" Historicoblog (4): Hélène SALLON, L'Etat islamique de Mossoul. Histoire d'une entreprise totalitaire, Paris, La Découverte, 2018, 284 p.

dimanche 22 août 2021

Hélène SALLON, L'Etat islamique de Mossoul. Histoire d'une entreprise totalitaire, Paris, La Découverte, 2018, 284 p.


En février 2018 paraît aux éditions La Découverte ce livre d'Hélène Sallon, arabisante et journaliste du Monde, qui a couvert la bataille de Mossoul entre mi-octobre 2016 et mi-juillet 2017. Embarquée avec l'ICTS pendant la bataille, Hélène Sallon a recueilli des témoignages d'habitants de Mossoul pour essayer de mieux cerner ce qu'a été la réalité de l'Etat islamique dans la ville, pendant trois années. Ceci étant dit, elle ne s'appuie que sur un nombre limité d'analyses de chercheurs, et ne prend pas forcément en compte le point de vue de l'EI lui-même - sur lequel on peut exercer un regard critique, comme je le fais dans mes travaux-, ce qui confine un peu l'ouvrage dans une certaine catégorie (p.15, elle précise d'entrée que son livre "se tient à distance des ouvrages spectaculaires en forme de témoignages de djihadistes ou de leurs victimes, comme des analyses froides et désincarnées de chercheurs qui n'avaient pas accès au terrain". Ne serait-il pas plus pertinent de cumuler les approches pour avoir une vue d'ensemble ?). D'ailleurs, un oeil exercé reconnaît au premier coup d'oeil la source de la carte qui ouvre le livre, ce sont celles de l'Institute for the Study of War (non mentionné), que les connaisseurs ont vu passer ces dernières années. Une des sources principales du livre est d'ailleurs "Mosul Eye", ce Mossouliote qui a témoigné sur les événements pendant l'occupation même de la ville par l'EI. Le manque de croisement des sources précitées se voit dès l'introduction, quand Hélène Sallon fait l'historique du groupe qui deviendra l'EI : p.20, elle indique ainsi que les provinces de "Salaheddine, Diyala et Ninive" tombent après chute de Mossoul, ce qui est faux : si Ninive et Salaheddine passent effectivement pour bonne part sous la coupe de l'EI, c'est loin d'être le cas de Diyala, où l'EI n'était pas aussi puissant qu'à Mossoul, et a dû affronter la résistance des Kurdes et de la mobilisation populaire chiite qui va injecter beaucoup de forces, en cheville avec l'Iran, pour confiner l'EI dès la fin de 2014 à la guérilla - le groupe n'ayant trois ans plus tard aucun mal à survivre à la défaite territoriale dans cette province, qui devient d'ailleurs l'un de ses bastions actuellement en Irak (je renvoie à mon travail sur ce sujet). Il est certain en revanche qu'à Mossoul l'EI a cherché à imposer son modèle totalitaire, via une administration rigoureuse, s'inspirant de théories écrites par les djihadistes de longue date.

Le plan du livre est à la fois chronologique et thématique. La chute de Mossoul en juin 2014, racontée dans le premier chapitre, a des explications structurelles et conjoncturelles. Structurelles : la ville de Mossoul est depuis longtemps un bastion d'al-Qaïda en Irak, puis de l'Etat islamique d'Irak. Sa périphérie est peuplée de ruraux émigrés en ville sous Saddam Hussein, travaillés par le salafisme. Avec le retrait américain en décembre 2011, l'EII peut se redévelopper, s'étendre même via le conflit syrien. Le Premier Ministre irakien Maliki a accentué la confessionnalisation, privilégiant dans l'armée la loyauté à l'efficacité militaire. Conséquence : les unités de l'armée et de la police à Mossoul comprennent bon nombre de "soldats fantômes", la population est excédée par la corruption publique et la répression contre les sunnites. Dans ces conditions, on comprend que l'EIIL ait eu la partie relativement facile à Mossoul. Maître d'une ville de 2 millions d'habitants, le groupe en fait sa capitale symbolique : c'est là qu'Abou Bakr al-Baghdadi fait sa première apparition, pour annoncer le retour du califat.

Commence ensuite l'ère de la séduction (chapitre 2). Comme il l'a déjà fait en Syrie à partir de 2013, l'EI se montre charmeur dans un premier temps, se posant en libérateur et en restaurateur de l'islam - ce qu'une partie de la population mossouliote accepte fort bien. Les choses se durcissent au cours de l'été 2014. Si l'EI ne s'en était pris au début qu'à ses ennemis avérés, assure les services publics - de façon plus efficace au départ selon les habitants que le gouvernement précédent..., le groupe met la main sur les mosquées, installe ses points médias, recrute autant qu'il le peut - et sans mal, beaucoup de citadins étant volontaires, pour différentes raisons.

Le ton se durcit fin juillet 2014 (chapitre 3). Le gouvernement irakien a suspendu un temps le paiement des fonctionnaires en territoire EI, ce qui complique la tâche de ce dernier. La hisba et les tribunaux islamiques commencent à s'installer. L'EI entame la destruction des édifices religieux jugés hérétiques, persécute les chiites, puis les chrétiens, s'acharne sur ses adversaires. La population s'en accommode, du moment que les salaires sont versés et les services publics assurés.

Les chrétiens ont été poussés à l'exode (chapitre 4). Au départ, les djihadistes les épargnent, contrairement aux chiites. Puis, le 19 juillet, l'EI après leur avoir imposé des vexations, pose un ultimatum : la conversion, le statut de dhimmi, ou la mort, avec 48 heures pour quitter le territoire du groupe. Les chrétiens choisissent massivement la fuite.

Un témoin privilégié de ces événements a été "Mosul Eye", un Mossouliote qui, de son clavier, commente la situation dans Mossoul depuis juin 2014 (chapitre 5). Quand il peut, car la situation se durcit avec les frappes de la coalition à partir d'août 2014. L'EI devient méfiant, contrôle l'accès à Internet. Entre l'observateur engagé et l'historien, Mosul Eye ne peut que constater la passivité relative de la population. D'après lui, Mossoul a perdu son identité : l'émigration de ruraux, néo-urbains, a mis en conflit l'identité citadine de la ville avec la culture tribale des nouveaux venus. Particulièrement néfastes à ces yeux sont les gens venus de Tal Afar, à l'ouest de Mossoul - une ville qui a effectivement fourni quelques-uns des cadres les plus importants de l'EI, comme Abou Ali al-Anbari. Mosul Eye a commenté pendant 3 mois, jusqu'en septembre 2014. Mi-2015, il doit s'exiler, menacé par l'EI, qui a bien compris l'enjeu : Mosul Eye est l'une des sources les plus visibles sur ce qui se passe dans la ville, à l'image de Raqqa is being slaughtered silently pour Raqqa, dont certains membres connaîtront un sort tragique. Il guidera aussi les forces irakiennes à leur arrivée en octobre 2016, se désolera de voir les destructions infligées à Mossoul pour sa reconquête. Il oeuvre depuis pour essayer de lui rendre son identité.

Pour l'EI, Mossoul, c'est aussi un trésor de guerre (chapitre 6). L'EI confisque propriétés publiques et privées, pille les banques, à quoi s'ajoute les dons faits pour la "repentance" de certains. Mossoul est la capitale économique de l'EI : le Bayt al-Mal, son ministère des Finances, organise la collecte des impôts, taxe le commerce, vend les oeuvres d'art et d'archéologie. L'accès à l'électricité puis à l'eau toutefois constitue un problème. L'EI tente de présenter sa gestion comme une répartition plus équitable des richesses, avec la zakat. Il est aidé dans son entreprise par le maintien des fonctionnaires à leur poste, et par le versement des salaires par le gouvernement irakien, qui interrompu un temps, reprend jusqu'à l'été 2015. L'EI est un groupe djihadiste qui ne dépend pas des dons extérieurs : son économie se base surtout sur la collecte de ressources, qui sont surtout investies dans l'appareil militaire. La propagande crée un idéal de vie bien éloignée de la réalité : les conditions de vie sont de plus en plus dures à Mossoul, à partir du moment où le gouvernement suspend les salaires des fonctionnaires, que l'EI recule à Salaheddine en 2015 (et pas à Diyala, comme cela a été déjà dit plus haut, p.109), perd le passage frontalier de Tal Abyad en Syrie puis le Sinjar - bien que la route syro-irakienne soit en réalité toujours ouverte ailleurs. La situation se détériorera jusqu'au début de la bataille en octobre 2016, l'Etat islamique cherchant aussi à préserver une partie de son trésor de guerre.

L'EI surveille dans la ville (chapitre 7), dès les frappes de la coalition en août. Les habitants d'un quartier d'al-Zahraa constatent dès juin 2014 qu'une bonne partie de l'endroit est acquis à l'EI. Le quartier est envahi par les combattants de Tal Afar, les russophones et les Chinois (sans doute des Ouïghours ou des combattants d'Asie centrale, les Chinois n'étant qu'en nombre très limité dans le djihad syro-irakien...). La hisba tient la rue, les djihadistes se font de plus en plus paranoïaques à partir du second semestre 2015.

Mossoul sans l'EI est aussi une ville interdite aux femmes (chapitre 8). Les femmes n'ont plus le droit de sortir sans un tuteur, et avec la tenue appropriée. Elles sont cruellement victimes de la hisba féminine si elles y contreviennent. L'EI encourage seulement les femmes à travailler dans les deux domaines qui l'intéresse : l'éducation et la santé. C'est que les femmes, pour l'EI, ont un rôle clé : elles mettent au monde et elles élèvent la prochaine génération djihadiste.

L'EI a également échoué dans son projet universitaire (chapitre 9). Le groupe tente de formater à son image le système, pour recruter là encore des capacités qui peuvent lui servir. Bien qu'il compte des sympathisants dans le monde enseignant, l'EI ne parvient pas à attirer les enseignants. L'université finira par servir de QG et de centre d'entraînement et de fabrication d'armes et d'explosifs, étant bombardée en mars 2016. Les djihadistes évacuent le site sans combattre lors de l'assaut de l'est de Mossoul.

Les djihadistes ont mis la main sur la santé (chapitre 10). A l'hôpital al-Khansaa, ils doivent forcer les médecins et le personnel médical à venir travailler au fil des mois, car le secteur est en pénurie sous la domination de l'EI. La hisba exerce un contrôle serré. L'EI donne le meilleur aux combattants et à ceux qui ont prêté allégeance, mais les soins sont loin de la qualité d'un hôpital digne de ce nom. C'est l'un des services que l'EI a le moins bien réussi à gérer, étant même contraint d'autoriser les malades à aller se soigner en dehors de son territoire à l'été 2015.

Mossoul sous l'EI, c'est aussi une tentative de nouvelle ordre social (chapitre 11). Le rapport à l'EI détermine le statut social. A côté des vétérans, souvent dans l'encadrement, des générations plus jeunes profitent du système instauré par le groupe djihadiste. Mossoul devient cosmopolite avec l'affluence de nombreux combattants étrangers de l'EI. Les Russophones en particulier. Si Hélène Sallon sait qu'ils ont fait partie du dernier carré à l'ouest de Mossoul, elle ne précise pas l'identité d'un des plus célèbres qui a conduit la katiba jusqu'à la presque toute fin de la bataille (Magomed-Ali Israilov, alias Sayfullah Shishani et la katiba Sayfullah), ce qui montre de nouveau qu'elle ne s'est pas appuyée sur les sources venant des djihadistes eux-mêmes. Un certain nombre de Français sont également venus à Mossoul : Rachid Kassim est le plus connu, mais leur présence a été plus forte qu'on ne le croit, notamment parce que le séjour en Syrie a été plus documenté par les "revenants" que celui en Irak. Dans l'analyse que j'ai récemment envoyée sur ma liste de diffusion mail à propos de la vidéo de propagande de l'EI montrant le testament du kamikaze Abou Maryam (Kévin Chassin, mort en mai 2015), celui-ci a bénéficié avant son opération d'un séjour dans un hôtel de Mossoul, dont on possède au moins un cliché. Hélène Sallon évoque d'ailleurs plus loin quelques exemples de Français installés dans la partie est de la ville. Les frappes de la coalition, à partir d'août 2014, forcent les djihadistes à s'adapter, en plus de renforcer leur "espionnite" aigüe. La direction du groupe évite les grandes villes, les installations clés sont déplacées dans des bâtiments qui n'attirent pas l'attention, ou sous terre. Contrairement à ce qu'écrit Hélène Sallon, les ateliers de fabrication d'armes, très présents à Mossoul du fait de ses capacités industrielles, ont joué un rôle non négligeables dans la bataille, qui, est-il besoin de le rappeler, a duré plus de 9 mois. L'EI a fait un usage industriel des véhicules kamikazes (SVBIED), par centaines, tous fabriqués et même prépositionnés pour la défense à l'extérieur de la ville et à l'intérieur ;  dans ses vidéos de propagande pendant la bataille, l'EI a montré comment il a fabriqué un lance-roquettes monocoup tirant les munitions capturées pour le canon sans recul SPG-9 (les forces irakiennes en retrouvent encore dans certaines caches, preuve que l'EI avait réussi à en faire sortir de la ville), mais aussi des lance-roquettes RPG-7 et des canons sans recul SPG-9, justement. Il a mis au moins des drones armés en prévision de la bataille de Mossoul, les utilisant massivement au-dessus de l'est de la ville. Les derniers SVBIED à l'ouest de Mossoul étaient même équipés de roquettes pour en augmenter la capacité offensive. Les tunnels, creusés de longue date, seront utilisés dès la défense extérieure pour prolonger au maximum la défense, puis dans la ville pour surgir sur les arrières de l'ennemi et reprendre des positions perdues. Le durcissement de la situation à partir de l'été 2015 creuse le fossé, dans la ville, entre les membres de l'EI et la population. Si une partie des combattants étrangers est rentrée, d'autres sont aussi partis en Syrie avant la chute du territoire irakien. Et pour les mauvaises recrues des fiches de la katiba Tariq ibn Zyad, dont plusieurs Français, combien de djihadistes sont restés pour défendre Mossoul jusqu'à la mort ? Là encore, comme à Syrte en Libye ou Raqqa un peu plus tard, la bataille de Mossoul a été pensée par l'EI pour gagner du temps, et préparer la suite. Une étude de sa propagande aurait permis de le constater et de l'écrire ici.

Dans le chapitre 12, Hélène Sallon décrit le parcours de 3 jeunes hommes dans Mossoul occupée par l'EI. Ils se sont vite aperçus, en juin 2014, que nombre d'amis de leur jeune âge faisaient déjà partie de l'EI où ont rejoint le groupe, attirés par l'un ou l'autre des éléments sur lequel les djihadistes ont misé. L'un des jeunes hommes a été jeté en prison par l'EI pour avoir tenu une page d'informations sur les réseaux sociaux. Finalement, 2 des 3 jeunes hommes quittent Mossoul, en passant par la Syrie, dans ce qui s'apparente à une véritable odyssée. Celui qui est resté voit les arrestations arbitraires, les exécutions publiques. Dans Mossoul libérée, si l'EI n'est plus là, le conservatisme religieux demeure malgré tout, preuve que les choses ne sont pas gagnées en juillet 2017.

Les libérateurs de Mossoul sont aussi confrontés aux enfants-soldats, les "lionceaux du califat" (chapitre 13). C'est une caractéristique du régime totalitaire que d'éduquer les enfants dans l'esprit du régime. L'EI n'y échappe pas : l'école est tournée vers l'objectif de fidélité au groupe et à la formation de futurs combattants et de bonnes mères. Si certaines familles ont refusé d'envoyer leurs enfants à l'école, l'EI a su en appâter d'autres par des cadeaux ou par la promesse d'un statut. Certains se sont enrôlés parce que leurs parents ne leur donnaient pas ce qu'ils voulaient. L'EI met la main sur les orphelinats, envoie les adolescents dans les camps d'entraînement militaire, va jusqu'à utiliser les enfants yézidis comme kamikazes - une célèbre vidéo de la bataille de Mossoul, non évoquée par Hélène Sallon, montre ainsi 2 frères yézidis raconter leur parcours sous l'EI avant que l'on ne voit les images de leurs opérations kamikazes. Les enfants sont un des défis de la reconstruction de l'Irak. 

Les Yézidis, eux, comptent les survivants (chapitre 14). Ecrasés par l'EI au Sinjar, les Yézidis sont massacrés pour les hommes, enrôlés en ce qui concerne les enfants en âge de l'être, ou vendues comme esclaves pour les femmes. L'une d'entre elles a ainsi été achetée par l'émir d'Hammam al-Alil, au sud de Mossoul avant que ce dernier ne gagne la capitale de l'EI. D'autres ont été mariées à des Yézidies incorporés dans l'EI. Certains enfants n'ont pour ainsi dire aucun souvenir de leur identité yézidie: l'EI n'a pas oublié le pan culturel du génocide.

Dans le chapitre 15, Hélène Sallon raconte les dernières heures du califat, en juillet 2017 - ce qui en soi est inexact : le dernier pan de territoire disparaîtra seulement en mars 2019, à Baghouz, en Syrie, et pour autant, la branche nigériane de l'EI contrôle déjà à l'époque un territoire très étendu... il est dommage que le livre ne comprenne pas au moins 2 chapitres sur la bataille de Mossoul, reprise de la moitié est, reprise de la moitié ouest. Car cette bataille a clairement été la plus importante dans le processus de disparition territoriale de l'EI, le groupe ayant d'ailleurs mis en oeuvre toute sa propagande pour la couvrir jusqu'à la fin. 9 mois de combat, à comparer aux 4-5 de Raqqa, par exemple. Dans le dernier carré à l'ouest de Mossoul, les forces irakiennes devront faire face aux femmes kamikazes, un phénomène inédit chez l'EI (p.245, un témoignage mentionne un djihadiste combattant avec une "mitraillette" BKC : il s'agit en réalité de la mitrailleuse PKM, BKC en étant les initiales russes). Les djihadistes n'hésiteront pas non plus, à l'ouest de Mossoul, à se servir de civils comme boucliers humains, dans leurs déplacements ou dans les bâtiments. D'autres se rendent. Les prisons irakiennes sont déjà pleines au sortir de la bataille : vu les conditions de détention, un détenu sur trois mourra en prison, et tous ne sont pas forcément des djihadistes. Les Irakiens capturent aussi des étrangers, dont quelques Français, dont le récit, très critique de l'EI à ce moment-là évidemment, mériterait à l'évidence une contextualisation plus poussée. Les soldats irakiens, que ce soit ceux de la 16ème division ou de l'ERD (Emergency Response Division, division de réaction rapide, mentionnée incorrectement p.255) procèderont souvent à des exécutions sommaires de prisonniers, à des actes de torture ou des mauvais traitements. Le dernier carré à Mossoul-ouest a littéralement été éradiqué sous les bombes ou fusillé. Pourtant, certaines mères de djihadistes ne renient pas leur appartenance au groupe et lui restent fidèles. Des habitants sont aussi en colère contre les forces irakiennes, dominées par les chiites, qui ont ravagé la ville pour la reprendre, notamment à l'ouest.

L'EI a fait le reste en détruisant une bonne partie du patrimoine (chapitre 16). Le 21 juin 2017, il parachève son oeuvre en faisant sauter la mosquée al-Nouri et son minaret al-Hadba. Tombeaux, mosquées, sanctuaires ont été dynamités par l'EI depuis 2014. Les traces du passé mésopotamien de Mossoul ont disparu. Les statues, le sanctuaire et la mosquée de Jonas ont été parmi les premières victimes de l'EI. Ont suivi les mosquées chiites, les églises, les ruines de Ninive, les musées. Puis se sont rajoutées les destructions pendant la libération de la ville.

En conclusion, la journaliste s'interroge sur le devenir de Mossoul. Le régime totalitaire de l'EI y a laissé son empreinte, qu'une justice notoirement corrompue et assez peu efficace peine à effacer. La réintégration des familles liées à l'EI marque le pas. Mossoul est effectivement devenue, comme l'écrivait Hélène Sallon, un bastion des milices chiites, en particulier liées à l'Iran, qui s'y sont pour certaines beaucoup plus installées à la faveur de la reconquête en 2017. La tâche paraît donc immense à l'époque (février 2018). 

Au final, je referme le livre avec une impression en demi-teinte. La collection de témoignages réunis ici propose sans aucun doute un bon aperçu de ce qu'a été la vie dans Mossoul sous l'occupation de l'EI, des causes de la prise de la ville en 2014, et des raisons de l'échec du groupe aussi. Pour autant, ne pas prendre en compte ce que l'EI lui-même dit à travers sa propagande ou les analyses "froides et désincarnées" pourtant parfois plus pertinentes que ceux qui vont sur le terrain, empêche aussi de mesurer l'impact d'un groupe djihadiste qui a constitué un exemple inédit dans l'histoire de sa formation. Aujourd'hui, l'EI opère de manière très résiduelle dans la ville de Mossoul, davantage dans le reste de la province de Ninive, mais ce n'est clairement pas le coeur de sa survie en Irak. Cette survie s'enracine dans les bastions ruraux mal contrôlés et les zones sunnites souvent limitrophes des Kurdes irakiens, Salahuddine, Kirkouk, Diyala, les monts Qarachoq, Tarmiyah, le désert d'al-Anbar. C'est là que l'EI opère en force actuellement. Et dans le désert syrien, la Badiyah, devenu aujourd'hui un centre d'entraînement pour les djihadistes, et qui sert de zone de transfert vers l'Irak, la frontière restant toujours poreuse. L'EI a récemment publié une infographie de ses opérations pour l'année 1442 AH (août 2020-août 2021) : selon ses chiffres, 45% des opérations sont conduites en Irak, pays qui est largement en tête. Irakien, le groupe l'est aussi par son chef, Abou Ibrahim, originaire de la province de Ninive, qui a succédé à Baghdadi décédé. C'est probablement pendant la bataille de Mossoul que l'EI a jeté les bases de ses futures branches en République Démocratique du Congo et au Mozambique, et juste avant, il avait refondu la province Afrique de l'ouest au Nigéria, sans aucun doute la forme la plus aboutie aujourd'hui de contrôle territorial ressemblant à ce qu'a pu être l'Irak et la Syrie en 2013-2016. L'EI reste présent sur plusieurs continents, et pour mieux le vaincre, il faut le comprendre, en allant l'étudier à la source. Les témoignages, que j'utilise aussi à certaines occasions, ne suffiront pas. Encore une fois, c'est en cumulant les approches qu'on expliquera mieux ce phénomène hors du commun qui a déjà tellement marqué notre époque et le quotidien, malheureusement tragiquement, de si nombreuses personnes.

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