" Historicoblog (4): BEN BRAHIM Achraf, L'emprise. Enquête au coeur de la djihadosphère, Lemieux Editeur, Paris, 2016, 253 p.

jeudi 15 juillet 2021

BEN BRAHIM Achraf, L'emprise. Enquête au coeur de la djihadosphère, Lemieux Editeur, Paris, 2016, 253 p.


Achraf Ben Brahim s'est lancé dans son enquête après avoir appris la mort de son ami d'enfance, Quentin Roy, qui a laissé un testament laissant entendre qu'il allait participer à la bataille d'al-Qaryatayn. L'Etat islamique s'est emparé de la ville, prise aux forces du régime syrien, en août 2015. Coïncidence fortuite, il se trouve que la vidéo de l'EI qui montre cette opération est l'une des premières que j'ai traitées, quand j'ai commencé à étudier les vidéos de propagande militaire de l'EI. Je m'en souviens bien encore, aujourd'hui. Dans son préambule, l'auteur précise par ailleurs pourquoi il utilise le terme Etat islamique et non Daech, ce que je fais aussi. Cela me faisait déjà deux bonnes raisons de continuer la lecture, après quelques pages. 
Achraf Ben Brahim découpe son propos en 3 parties. Dans la première, il explique notamment comment il a appris à suivre la propagande de l'EI et à entrer en contact avec certains djihadistes présents sur zone. Le rythme obsédant des anasheeds (que je connais aussi, à force d'étudier les vidéos de propagande de l'EI), le suivi à la source sur le net (moins facile qu'on ne l'imagine, surtout maintenant, encore plus qu'en 2016)... "le djihad médiatique, c'est la moitié du djihad", disait Zawahiri, titre que j'avais moi-même utilisé dans un article pour France-Soir en 2017. Magazines, vidéos, anasheeds, communiqués de revendication... tout un arsenal de propagande que l'EI a développé et qui perdure aujourd'hui malgré sa défaite territoriale -mais non totale- en Irak puis en Syrie. A noter p.43 une petite erreur : le "frère qui s'élance" (l'auteur veut sans doute parler des inghimasiyyoun) n'est pas un kamikaze (istishadi) mais un type de combattant bien particulier (j'en parlais ici il y a 4 ans également). L'auteur décrit assez bien pour l'époque (2016) le fonctionnement de l'EI, comment les recrues étrangères sont accueillies et intégrées. Il explique également de manière assez pertinente comment les candidats au djihad, pour beaucoup, se sont radicalisés dans leur pays d'origine avant de céder aux sirènes de l'EI et surtout de son prédécesseur immédiat, l'EIIL, né en avril 2013. Le cas de Sharia4Belgium est de ce point de vue assez emblématique mais on pourrait citer Forsane Alizza en France que l'auteur évoque d'ailleurs plus loin dans son livre. Après la naissance du califat, en juin 2014, qui constitue un coup d'accélérateur pour les départs dans les pays occidentaux, l'EI mettra en place une stratégie de communication pour attirer les recrues.
 
Dans la deuxième partie, l'auteur décortique les mentalités et les arguments de l'EI. Il décrit ainsi les kamikazes -volontaires, contrairement à ce qu'on a souvent lu : les candidats ne manquaient pas, d'ailleurs, on peut se rappeler de l'échelle industrielle de l'utilisation des SVBIED à Mossoul- et les inghimasiyyoun (qui là sont abordés correctement). La communication des recruteurs repose aussi sur la culpabilisation religieuse et sociétale de leurs interlocuteurs, que l'on observe jusque dans les vidéos de propagande. L'EI sait aussi jouer du pardon et du "repentir", par exemple pour ceux qui ont un passé délinquant, qui peut aussi se révéler fort utile pour l'organisation à des fins pratiques. La communication est aussi marquée par l'idée obsessionnelle qu'Allah soutient toujours les djihadistes (l'exemple fameux des tempêtes de sable, vues comme un soutien d'Allah car empêchant l'intervention de l'aviation : on le voyait encore dans les contre-attaques de l'EI dans la dernière poche à l'automne 2018). De la même façon, la ba'yah (serment d'allégeance au calife) à Abou Bakr al-Baghdadi et l'obéissance aux chefs conditionnent souvent l'allant du djihadiste de l'EI sur le champ de bataille, qui va parfois se faire tuer et évoluer dans un cadre tactique désespéré, mais sans reculer. L'EI va aussi chercher à recruter dans ce que l'auteur appelle un "djihad de désoeuvrement", dans les banlieues, où toute une population est marginalisée faute d'action politique à la hauteur des enjeux, notamment : c'est le cas de Sevran, ville d'où vient Quentin Roy, mais lui-même, comme le montre l'auteur qui l'a bien connu, échappe à cette classification. D'ailleurs la France rurale devenue périphérique est aussi concernée par les départs au djihad. Il est vrai que pour certains l'EI a pu représenter une forme de promotion sociale, surtout en 2013-2014 quand les combats ne concernaient pas forcément tous les Français : mais à partir de la fitna avec al-Nosra en janvier 2014 puis de l'expansion jusqu'à la naissance du califat, les choses sont devenues beaucoup plus dures sur zone, entraînant d'ailleurs les premiers retours importants. Ce "djihad de désoeuvrement" se retrouve d'ailleurs dans d'autres pays que la France, comme en Tunisie, qui a fourni l'un des plus gros contingents de départ. Achraf Ben Brahim a rencontré un candidat au départ qui allait rejoindre l'EI en Libye, et qui montre qu'à côté de ce djihad de désoeuvrement, il y a aussi un djihad de conviction. L'auteur a d'ailleurs pu mesurer, après l'intervention des parents de Quentin Roy qui ont reproché au maire de la commune de ne pas avoir pris la mesure du problème de recrutement dans sa ville, combien les médias souhaitaient simplifier la réalité, ne considérant Sevran que comme une banlieue djihadiste tout près de Paris. Il a pu rencontrer un candidat au départ qui avait une formation d'ingénieur, en France, et il n'est pas le seul. Ils étaient nombreux à être diplômés dans les rangs de l'EI. Comme Rachid Kassim, qui a téléguidé certains attentats de 2016 ainsi que des tentatives ratées, comme celle visant Notre-Dame. Ceux-là sont plus discrets, on ne les voit que rarement dans les documents de propagande. Mais ils ont une véritable conviction politique, et une conviction religieuse chevillée au corps. Un point de désaccord en revanche avec ce que dit l'auteur p.170-175 : les attentats commis en Occident ne sont pas qu'une réponse aux bombardements de la coalition à partir de 2014, d'abord en Irak puis en Syrie. Hormis l'attentat du musée juif de Bruxelles en mai 2014, avant la naissance du califat et les premières frappes donc, qu'on peut attribuer sans se tromper à l'EI, on a des indices suffisamment nets qui montrent que les djihadistes francophones et l'EI lui-même avaient déjà l'intention de frapper l'Occident assez tôt. Ce qui change en revanche après les premières frappes, c'est que l'EI va mettre les moyens pour développer les "opérations extérieures", comme l'a montré le travail de M. Suc devenu une référence.
 
Par contre, on ne peut qu'être d'accord avec l'auteur lorsqu'il explique, pour introduire sa troisième et dernière partie, qu'il faut écarter l'idée fumeuse selon laquelle l'EI n'aurait rien à voir avec l'islam ; bien au contraire, le groupe justifie absolument tout par la religion. Le port de la barbe ? Justifié par un hadith. Le pantalon relevé au-dessus des chevilles ? Idem. L'affection pour les chats ? Elle suit là aussi le comportement du prophète. Les décapitations, les attentats ? Justifiés par des sourates du Coran. La propagande de l'EI moque d'ailleurs ceux qui, en France, refusent d'assimiler l'EI à l'islam. Les musulmans qui ne sont pas avec l'EI sont des "hypocrites", des "apostats", veulent complaire à la République française. L'EI se retrouve ainsi parfaitement dans le discours de l'extrême-droite, identitaires et autres, qui fustigent les musulmans comme incompatibles avec la République. De la même façon, l'EI rejette toute la gauche et les pro-palestiniens comme caisse de résonance d'une humiliation des musulmans, jusqu'aux ONG comme Baraka City qui n'applique pas selon l'EI l'islam correctement. L'EI moque également ceux qui expliquent que les jeunes se radicalisent dans les mosquées, affirmation qui ne touche pas seulement l'extrême-droite mais aussi la droite classique. En vérité, toute personne ayant suffisamment étudié la question sait que les candidats au djihad évitent autant que faire se peut les mosquées et se regroupent en général en dehors, entre eux, faute justement de trouver ce qu'ils attendent dans les mosquées (quand elles existent, ce qui est un autre problème encore). Pour l'EI, tous les imams des mosquées et ceux qui interviennent dans les médias pour le dénoncer, Tareq Oubrou, et d'autres, et bien sûr Tariq Ramadan, sont des "serpillères de la République" comme l'écrivait le magazine en français de l'EI, Dar al Islam. Rompre avec cet islam de la République, si tant est qu'il existe, et avec la famille qui le pratique souvent, c'est pour l'aspirant djihadiste l'illustration de "l'alliance et le désaveu" (al wala al bara). Excommuniés aussi pour l'EI, les salafistes quiétistes, et encore davantage les pays du Golfe, dont l'Arabie Saoudite, là encore contrairement à ce qu'on lit souvent, qui constitue une des premières cibles de l'EI dans sa propagande. Les djihadistes français qui ont rejoint l'EI n'ont pas perdu leur identité : comme le relève l'auteur, ils choisissent d'ailleurs pour l'essentiel une kounya en "al-Faransi" (le Français) et non celles par exemple des pays du Maghreb dont leur famille est parfois originaire. Achraf Ben Brahim montre aussi par l'exemple comment les outils mis en place par la France pour "déradicaliser", que ce soit Stopdjihadisme, terrassé sur le plan numérique par les propagandistes de l'EI sur les réseaux sociaux, ou les initiatives comme celle de Dounia Bouzar, dont on connaît le résultat, n'ont pas fonctionné. Comme il le dit, il est difficile de sortir ces personnes de ce qui est une conviction, quand bien même ils ont pu être déçus par l'Etat islamique ou ce qu'ils ont trouvé sur place. Le problème est le même en prison. C'est aussi que la "déradicalisation" est devenue un business, certains n'y voyant qu'un moyen de faire de l'argent ou de se mettre en avant à des fins personnelles (besoin de reconnaissance exacerbé ou de briller sur les réseaux sociaux) ou politiques. Achraf Ben Brahim, lui, comme il l'écrit, a pu mesurer combien le sujet était complexe et affirme avec humilité qu'il ne sent pas expert en dépit du travail qu'il a pu mener.
 
La conclusion s'intitule de façon pessimiste "Un échec français". L'échec est multiple : sociétal, car l'EI appuie sur les lignes de fracture de la société française, politique, parce que les réactions ne sont pas à la hauteur des enjeux, que ce soit sur les problèmes sociétaux ou la place de l'islam en France. Echec aussi de la communauté musulmane française selon l'auteur, déconnectée de la jeunesse pratiquante. Echec de la diplomatie française, dont on a pu mesurer le manque de crédibilité sur certains sujets ces 15 dernières années. D'où la tendance initiale à présenter le djihadiste comme un fou ou un raté. On en est revenu, mais il n'en demeure pas moins que le djihadiste représente le miroir des failles françaises : et comme l'écrit l'auteur dans les dernières lignes, chaque djihadiste a ses propres motivations.
 
Cinq ans après sa parution, voici un petit ouvrage à la lecture ma foi toujours stimulante.

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