10 janvier 2013 : Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, 3 militantes du PKK, sont retrouvées mortes, assassinées au 147, rue Lafayette, dans le 10ème arrondissement de Paris, le bureau d'information du PKK dans la capitale.
Les 3 femmes ont été abattues un peu après midi le 9 janvier, avec un pistolet semi-automatique de 7,65 mm. Les impacts de balles et leur disposition indiquent le travail d'un professionnel. Parmi ces 3 femmes, Sakine Cansiz est l'une des fondatrices du PKK, kurde alévie. Sa détention à Diyarbakir après le coup d'Etat de 1980 en Turquie nourrit sa légende auprès des jeunes femmes comme Fidan et Leyla, qui s'engagent à leur tour plus tard. Mais Sakine a aussi perdu son fiancé, victime des purges internes du PKK. Cela ne l'empêche pas de rester proche d'Öcalan, de passer par les camps de la Bekaa où les militants du PKK sont formés. Arrivée en France en 1998, elle sert de courroie de transmission entre la branche militaire sur le terrain et la branche politique en exil. Fidan Dogan, arrivée jeune en France, s'est investie au lycée dans le PKK et a fini par monter les échelons, s'occupant du Bureau d'information du Kurdistan, la communication extérieure du PKK, installé au 147 rue Lafayette. Leyla Salamez, qui a grandi dans une famille pro-PKK installée en Allemagne, oeuvre dans la branche jeunesse de l'organisation.
Le triple assassinat est d'autant plus surprenant que le président turc Erdogan est en train, à partir de la fin 2012, d'ouvrir des négociations avec les Kurdes du PKK. L'assassin potentiel, quant à lui, est rapidement identifié : il s'agit d'Ömer Güney, un Turc prétendant avoir des origines kurdes, qui s'est fait accepter dans la communauté kurde pro-PKK parisienne à l'automne 2011. Le personnage passe pour "paumé", mal dans sa peau, attirant la compassion. Les Kurdes du PKK ne se sont pas méfiés. Ils auraient dû. C'est le dernier à avoir vu les 3 femmes encore en vie.
Le père de Güney, à son arrivée en France, s'est fait passer pour un Kurde, afin d'obtenir le statut de réfugié politique, qu'il abandonnera pus tard. En réalité, c'est un conservateur, plutôt dans la ligne du président Erdogan, et très hostile au PKK. En Allemagne, où il a vécu plusieurs années, Ömer Guney passe clairement pour proche des Loups Gris, l'extrême-droite nationaliste turque.
Guney a fait deux allers-retours en Turquie en 2012, avant l'assassinat. Tous les indices pointent vers un lien possible avec le MIT, les renseignements turcs. Deux jours avant l'assassinat, Güney a fracturé le local de l'association kurde de Villiers-le-Bel et a photographié toutes les fiches de membres du PKK conservées là. Le voisin de l'appartement des parents de Guney à Ankara, où ce dernier s'est rendu, est en contact avec un numéro du MIT à Erzurum.
En janvier 2014, Güney fait venir Ruhi Semen, son ancien chef d'atelier en Allemagne, pour lui donner des documents préparant un plan d'évasion, dont les moyens ne peuvent être réunis que par un organisme extérieur suffisamment puissant. De même, des documents sont mystérieusement mis en ligne sur Internet et fournis à la presse turque, qui incriminent fortement Ömer Güney et le MIT, manifestement impliqué dans ses assassinats, sans que l'on connaisse précisément la chaîne qui en a donné l'ordre.
Güney, manipulateur, un brin mythomane, jette assez nettement le masque kurde une fois en prison. Reste qu'à ce jour, l'arme n'a pas été retrouvée, et que rien ne vient confirmer ou infirmer la présence d'un deuxième homme, l'assassin, que l'on devine en filigrane dans les documents mis en ligne sur Internet. De la même façon, impossible de savoir comment Güney aurait été formé à tuer. Erdogan, lui, rejette l'assassinat sur son ennemi juré, Fetullah Gühlen. Ce serait des membres de la communauté gühleniste qui auraient mis en ligne les documents compromettants pour Güney et le MIT, afin de fragiliser la position d'Erdogan. La Turquie a d'ailleurs renforcé la législation protégeant les services secrets, après plusieurs scandales comme celui des armes livrées à des djihadistes en Syrie sous couvert d'association humanitaire turque proche du pouvoir. Et Ankara n'a jamais répondu aux demandes de la justice française.
Les Kurdes du PKK sont aussi victimes du rapprochement entre la France et la Turquie initiée sous la présidence Sarkozy, notamment en matière d'antiterrorisme. De fait, sollicités par la justice, DGSI et DGSE, qui possédaient certainement un certain nombre d'éléments sur le contexte, ne les ont pas tous déclassifiés. L'assassinat tombe au plus mal, alors que la France entame un rapprochement avec la Turquie, que des opportunités économiques s'y ouvrent. Le président François Hollande et ses gouvernements successifs n'insisteront pas trop auprès des Turcs pour obtenir des réponses. Ömer Güney, victime d'une tumeur cérébrale, est mort en prison en décembre 2016, emportant ses secrets avec lui.
L'enquête de Laure Marchand, passionnante, se dévore d'un seul bloc. Elle est aussi impartiale, ne basculant ni dans le pathos côté kurde, ni dans l'acharnement côté turc. Elle conclut sur les zones d'ombre de l'assassinat : les éléments à disposition dirigent très probablement vers un ordre venu de Turquie, du MIT, et derrière, du pouvoir. Mais la chaîne de décision reste inconnue. Comme elle le souligne dans les dernières lignes, la clé pourrait venir des affrontements encore à l'ordre du jour entre Erdogan et son rival Gühlen.
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