L'héroïne de ce livre est un profil Facebook, Nissan Ibrahim, qui pendant quatre ans, de 2011 à 2015, a commenté la révolution puis la guerre en Syrie depuis Raqqa.
Le père de Nissan Ibrahim est un Kurde de Kobané, venu s'installer à Raqqa dans la décennie 1970 alors que la ville se développe après la construction du barrage par Hafez al-Assad. Nissan naît dans la décennie 1980. Douée à l'école, elle a la chance, en tant que fille, de pouvoir mener des études supérieures à Alep, où elle se trouve au moment du déclenchement de la révolution. Alep, quadrillée par les forces de sécurité, ne bouge quasiment pas en 2011 ; Raqqa, trop petite, est trop dépendante de son statut de ville administrative (40% des habitants sont des fonctionnaires). Nissan revient à l'été 2011 chez ses parents à Raqqa, gagnée à la révolution. Quelques mois plus tard, Bachar el-Assad vient fêter l'Aïd dans la mosquée al-Nour : symbole que Raqqa, peuplée d'alaouites venus prendre les commandes de la nouvelle ville développée dans les années 1970, tient encore pour le régime.
Plus pour longtemps : dès décembre 2011, de petits groupes d'activistes organisent des "manifestations volantes" dans la ville. Nissan Ibrahim ouvre sa porte dans le quartier de Rumeilah, début 2012, à quelques-uns d'entre eux pourchassés par les forces de sécurité du régime. Les premières victimes de la répression du régime à Raqqa alimentent la contestation. Enseignante, tenue par sa famille, Nissan Ibrahim vit à distance les événements, les commentant sur son profil Facebook, sans pouvoir y participer.
Les commentaires cessent de mars à octobre 2012, moment où les rebelles, mieux organisés, plus nombreux, libèrent Tal Abyad, au nord de Raqqa, à la frontière turque. Nissan Ibrahim assiste à l'entrée des rebelles dans la ville, en février 2013. Rumeilah étant ensuite visée par les bombardements du régime, la famille quitte un mois Raqqa en mars 2013. A son retour, Nissan peut s'afficher librement, sans crainte de l'armée électronique du régime.
Mais les libérateurs de Raqqa introduisent bientôt une autre forme de domination. A Ahrar al-Sham, groupe salafiste qui a joué un rôle important dans la bataille pour prendre la ville, s'ajoute le front al-Nosra, groupe djihadiste créé par l'Etat Islamique d'Irak d'Abou Bakr al-Baghdadi, lequel tente d'absorber sa création au sein d'un mouvement élargi, l'Etat Islamique en Irak et au Levant, annoncé en avril 2013.
La mort de son père jette un temps Nissan Ibrahim dans le silence. Sur la lutte sourde qui règne à Raqqa durant l'année 2013, la journaliste franco-syrienne Hala Kodmani passe peut-être un peu trop rapidement. Certes, de nombreux combattants étrangers du front al-Nosra ont rejoint l'EIIL dès sa création, notamment à Raqqa, au point que dans la ville, les deux formations sont initialement confondues. Toutefois, le conflit qui oppose Abou Muhammad al-Jolani, le chef d'al-Nosra, à Baghdadi, conduit à la recréation du front al-Nosra dès septembre 2013 à Tabqa, pour faire contrepoids à l'EIIL, qui enlèvera d'ailleurs le chef local d'al-Nosra devenu trop menaçant (il sera exécuté début 2014). De la même façon, la brigade des révolutionnaires de Raqqa, qui a un de ses bastions dans le quartier de Rumeilah, joue un jeu plus qu'ambigu en pactisant avec le front al-Nosra avant l'affrontement ouvert avec l'EIIL, avec lequel la brigade est obligée de composer.
On peut ajouter que l'offensive anti-EIIL dans le nord-ouest de la Syrie, dans les premiers mois de 2014, a été bien soutenue par les soutiens extérieures de l'insurrection, notamment l'Arabie Saoudite. Nissan Ibrahim, quant à elle, après une idylle à distance rapidement terminée, documente les exactions de l'EI à Raqqa. Une posture qui lui vaut d'être menacée par les services de sécurité du groupe.
Paradoxalement, les contraintes vestimentaires imposées par l'EI aux femmes favorisent l'activité clandestine de Nissan Ibrahim, alors qu'à l'été 2014, l'EI enchaîne les succès. Si elle se félicite de la lapidation d'une femme accusée de prostitution, le 18 juillet, sur le rond-point al-Naïm, c'est sans doute parce qu'elle a vécu, aussi, une idylle malheureuse à distance. L'idée selon laquelle il y aurait collusion entre le régime syrien et l'EI est un peu trop facile. Certes, le régime syrien est un allié objectif de l'EI : certains cadres sont sortis de ses prisons en 2011, et le régime a probablement encore ses "taupes" dans l'organisation. Toutefois, le groupe djihadiste s'en prend violemment aux bases restantes du régime dans l'est à l'été 2014, et les défaites provoquent des remous jusque dans les rangs des loyalistes à Bachar, accusé d'avoir abandonné les garnisons isolées. Nissan Ibrahim, elle-même d'origine kurde, détaille dans ses posts les déchirements au moment de la bataille de Kobané : c'est que certains Syriens craignent autant la mainmise kurde que le règne de l'EI.
Nissan Ibrahim prend de plus en plus de risques, s'affichant à visage découvert sur son profil. Raqqa est maintenant visée par les appareils du régime syrien, mais aussi par ceux de la coalition anti-EI. En mai 2015, l'EI s'est emparé de Palmyre : mais pas "pratiquement (...) sans résistance" (p.132), surtout parce que le régime a fort à faire au même moment face aux rebelles dans la province d'Idlib (l'incapacité à tenir sur plusieurs fronts explique largement l'intervention russe en septembre), et aussi parce que l'EI a monté une offensive conséquente dans le désert de la province de Homs. Nissan Ibrahim démonte les rumeurs de "nettoyage ethnique" dont la Turquie et certains journaux arabes accusent les Kurdes Syriens, qui après Kobané, reprennent Tal Abyad en juin 2015. L'EI, lui, ne se gêne pas en revanche pour expulser les Kurdes de Raqqa. A l'été 2015, la coalition, peut-être mieux renseignée, frappe plus lourdement et précisément l'EI à Raqqa, ce qui n'empêche pas les pertes civiles. En réaction, l'EI coupe les connexions Internet, obsédé par "l'espionnite".
Les dernières lignes de Nissan Ibrahim sont écrites en juillet 2015. En janvier 2016, on apprendra que Ruqia Hassan, 30 ans, a été exécutée quelques mois plus tôt par les hommes de l'EI. Elle a été dénoncée par un de ses cousins, informateur de l'EI.
A travers son profil Facebook, c'est toute la tragédie du conflit syrien qui apparaît, au fur et à mesure d'une lecture dont il est difficile de sortir, bien qu'elle soit finalement assez courte. C'est sans doute tout l'intérêt du livre écrit par la journaliste franco-syrienne Hala Kodmani.
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