" Historicoblog (4): Andrew S. WEISS et Brian "Box" BROWN, Tsar par accident. Mythes et mensonges de Vladimir Poutine, Rue de Sèvres, 2022, 272 p.

mardi 15 août 2023

Andrew S. WEISS et Brian "Box" BROWN, Tsar par accident. Mythes et mensonges de Vladimir Poutine, Rue de Sèvres, 2022, 272 p.


Andrew Weiss est le vice-président des études à la Fondation Carnegie, où il supervise les recherches sur la Russie et l'Eurasie. Il a servi à différents postes au sein du gouvernement américain aussi bien sous les administrations démocrate et républicaine. Comme il l'explique dans le préambule, lui-même a commis de nombreuses erreurs de jugement sur Poutine, qu'il a vu arriver au pouvoir en août 1999, alors qu'il était conseiller du président Clinton. Il faut dire que Poutine a tout fait pour masquer ses véritables intentions. Pour l'auteur, l'invasion de la Crimée et la guerre dans le Donbas en 2014 a eu rôle décisif. Elle a forcé Poutine a lancé des opérations de déstabilisation dans d'autres pays, à s'associer avec des figures politiques capables de lui servir de relais positifs -comme Marine Le Pen en France. L'invasion de l'Ukraine en février 2022 ne fait que renforcer l'urgence de mieux comprendre Poutine pour mieux le contrer.


Le plan du roman graphique n'est pas chronologique, sur la vie de Poutine, mais démarre tout de même à la période de son enfance, mal connue. Fils de vétéran de la Seconde Guerre mondiale, Poutine sort d'un univers somme toute très confiné en rêvant de devenir un espion, à l'image de ses film et série préférés : Le Glaive et le Bouclier et Dix-sept moments de printemps. Entré au KGB, il finit en Allemagne de l'est, à Dresde, où il est témoin de la chute du mur de Berlin et de la réunification de l'Allemagne. Un épisode qui le marque profondément.

 


Pragmatique une fois au pouvoir, Poutine, s'il sut faire des compromis avec l'Occident comme au moment des attentats du 11 septembre, reste profondément hostile à l'ouest, ce que l'on voit dès l'invasion de l'Irak en 2003 et encore plus à partir de 2007. Poutine fonctionne entouré de gens qui lui doivent tout, et qui confisquent les richesses de l'Etat tout en rendant compte au chef suprême.

Poutine avait su se placer autour de Elstine et de sa fin de règne déclinante. Il apparaissait comme un bon compromis, protégeant par ailleurs l'immunité de Eltsine et de son clan. Et pourtant, les attentats commis en Russie en 1999 qui ont servi de prétexte à ouvrir la deuxième guerre de Tchétchénie jetaient déjà le doute sur les motifs réels de Poutine. Ce dernier s'est construit une image d'homme fort, de héros à l'image de ses idoles de film et de série, qui a fini par prendre le dessus. Il s'inscrit dans la ligne de l'histoire et de culture politique russes, valorisant un pouvoir fort et centralisateur pour contrôler un énorme Etat multiethnique.

Poutine a été traumatisé par les contestations non-violentes ayant d'abord jeté à bas Milosevic en Serbie, puis par les "révolutions de couleur" survenues dans l'espace ex-soviétique. Déjà, en Ukraine, la Russie avait tenté de barrer la route au rapprochement avec l'Occident en 2004, en empoisonnant Iouchtchenko. Vexé par la débâcle de Beslan, au même moment, Poutine commença à voir la main des Etats-Unis, de la CIA et d'autres adversaires fantasmés partout, bouc-émissaires faciles pour ses propres échecs. C'est le classique de l'image-miroir : Poutine pense que les autres pays appliquent les mêmes méthodes que lui. Les mêmes explications ressortent au moment des révolutions arabes en 2011. Poutine craint une répétition contre son pouvoir de la révolution de 1917 ou du renversement de l'URSS en 1989-1991. Il s'était forgé une image de héros -usurpée- au moment des manifestations à Dresde en 1989. Revenu en URSS, devenue la Russie, il était entré dans l'équipe du maire de Saint-Pétersbourg (ancienne Léningrad), Sobchak. Chargé des transactions avec les sociétés étrangères, il détourna beaucoup d'argent.

Le test arrive en 2011. Face aux manifestations en Russie, Poutine choisit la répression violente, la désinformation à tout va. Il prend aussi un tournant conservateur pour se rallier les classes moyennes russes qui fonctionnent par le négatif. L'anti-occidentalisme cherche à masquer les traumatismes de la conscience collective russe : le sentiment de retard, la pauvreté, l'échec des réformes économiques et sociales et de la période des années 1990... dans la lignée du règne du tsar Nicolas Ier, qui au XIXème siècle avait défini l'identité russe autour du trio orthodoxie-autocratie-nation, après le coup d'Etat des décembrises. On comprend pourquoi Poutine sauta à pied joint pour accueillir Edward Snowden et s'en servir pour les révélations de Wikileaks. Lors de la révolution en Ukraine, début 2014, Poutine agit de la même façon : rejetant la responsabilité sur les Etats-Unis et l'Occident, il finit par employer la force pour annexer la Crimée, testant ainsi les nouvelles capacités de son armée et de ses services de renseignement, puis il entretient la déstabilisation du Donbas, provoquant par ses livraisons d'armes la destruction du vol de la Malaysia Airlines.

L'URSS avait déjà une longue histoire concernant les manipulations. Le KGB avait répandu l'idée, pendant la guerre froide, que les scientifiques du Pentagone avaient créé le VIH. Il avait aussi manipulé le mouvement anti-nucléaire allemand contre un gouvernement qui lui était défavorable, ou dénigrant Hoover et le sénateur Jackson, les accusant d'être homosexuels (la Russie fera la même chose au sujet du président Macron en 2017). La Russie s'entraîne à ces opérations de manipulation et désinformation après l'annexion de la Crimée et la guerre au Donbas, multipliant les cyberattaques en Ukraine, influençant par des piratages et révélations de données la campagne présidentielle américaine de 2016. C'est également à ce moment-là que Poutine envoya ses sbires racoler l'extrême-droite des pays occidentaux, allant jusqu'à financer le Front national en France. C'est le temps des "idiots utiles" - on pense aussi à l'acteur américain Steven Seagal, parmi beaucoup d'autres. L'élection de Trump représente sans doute pour Poutine l'apogée de cette campagne, moment où de plus en plus isolé de la réalité, il a dû se comparer à ses héros de fiction de l'époque soviétique. Encore plus isolé après la pandémie de Covid-19, Poutine, qui ne démord pas de l'idée que l'Ukraine n'est pas un vrai pays, mais un ancien territoire russe à reconquérir, finit par choisir l'option militaire massive en février 2022. Avec le résultat que l'on sait.

En conclusion, Andrew Weiss explique que Poutine ne lâchera pas les rênes. Il a beaucoup trop à y perdre. En persuadant les Russes qu'ils sont dans une forteresse assiégée, il se préserve lui-même. Mais si il a choisi cette stratégie, basée sur la manipulation et la désinformation, c'est qu'il sait précisément que la Russie n'a pas les moyens de tenir contre ses adversaires sur les plans militaire, économique et technologique.

Un roman graphique stimulant, servi par un dessin simple mais efficace de Brian "Box" Brown, et la traduction de Fanny Soubiran, enrichi par 11 pages de notes en fin de volume. Il est plus analytique qu'un autre roman graphique que je commenterai peut-être prochainement, et qui lui décrit plus chronologiquement le parcours de Poutine (c'est aussi une traduction d'un ouvrage anglais, cette fois).

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