoindre le shaytan. Mais là encore, le groupe déforme allègrement des notions de la religion musulmane. L'enfer, de fait, a été créé dans le califat par les pratiques de l'EI -il suffit de penser au sort réservé à de nombreuses femmes.

Vie et mort : "Nous aimons la mort comme vous aimez la vie", disait Ben Laden à CNN en 1997. L'EI aura poussé la logique jusqu'au bout. Les recrues étrangères ont rejeté leur mode de vie, et méprisent souvent l'existence. Le groupe fait de la mort une arme militaire, avec les inghimasiyyi, combattants d'élite munis de ceintures d'explosifs, après l'emploi terroriste des kamikazes, qui a été utilisé par l'EI comme arme militaire, sur une échelle inconnue à ce jour, pendant plusieurs années. De nouveau, l'EI a détourné et interprété des concepts dans un sens moderne, rejetant les recommandations du prophète et la condamnation du suicide.

En conclusion, M. Benraad souligne que l'Etat islamique a pour partie réussi à éliminer la "zone grise", et la volonté de le faire perdurera après la disparition du califat, car les causes politiques et socio-économiques à l'origine des conflits irakien et syrien sont loin d'être réglées. Elle souhaite également que le conflit Kepel-Roy soit dépassé, car le discours de l'EI, lui, va rester. Sa propagande est toujours là. C'est elle qu'il faut combattre, à travers le discours, à travers les réseaux sociaux, face à un adversaire ayant fait preuve d'une remarquable faculté d'adaptation.