Difficile d'être totalement objectif quand l'on a aidé soi-même à la rédaction d'un ouvrage aussi passionnant. Car j'ai répondu aux questions de Matthieu Suc, journaliste à Médiapart, qui couvre depuis plusieurs années les attentats terroristes commis par l'EI en Europe, et leurs auteurs, pour appuyer son ouvrage sur les "espions de la terreur". Je vais essayer de l'être pourtant, car il faut bien ficher ce livre, qui est à découvrir, absolument.
La citation de Gabriel Martinez-Gros, en exergue, est on ne peut mieux choisie : les djihadistes, effectivement, ne sont pas plongés dans le Coran, mais dans l'histoire mythifiée des premières décennies de l'islam. Je le vois chaque semaine en analysant leurs vidéos de propagande. Et dans ce mythe, il y a déjà le renseignement. L'adversaire battu par ruse, par déception. L'adversaire abusé. La victoire militaire obtenue par l'espionnage, la victoire du renseignement.
En juin 2015, le djihadiste français Nicolas Moreau, de retour en France, est l'un des premiers à évoquer dans ses auditions devant la DGSI l'amniyat. Un mot qui semble encore inconnu des services de renseignement français, lesquels s'empressent de faire une note à ce sujet, quand bien-même cela ressemble encore à un immense fourre-tout. Emni, Amni, police encagoulée, les "revenants" français décrivent cet organisme, mais on ne sait pas trop encore à quoi l'on a à faire. On le découvrira malheureusement trop tard.
Comme le montre la première partie du livre, l'amniyat, c'est d'abord pour l'EI un outil de renseignements et de contre-espionnage. Les Européens arrivés fin 2012 et au printemps 2013 et qui ont atterri au sein du groupe djihadiste syrien Majlis Shura al-Mujahideen, dirigé par Amr al-Absi alias Abou al-Atheer, sont regroupés dans la katibat al-Muhajireen. Abou al-Atheer est l'un des premiers, dans le secteur au nord-ouest d'Alep, à rallier secrètement Abou Bakr al-Baghdadi, qui cherche à compter ses soutiens alors qu'il se méfie de plus en plus d'Abou Muhammad al-Jolani, son lieutenant qu'il a envoyé un an et demi plus tôt créer en Syrie le front al-Nosra -M. Suc passe un peu rapidement sur l'épisode, faute de place, p.33-34. Dans cette katibat al-Muhajireen dont le groupe-mère se rallie immédiatement à l'Etat Islamique en Irak et au Levant à sa naissance (9 avril 2013), celui-ci va pouvoir trouver des recrues occidentales pour son service de renseignements et de contre-espionnage, l'amniyat.
Ce service se spécialise, dès les premiers mois de 2013, dans l'enlèvement et la détention d'otages occidentaux, comme les 4 journalistes français. Des Britanniques, des Français, des Belges font partie de ce service, sous la direction régionale, à Alep, d'Abou Obeida al-Maghribi. Parmi eux, Salim Benghalem, Mehdi Nemmouche, Mohamed Emwazi, surnommé ensuite Jihadi John. L'amniyat, dans son aspect carcéral, cherche à prendre sa revanche sur les humiliations infligées, selon lui, aux musulmans en Irak, ou ailleurs - d'où les tenues oranges des détenus qui copient celles de Guantanamo. L'amniyat, c'est aussi, donc, un service de contre-espionnage et de renseignements. Les nouveaux aspirants djihadistes arrivés en Syrie sont contrôlés, vérifiés. L'organisme mène des enquêtes de sécurité jusqu'en Europe, grâce à des sympathisants communiquant à distance, tel Réda Bekhaled. Au point que les djihadistes revenus en Europe et incarcérés craignent d'être frappés en prison : l'amniyat aurait le bras long. Rien ou presque n'est venu le confirmer, mais le mythe s'installe. Celui d'un organe de renseignements djihadiste sans précédent.
L'amniyat a été couché par écrit, dans sa structure, par Haji Bakr, ancien membre des renseignements de Saddam Hussein, venu en Syrie en décembre 2012 et installé à Tal Rifaat, au nord-ouest d'Alep, au moment où Abou Bakr al-Baghdadi prépare la naissance de l'EIIL et la fusion totale, espère-t-il, avec le front al-Nosra. On comprend dès lors le besoin de disposer d'un service de renseignements et de contre-espionnage puissant puisque le groupe djihadiste contrôlera, fatalement, davantage de territoires, de population, et de combattants. Mais il ne faut pas y voir la perfusion de techniques venues des baathistes, des moukhabarat d'Irak ou de Syrie, dans le groupe djihadiste : en réalité, les djihadistes ont une longue pratique de ces méthodes, du transfuge Ali Mohamed aux Shebaab somaliens, qui avant l'EI ont déjà leur amniyat... le même nom.
C'est aussi l'amniyat qui encadre les camps d'entraînement, passages obligés pour les djihadistes venus dans la période territoriale "haute" du groupe, en 2014-2015 notamment. Des camps de plusieurs niveaux, en fonction des capacités des recrues. Les plus exigeants relèvent des "forces spéciales" de l'EI et peuvent aussi former les futures recrues de l'amniyat. Abou Muhammad al-Adnani, le porte-parole de l'EI, bras droit d'Abou Bakr al-Baghdadi, chapeaute à la fois l'amniyat et les forces spéciales. Plusieurs Français, dès 2013, font partie de ces forces spéciales de l'EI : la fameuse Jaysh al-Khilafa, dont on ne sait pas très bien ce qu'elle recouvre exactement, hormis qu'il s'agit d'une force particulière, doublant les troupes conventionnelles, capable d'être mobilisée partout sur le territoire du califat, et comptant des personnages importants, comme Omar al-Shishani et ses russophones. Des noms français aussi, comme ceux de Mehdi Nemmouche, ou Tyler Vilus. L'amniyat se charge également de traquer les Français qui, autour de Mourad Farès puis Omar Diaby, cherchent à fonder fin 2013 une brigade francophone en dehors de l'EIIL, plutôt ralliée à al-Qaïda et au front al-Nosra qui devient son antenne syrienne. Histoire de conserver un monopole sur le recrutement...
Attaqué par les rebelles syriens dans les premières semaines de 2014, l'EIIL amorce un repli stratégique vers l'est, pour se réorganiser avant de contre-attaquer. Le groupe y perd Haji Bakr, tué à Tal Rifaat. Les otages français et autres sont déplacés vers Raqqa, conduits par Najim Laachraoui et un des cerveaux des attentats de novembre 2015, Oussama Attar, dont ils ne connaissent pas encore le rôle ni l'identité puisqu'il se fait passer pour un Irakien. Dans les mois précédant la proclamation de l'EI, une quinzaine d'otages occidentaux sont finalement libérés contre espèces sonnantes et trébuchantes. Parmi les Occidentaux passés par la katibat al-Muhajireen et qui vont participer à la contre-offensive de l'EIIL à l'ouest et à l'est de la Syrie, on trouve un certain Abdelhamid Abaaoud. Repliés à Raqqa, les djihadistes français et belges partent pour certains à Shaddadi, dans le désert de la Jazirah, d'autres sont en Irak. Certains comme Abaaoud intègrent la prestigieuse katiba al-Battar dont le noyau est libyen. Des propagandistes de la première heure de l'EIIL comme Abou Shaheed meurent sur le front oriental, à Deir Ezzor - l'EIIL ne se bat pas alors encore contre le régime syrien, comme cela est dit p.113, mais contre le groupe djihadiste rival, al-Nosra ; l'affrontement avec le régime suivra. Salim Benghalem dirige la police à al-Bab ; Tyler Vilus, Foued Mohamed-Aggad, que Mourad Farès n'a pu arracher à l'EIIL, Samy Amimour, Rachid Riahi sont à Shaddadi. Ces Français, et d'autres cadres de l'EI, sont de plus en plus ciblés par des frappes de drones, après la proclamation du califat. L'amniyat voit son rôle grandir au fur et à mesure que l'organisation s'expose aux frappes. Il gère le système carcéral, la sécurité intérieure du califat. L'EI commence à exécuter les otages occidentaux, comme James Foley, à l'été 2014 ; le bourreau est Jihadi John. C'est également à cette époque que l'amniyat débusque la "taupe" : Abou Obeida al-Maghribi, alias Mohamed Amine Boutahar, un Néerlandais d'origine marocaine qui travaillait probablement pour les Britanniques. L'élimination de la taupe est l'oeuvre d'Abou Loqman, un Syrien, devenu gouverneur d'Alep, qui dirige probablement la branche syrienne de l'amniyat. Ce dernier joue certainement un rôle important pour pousser ces Occidentaux rôdés dans le contre-espionnage et les besognes assassines vers ce qui se prépare : une branche dédiée aux opérations extérieures, en Occident.
C'est ce qui se met en marche après les menaces d'Abou Muhammad al-Adnani, le porte-parole de l'EI, en septembre 2014, qui font suite aux frappes de la coalition contre le groupe djihadiste, et c'est ce qui constitue la deuxième partie du livre. Abaaoud, depuis la Grèce, dirige une première vague de combattants vers la Belgique : c'est la cellule de Verviers, anéantie en janvier 2015 avant d'être passée à l'action. Abaaoud parvient à échapper à la nasse tendue pour le prendre à Athènes. Toutefois il abandonne derrière lui des éléments qui montrent qu'il n'a qu'un rôle subalterne. Il rend des comptes à des supérieurs, en Syrie. L'attentat avorté de Sid-Ahmed Glam, en avril 2015, va permettre de mettre un nom sur un de ces supérieurs d'Abaaoud. Il s'agit d'Abdelnasser Benyoucef, alias Abou Mouthana al-Dzajiri, un vétéran du djihad, rejoint par un autre, Samir Nouad. Ce sont ces anciens de la première ou deuxième génération du djihad, arrivés en Syrie, qui s'intègrent facilement dans le groupe djihadiste en raison de leur expérience, que l'on retrouve dans les unités d'élite comme la katiba al-Battar, qui vont pousser le calife à créer une structure chargée des attentats à l'étranger, sous la houlette de l'amniyat.
En réalité, ces opérations ont commencé avant même la naissance de l'EI. Mehdi Nemmouche, qui perpètre la tuerie du musée juif de Bruxelles en mai 2014, un mois avant la proclamation du califat, a fait partie de l'amniyat, a servi de geôlier pour les otages occidentaux, révélant sa cruauté. Dès l'été 2013, les Français de l'EIIL parmi les plus importants ne cachent pas leurs projets d'attaques contre la France, du moins dans le discours. Mourad Farès, à l'automne, rapportera avoir rencontré un Saoudien qui recrutait déjà pour préparer des attentats. A ce moment-là, l'EIIL n'y a pas ajouté une structure organisée : il s'agit encore d'initiatives ponctuelles, limitées. Tout change avec l'arrivée des vétérans et le discours d'Abou Muhammad al-Adnani. A Abdelnasser Benyoucef et Samir Nouad va venir s'ajouter une autre figure historique du djihad français, Boubakeur el-Hakim, auréolé par son passage en Tunisie, et dont Matthieu Suc retrace ici l'histoire détaillée -autant que faire se peut.
L'Amn al-Kharji, comme le baptisera un défecteur de l'amniyat en 2015, est basé à Raqqa, installé dans les anciens locaux d'un service de renseignements du régime syrien. Abou Muhammad al-Adnani a l'oeil dessus, avec son homme-lige Abou al-Bara al-Iraki, qui se charge des opérations spéciales et clandestines en Turquie. Gouverneur de Raqqa, Abou Loqman chapeaute l'amniyat du califat qui a la responsabilité de la branche. L'Amn al-Kharji est dirigé par un Belge, celui qui les otages ont croisé lors du repli du début 2014 : Oussama Atar, alias Abou Ahmed, dont le rôle est encore inconnu des services occidentaux, bien que ce soit un vétéran du djihad bien identifié. Les vétérans contrôlent les membres du contre-espionnage/système carcéral qui s'occupent des recrues, comme Salim Benghalem ou Najim Laachraoui. L'Amn al-Kharji, après les premiers échecs de 2015, reçoit pour mission de frapper plus fort, avec des hommes aguerris en Syrie. Si la branche recrute et forme rapidement des candidats pour les attentats, comme Réda Hame, Sid-Ahmed Ghlam ou Ayoub el-Khazzani, il n'en va pas de même pour la grande opération qui mobilise une logistique, sur place, beaucoup plus forte : camps d'entraînement spéciaux, formation militaire sur le front, kamikazes maintenus séparés... de l'autre côté, les opérationnels en Syrie entraînent une "réserve" de terroristes projetables en Europe. L'arrestation de Tyler Vilus, en juillet 2015, qui se préparait à retourner en Europe, vient comme un sinistre présage. Car Abaaoud retourne en Europe, après avoir envoyé un éclaireur, Bilal Chatra, qui au passage facilite le parcours d'Ayoub el-Khazzani. Les services de renseignement français, au fur et à mesure des échecs, des arrestations et des retours, accumulent les informations, mais n'ont toujours pas la vision d'ensemble indispensable à la compréhension de la stratégie adverse. Les multiples attaques, réussies ou ratées, finissent par saturer inévitablement leurs capacités d'analyse.
Les attentats du 13 novembre 2015 en sont malheureusement le résultat. Pour les autorités françaises, il ne reste plus, ensuite, qu'à débusquer le reste de l'architecture. Deux kamikazes en retard arrêtés. Un autre infiltré, Saleh Alghadban, qui se rend de lui-même, à bout d'énergie, en février 2016. Malheureusement, la discipline et la compartimentation du réseau empêchent les Franco-Belges de démanteler à temps l'autre cellule qui réussit, en mars 2016, à commettre les attentats de Bruxelles. Un autre attentat d'ampleur est évité en France avec l'arrestation de Réda Kriket. Vient alors l'élimination progressive de ceux qui pilotent les attentats depuis la Syrie, au sein de l'Amn al-Kharji : Abdelnasser Benyoucef tué dans un attentat-suicide en avril 2016, Boubakeur el-Hakim tué par une frappe de drone en novembre 2016, après que les services français aient déjoué son opération majeure pour 2016 par une savante opération d'intoxication. Alors l'EI expédie des menaces, de nouveau pour saturer ; l'Amn al-Kharji se repose sur des secondes mains comme Rachid Kassim, qui téléguide avec plus ou moins de réussite des attaques, aux résultats parfois sanglants, comme à Magnanville ou Saint-Etienne du Rouvray. Avec les frappes ciblées et le recul territorial qui s'accélère, l'EI déménage ses structures et éléments importants vers l'Euphrate, au coeur de son territoire, pour gagner du temps. C'est à Mayadin, abandonnée par l'EI quasiment sans combat 6 mois plus tard, que Samir Nouad est tué lui aussi par une frappe de drone en avril 2017. Oussama Atar est également éliminé en novembre 2017, de même que les grands logisticiens et spécialistes des explosifs syriens ou irakiens impliqués dans la préparation des attentats. Abou Loqman lui-même aurait péri en avril 2018 lors d'une frappe aérienne en Syrie dans l'une des poches encore contrôlées par l'EI à la frontière syro-irakienne. Salim Benghalem, lui aussi, aurait perdu la vie en novembre 2017, peut-être pendant la bataille d'al-Boukamal. Retrouvé dans les décombres de la vieille ville de Mossoul, le Belge Tariq Jadaoun, qui à cause du journaliste Jean-Paul Ney avait semé un début de panique en gare du Nord avant d'apparaître peu de temps après dans l'avant-dernière vidéo longue de l'EI tournée pendant la bataille de Mossoul, a confirmé que Tyler Vilus était destiné à participer aux attentats de 2015, ce qui semble plus que probable.
Aujourd'hui, et c'est la conclusion du livre, l'EI n'a plus la capacité de l'Amn al-Kharji, cette structure spéciale destinée à planifier des attentats en Europe. Pour autant, le groupe, que l'on disait défait après sa perte territoriale massive à l'automne 2017, a survécu. En Syrie, il tient toujours une poche le long de l'Euphrate, un an après ; ses différentes enclaves dans le pays n'ont été réduites qu'au prix de durs combats. L'insurrection démarre lentement mais sûrement : depuis juin dans la province de Raqqa, depuis fin août autour de Manbij, depuis l'été dans les provinces de Deir Ezzor et de Hasakah. Et l'EI reste présent dans le désert syrien, encerclé à Tal Safaa (pour l'instant), avec des cellules actives dans l'enclave rebelle au nord-ouest en dépit des opérations de sécurité du groupe rival, Hayat Tahrir al-Sham. En Irak, l'EI avait abandonné la défense territoriale, dès la fin de l'été 2017. Les dernières enclaves sont tombées quasiment sans combats ou presque. Et il n'aura fallu que quelques mois pour que le groupe retourne à l'insurrection, à Kirkouk, à Salahuddine, à Diyala où il la pratique depuis plus de trois ans, et maintenant, de nouveau, à al-Anbar, Falloujah et Ninive. Abou Bakr al-Baghdadi est toujours là, de même qu'Abou al-Hassan al-Muhajir, deuxième successeur d'Abou Muhammad al-Adnani depuis plus de deux ans. La propagande de l'EI continue de fonctionner sur les réseaux sociaux, en particulier Telegram : plus de 50 vidéos militaires longues mises en ligne depuis le 1er janvier. Des personnes inspirées par ce discours, n'ayant jamais été en Syrie ou en Irak, ont commis deux attaques en France cette année, en mars et en mai. Des "revenants" français ont peut-être même été recrutés dans les prisons de l'amniyat, dès 2015, pour commettre des attentats en France : ils ont parfois été arrêtés avant d'aboutir, mais que se passera-t-il à leur sortie de prison ? C'est une partie du défi qui attend les services de renseignement. Certaines branches hors Syrie-Irak se révèlent encore très dynamiques, comme la province Afrique occidentale. Non, décidément, rien n'est fini avec l'EI. Malheureusement, sans doute pas les attentats.
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