Je dois confesser que je n'avais jamais lu d'ouvrage de Gilles Kepel avant celui-ci. Après tout, cela ne fait qu'un peu moins de 5 ans que je me suis mis à étudier le conflit syrien, l'Etat islamique et les autres acteurs de la guerre en Syrie et en Irak. Plongé dans mon travail à la source (les productions des acteurs de ces conflits), et même si je lis aussi beaucoup d'articles et d'ouvrages pour écrire ou pour alimenter ma réflexion, je n'ai parfois pas le temps ou l'envie de faire le compte-rendu de ces derniers sur mon blog. C'est après une seconde lecture de Terreur dans l'Hexagone que je m'y suis décidé pour cet ouvrage.
En réalité, ce livre n'est pas celui de Gilles Kepel à proprement parler, puisqu'y ont contribué Antoine Jardin mais aussi Hugo Micheron, comme cela est mentionné dans les appendices à la fin du livre. L'ouvrage sort d'ailleurs peu de temps après les attentats du 13 novembre 2015 : le texte permet de dire qu'il en a tenu compte, mais peut-être sans avoir encore le recul nécessaire (une version mis à jour serait peut-être bienvenue).
L'introduction ne permet pas vraiment de comprendre le but du livre : il s'agirait d'expliquer à la fois la stratégie mais aussi l'idéologie de l'EI, et la genèse du djihad français. On y relève pourtant une première erreur factuelle, quand l'auteur parle "d'homosexuels précipités du haut des immeubles à Raqqa ou à Homs" : l'EI n'a jamais tenu la ville de Homs, tout au plus y a-t-il eu des cellules, mais le régime syrien reprend la ville en mai 2014, avant même la proclamation de l'Etat islamique le 29 juin...
Le propos se divise en deux parties. La première couvre les années 2005-2012 et vise à montrer comment le djihad français s'est "incubé". La seconde montre le déclenchement de ce djihad entre 2012 et 2015, depuis Mohamed Merah jusqu'aux attentats de Paris. Tout tourne, selon Gilles Keppel, autour de l'entrée en politique, et des revendications, de la jeunesse issue de l'immigration postcoloniale, depuis la marche des Beurs, et qui basculerait dans l'islam radical et le djihadisme, face à montée d'une autre mouvance, le nationalisme identitaire d'extrême-droite, incarné par le FN et d'autres formations.
L'événement-clé de l'incubation est la série d'émeutes dans les banlieues en 2005, qui selon Gilles Kepel agit comme un catalyseur, d'autant plus qu'elle est concomitante de l'avènement de la "3ème génération" du djihad, autour des écrits d'Abou Musab al-Suri, qui dépasse en quelque sorte le modèle proposé par Ben Laden et Zawahiri. On s'étonne qu'à la page 70, G. Kepel croit que la supériorité militaire sur l'Armée Rouge des insurgés afghans était due aux missiles Stinger, alors que la réponse est bien plus complexe... on est davantage convaincu par le rôle d'entraînement joué en prison par les Français ayant rejoint le djihadisme algérien ou par les membres d'al-Qaïda arrêtés avant de commettre des attentats, ou de ceux acheminant des combattants en Irak (comme Boubakeur el-Hakim, que l'on retrouve plus tard avec l'EI). L'incubation du djihadisme serait également provoquée par la non intégration du vote des jeunes issus de l'immigration postcoloniale, ce qui accouche du "vote musulman". Devant la non prise en compte de ses revendications dans les élections, une partie de la population des banlieues se tournerait vers un "lobby électoral islamique". L'arrivée au pouvoir de François Hollande en 2012 ne changerait rien à cette situation développée sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Le carnage commis par Mohamed Merah confirme, selon G. Kepel, l'irruption d'un salafisme-djihadiste sur le territoire français. Merah a été plongé dans l'ambiance salafiste-djihadiste par la communauté d'Artigat, autour du personnage d'Olivier Correl, Syrien expatrié, qui a pris sous son aile nombre de personnes aujourd'hui encore dans les rangs de l'EI, ou décédées sur place. Parallèlement se développe le cyberdjihad autour de l'éphémère groupe Forsane Alizza, qui occupe l'espace médiatique la même année. Le portrait d'Omar Diaby, un des principaux recruteurs du djihad français en Syrie via Internet, comprend quelques erreurs (p.168) : on peut discuter de la date de départ de Diaby sur place (juillet 2013) ; par ailleurs, Diaby n'a en fait jamais réussi à intégrer le front al-Nosra, se retrouvant coincé entre l'EIIL, qu'il a cherché à fuir et qui a mis une sentence de mort sur sa tête, et le front al-Nosra, qui ne l'a jamais accepté formellement. Bien plus tard, Diaby se placera sous l'aile du Parti Islamique du Turkistan (PIT), formation ouïghoure évoluant dans l'orbite d'al-Nosra sans y être absorbé. Aujourd'hui le groupe de Diaby fait partie intégrante du PIT ; en outre le livre reste, à l'époque de sa rédaction, sur l'annonce de la mort de Diaby en août 2015, qui s'est avérée fausse, montée de toutes pièces par l'intéressé, blessé, et qui a dû sortir du pays pour se faire soigner, avant de revenir sur zone. Diaby opère toujours sur place avec sa petite brigade, Firqatul Ghuraba.
G. Kepel, en entame de la seconde partie du livre, qualifie les attentats du 11 janvier 2015 comme un "11 septembre culturel", révélateur de l'émergence de la 3ème génération djihadiste en France, ce dont on pourrait débattre, là encore. Au début de cette partie, l'auteur répète encore l'erreur selon laquelle Diaby avait rejoint le front al-Nosra (p.197) ; par ailleurs, la naissance de l'EIIL entraîne de nombreux remous, et si de nombreux Français restent encore au front al-Nosra en 2013, ce sera beaucoup moins le cas dès la fin de l'année et encore plus après la naissance de l'EI en juin 2014. Dans un long passage où G. Kepel se livre à l'exégèse de la vidéo de propagande de l'EIIL, en juillet 2013, qui met en scène les deux frères Bons, il sous-entend que Nicolas a été abreuvé de Captagon pour commettre son attaque kamikaze de décembre 2013, ce qui reste à prouver -quant au site djihadiste Furat dont il est question p.205, il s'agit en fait du média Furat de l'EI, bien connu par ceux qui analysent les productions du groupe, comme le média privilégié des russophones. L'auteur se concentre sur les parcours de Mehdi Nemmouche et des frères Bons pour montrer que le salafisme parvient à "hameçonner en ligne les jeunes un peu perdus en quête d'absolu". Un long passage est consacré au cas particulier de Lunel, petite ville de l'Hérault ayant fourni un certain nombre de départs pour le djihad syrien. G. Kepel s'attaque ensuite à la dimension eschatologique du djihad syrien ; toutefois, page 242, il commet une erreur en affirmant que la Ghouta orientale, encerclée, constitue "la ligne de front avancée de Daesh face à la capitale". En effet, l'EI a très tôt été expulsé de la poche par les autres groupes rebelles présents, en particulier Jaysh al-Islam, et s'est installé dans le camp du Yarmouk, au sud de Damas, où il tient encore aujourd'hui une enclave investie depuis quelques semaines par les forces du régime syrien. En revanche, l'EI a été présent jusqu'en 2017 sur les marges de la Ghouta orientale, dans le Qalamoun est, combattant à la fois le régime syrien et des rebelles anti-EI. L'auteur décortique ensuite combien les difficultés sociales et économiques en France conduisent à l'apparition d'un islam très conservateur dans les banlieues - répétant de nouveau l'erreur sur les homosexuels jetés d'un toit à Homs p.274 (il s'agit plus probablement d'une ville dans la wilayat Homs, et nom dans la ville de Homs). Gilles Kepel s'intéresse au parcours d'Amédy Coulibaly, d'après lui le membre le plus "professionnel" des participants des attentats du 11 janvier 2015, le véritable cerveau. Il explique combien l'attentat cherche à provoquer, comme le souhaitait Abou Musab al-Suri, une implosion de la société visée ; l'occasion de revenir sur le débat autour du slogan "Je suis Charlie", sur les postures de la gauche et sur l'évolution de Charlie Hebdo jusqu'aux attentats.
La conclusion critique, ce qui apparaissait déjà en filigrane dans le texte, l'absence de connaissances sur le sujet de la classe politique, et la défaillance des organes de renseignement qui n'ont pas sentir venir la "3ème génération" du djihad. G. Kepel pense que les "marqueurs de l'islamisation" progressent dans les quartiers populaires, qu'un combat se livre entre les tenants du salafisme-djihadiste et les autres musulmans, selon un schéma classique désormais, pour obtenir l'hégémonie. Là se trouve le coeur du djihad français, dont G. Kepel regrette qu'il ne soit pas davantage analysé par "l'instruction publique", "de la crèche à l'université", tombée selon lui en décrépitude, et donc incapable d'analyser un "malaise de civilisation". Cet appel à solliciter l'université semble un peu creux, comme si l'auteur cherchait finalement à être lui-même sollicité par les pouvoirs publics.
G. Kepel explique donc la genèse du djihad français par plusieurs causes : la naissance du djihad de 3ème génération, autour des écrits d'al-Souri ; la montée en puissance des réseaux sociaux ; le chaos consécutif à certains printemps arabes, comme en Syrie ; la marginalisation politique, économique et sociale de certaines populations en France ; le développement du salafisme dans ces espaces en crise à partir de 2005 ; le basculement du vote de ces mêmes espaces de la gauche vers la droite, avec aussi la tentation de céder à l'islam radical. Certaines des analyses sont utiles pour le lecteur non averti. Toutefois, l'ouvrage comprend plusieurs limites évidentes. D'abord, il ne comprend aucun appareil critique (notes et bibliographie) ce qui est quand même problématique, surtout sur un tel sujet. Le fait que G. Kepel soit reconnu dans ce domaine n'empêche pas le maintien de la rigueur méthodologique. Ensuite, il y a ces nombreuses erreurs factuelles que j'ai relevées, qui nous montrent que G. Kepel ne travaille pas (ou plus), en réalité, à la source, sur les productions des groupes djihadistes en Syrie, des acteurs, de leur propagande. Autre point gênant : l'auteur construit sa théorie et cherche ensuite à y faire coller des exemples rentrant dans ce cadre ; on s'explique mieux ainsi les longs passages sur les vidéos mettant en scène les frères Bons, sur la ville de Lunel ou sur Amédy Coulibaly. Notons aussi que G. Kepel s'en prend nommément, dans un passage assez acrimonieux, à J.-P. Filiu, et de manière moins franche à O. Roy. Non pas qu'on ne puisse pas critiquer telle ou telle posture, mais il faudrait davantage argumenter et ne pas céder à l'invective pure et simple. Dans les appendices, l'auteur remercie l'Institut Montaigne pour son soutien : cet institut, libéral, étant assez marqué à droite, cette proximité interroge, car on peut se demander si elle n'a pas pu infléchir le discours. C'est pourquoi la thèse de l'auteur, selon laquelle le désespoir social nourrirait le djihadisme, selon laquelle les émeutes de 2005, nourries d'un sentiment religieux, serait l'événement avant-coureur de la situation actuelle, selon laquelle les habitants des quartiers populaires n'auraient plus le choix qu'entre le FN d'un côté et le salafisme (éventuellement djihadiste) de l'autre, selon laquelle les djihadistes s'enrôlent car se considérant "'victimes" d'un sentiment raciste et islamophobe surjoué et inculqué par des militants antiracistes, selon laquelle les banlieues sont condamnées à s'islamiser et à représenter le "3ème âge du djihad français" devant l'aveuglement des élites politiques et intellectuelles, ne convainc pas vraiment. Il me reste toutefois à lire les premiers ouvrages de G. Kepel qui constituent toujours, même aujourd'hui, des références sur la question.
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