Un petit opuscule intéressant : Nibras Kazimi, chercheur spécialisé sur le djihadisme, expliquait, un an avant le début de la révolution en Syrie au printemps 2011, combien il était risqué de parier sur le régime Assad, qui n'avait pas hésité à nourrir le djihad irakien en laissant les combattants syriens et étrangers passer en Irak, alors même qu'il ne tenait que par la répression face à une majorité sunnite très hostile à la mainmise sur le pouvoir du clan Assad.
Kazimi rappelle combien les alaouites, la communauté d'origine du clan Assad, constitue un adversaire parfait pour les djihadistes. En outre, la Syrie a une importance symbolique considérable pour les sunnites, et elle a connu de bonne heure une insurrection menée par les Frères Musulmans contre le régime. Basée sur des voyages de terrain en 2006-2007, quelques années avant la publication de ce travail, son étude vise à montrer qu'après l'Afghanistan et l'Irak, la Syrie pourrait bien être le futur champ de bataille des djihadistes.
Historiquement parlant, les djihadistes se basent sur les 3 fatwas d'Ibn Taymiyya pour légitimer l'extermination des alaouites. Ces fatwas sont prolongées par celle des Ottomans visant les Perses safavides (chiites), qui peuvent s'appliquer aux alaouites, et sont prolongées jusqu'au XXIème siècle par certains ouvrages du courant nationaliste arabe et d'autres du wahhabisme.
Les alaouites apparaissent au IXème siècle, à la mort du 11ème imam chiite, moment où le chiisme se déchire et où le sunnisme est battu en brèche par le chiisme et autres courants hétérodoxes. Avec le renouveau sunnite, ils seront confinés dans la montagne, où les Ottomans veillent à les maintenir, traitant le problème sous l'angle du banditisme, et jouant des divisions internes de la communauté pour mieux la contrôler. Le gouverneur ottoman de Lattaquié tente pour la dernière fois de les convertir au sunnisme en 1885-1892.
C'est après la Première Guerre mondiale que commence à naître l'idée d'un particularisme alaouite, que la communauté tente de promouvoir sous le mandat français. Puis elle se tourne vers l'intégration dans la Syrie naissante, ce qui lui vaut d'ailleurs d'être reconnue comme musulmane par les sunnites en 1936. Après la Seconde Guerre mondiale pourtant, ce sont les minorités, et progressivement les alaouites, qui s'imposent, via l'armée, jusqu'à la prise de pouvoir par le clan Assad en 1970. Les élites urbaines sunnites étant hors jeu, les islamistes conservateurs, qui s'appuient sur les classes urbaines sunnites, mènent la contestation. Les Frères Musulmans sont écrasés à Hama en 1982. Le régime coopte alors les riches marchands sunnites urbains et une partie du clergé pour mieux le surveiller. Avec la chute de Saddam Hussein en 2003, les alaouites, inclus dans "l'arc chiite" fantasmé voulu par l'Iran, sont considérés comme une menace pour le sunnisme, jusqu'au paroxysme.
Plusieurs penseurs du djihad vont mettre la Syrie sur le devant de la scène. Abou Musab al-Suri, lui-même syrien et qui a combattu lors de l'insurrection contre le régime, voit le pays comme un futur champ de bataille du djihad. C'est également le cas d'Abou Basser al-Tartousi. Abou Musab al-Zarqawi, le chef d'al-Qaïda en Irak, appelle à l'extermination des chiites ; les alaouites y sont compris, et ce même si en 1973 les chiites à leur tour les reconnaissent comme musulmans. Zarqawi, ce faisant, détourne la fatwa d'Ibn Taymiyya qui n'incluait que l'élite chiite. Un groupe djihadiste apparaît en Syrie dès 2007, dirigé par un certain Abou Jandal, auquel on prêtera plusieurs attaques, dont une manquée, à la voiture piégée, comme le tombeau de Sayyida Zaynab. Le groupe a des liens avec Shaker al-Absi, le djihadiste que les services syriens ont laissé passer au Liban pour investir le camp de réfugiés de Nahr el-Bared, ensuite attaqué par l'armée libanaise.
Sur les forums djihadistes, les penseurs discutent de l'opportunité de lancer le djihad au Syrie. L'un d'entre eux juge le pays adéquat : les Occidentaux n'y interviendront pas, les sunnites constituent la majorité de la population, le djihad peut être soutenu par celui en Irak, et vice-versa, enfin la Syrie est frontalière d'Israël. Tous les intervenants du forum ne sont d'ailleurs pas forcément d'accord avec lui.
Kazimi raconte, à travers des anecdotes vécues, combien la peur hante les différentes communautés en Syrie, déjà prêtes à l'affrontement. Son chemin pour trouver les tombeaux de Muawiya et du fondateur des alaouites à Alep en est un bon exemple. Aussi ce chirurgien, pourtant fils d'un haut gradé de l'armée, intégré dans le cercle de pouvoir, et qui emporte toujours avec lui, cependant, un fusil d'assaut dans sa voiture, par peur des sunnites (il est chiite). Ou cet officier alaouite qui a peur d'avouer qu'il est originaire de Qardaha, le village natal d'Assad, parce que seuls ceux qui sont proches du clan Assad se sont enrichis, les autres non. Certains sunnites considèrent que les djihadistes ne peuvent réussir en Syrie, où la population aurait des idées trop modérées. Un Ismaëlien observe au contraire que le régime a jeté les bases d'un futur succès djihadiste en raison de sa manipulation des djihadistes en Irak. Les chiites syriens ne voient plus que le régime comme leur seule protection face aux sunnites.
Kazimi relève, en conclusion, que la Syrie des années 2000 voit l'islamisme monter au sein des quartiers défavorisés des grandes villes construits pour abriter les sunnites venus avec l'exode rural. Ces sunnites n'ont rien en commun avec les minorités défavorisées des années du mandat français, comme c'était le cas des paysans sunnites exploités de l'époque. En outre la criminalité est importante, entretenue et orchestrée par les services de sécurité corrompus du régime. Les djihadistes ont exploité le sentiment sectaire en Irak ; ils sentent les opportunités qui s'ouvrent sur ce terrain en Syrie. Le chercheur conclut sur l'idée que si cette opportunité venait à être saisie par eux, il serait très risqué de s'appuyer sur un régime qui a largement contribué à faciliter l'implantation des djihadistes dans le pays.
Au vu des événements survenus en Syrie depuis 2011, la relecture du petit opuscule de Nibras Kazimi fait vraiment sens.
Au vu des événements survenus en Syrie depuis 2011, la relecture du petit opuscule de Nibras Kazimi fait vraiment sens.
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