David Thomson avait écrit, au début
2014, un premier livre consacré aux djihadistes français partis se
battre en Syrie, que j'avais fiché ici même. Deux ans et demi plus
tard, il publie un second ouvrage qui prolonge en quelque sorte le
précédent. Entretemps, il y a eu la naissance de l'Etat Islamique
(le premier livre était sorti initialement alors qu'existait encore
l'ancêtre, l'EIIL), Charlie Hebdo, les attentats de Paris, ceux de
2016, etc. Le contexte est bien différent : alors que le sujet
n'intéressait pas grand monde, quand j'ai moi-même commencé à
travailler sur le conflit syrien (août 2013), écrivant également
des résumés à partir des sources secondaires disponibles sur les
djihadistes français au moment où David Thomson sortait son premier
ouvrage, il occupe maintenant le devant de l'actualité.
Comme dans le premier livre, le
journaliste se base exclusivement ou presque sur les entretiens avec
les djihadistes français. C'est sans doute la principale force du
livre -et la principale faiblesse, diront certains. Contrairement à
David Thomson, je crois que les "sources secondaires" qu'il
évoque à la p.8 (PV, d'interrogatoires, etc : il les qualifie
"d'indispensables mais biaisées", de "lucarne")
peuvent apporter des éléments intéressants, s'ils sont
contextualisés et pris avec recul, bien sûr. De la même façon, le
renfort d'une approche "universitaire", avec toute la
littérature secondaire disponible sur le sujet, permettrait, encore
une fois, de croiser les sources. Témoignages recueillis à la
source, documents officiels (de justice ou autres), travaux
universitaires ou de spécialistes : voici une combinaison qui
permettrait d'écrire une histoire globale (pour ne pas dire totale)
du djihadisme français au Levant. Une démarche qui me semble
d'autant plus nécessaire que je suis moi-même passé par mon
travail par plusieurs étapes : de compilateur de sources secondaires
pendant près d'un an, j'ai fini par comprendre qu'il fallait, un peu
à l'image de David Thomson, travailler à la source, en étudiant
les documents originaux produits par les acteurs du conflit syrien
(rebelles, régime, milices chiites irakiennes, je ne suis venu aux
vidéos militaires de l'EI qu'en août 2015).
Il est vrai qu'en France, les
passerelles existent peu, voire pas, entre les différents niveaux.
Ceux que l'on appelle maintenant les "jihadologues", dont
fait partie David Thomson, et qui travaillent à la source, au
contact des djihadistes, n'ont pas été forcément reconnus pour
leur travail par la sphère universitaire ou les institutions
gouvernementales (du moins au départ en ce qui concerne D. Thompson,
les choses ont évolué depuis). En vérité, les journalistes comme
David Thompson réalisent un travail à la source que n'ont pas fait
(ou que ne font plus), jusqu'à présent, les universitaires : c'est
aussi un problème. David Thomson a aussi eu le malheur de se faire
écharper, pour rien ou presque, sur un plateau de télévision un
mois à peine après la sortie de son premier livre. Vu la suite des
événements, on mesure l'inanité de la chose.
Les six parties du livre sont
organisées autour des figures interrogées par David Thomson. Le
premier Bilel, cherche à quitter l'Etat Islamique, et le journaliste
retranscrit les échanges surréalistes entre le djihadiste et le
consulat français, qui l'aide à passer en Turquie. Bilel, arrivé
en Syrie au printemps 2014, a d'abord combattu avec les Marocains
d'Harakat Sham al-Islam, lié au front al-Nosra (branche syrienne
d'al-Qaïda qui depuis a changé de nom deux fois), puis, sous la
coupe d'un autre djihadiste français, Abou Maryam, est passé à
l'EI après la proclamation du califat le 29 juin 2014. Bilel,
d'abord installé près d'al-Bab, assure, comme quasiment tous les
Français, n'avoir jamais combattu : il était dans la logistique.
Les frappes aériennes de la coalition, le durcissement de la
position turque à l'égard de l'EI mettent pour ainsi dire Bilel au
chômage : rapatrié à Raqqa, avec sa femme qui est venue de France
pour se marier avec lui, Bilel constate que l'EI n'est pas très
populaire auprès des Syriens. L'événement qui précipite la
rupture, ce sont les attentats de Paris. C'est alors que Bilel décide
de faire défection.
Yassin, lui, a été blessé trois
semaines après son arrivée en Syrie, en septembre 2014. Il a été
envoyé au front à Deir-es-Zor, un vrai Stalingrad de la guerre en
Syrie. Depuis l'été 2014, le régime syrien tient une poche autour
de l'aéroport militaire, seul bastion qui lui reste dans l'Est,
encerclé de territoires contrôlés par l'EI qui cherche absolument
à réduire cette flèche qui lui perce le flanc. Presque trois ans
d'offensives sans succès majeur (et où de nombreux Français ont
été tués), même si la dernière, en janvier 2017, a réussi pour
la première fois à couper la poche du régime en deux tronçons.
Gravement blessé, Yassin est soigné dans des conditions sommaires à
Mayadin, au sud de Deir-es-Zor, un bastion de l'EI près de la
frontière irakienne. La famille de Yassin prend une décision folle
: partir le chercher, les parents et ses deux soeurs ensemble. Pour
déjouer la paranoïa des emnis, le service de renseignements et de
contre-espionnage de l'EI (Amniyat), les deux parents jouent sur le
fait qu'ils sont médecins, profession dont l'EI a le plus grand
besoin. La famille parvient à rentrer en Syrie (ce qui montre au
passage le réseau installé par l'EI en Turquie), le père retrouve
Yassin à Mayadin. Pour sortir, il faut un temps jouer la comédie à
Raqqa. Les parents y voient des choses étonnantes, comme ces
médecins venus de Damas, payés par l'EI pour soigner à Raqqa, qui
arrivent pourtant de zones contrôlées par le régime syrien.
S'ensuit une évasion rocambolesque, qui manque plusieurs fois de
tourner au drame.
Zoubeir est un cas rare : c'est un
repenti qui essaie de prévenir les départs en France. Il ne croit
pas à la déradicalisation mise en oeuvre en France : ce qui l'a
dégoûté, c'est le contact avec la réalité de l'EI, sur place, où
ils voient les Français importer leur comportement des cités, les
écarts entre le discours et la réalité. Devant la force de frappe
de l'organisation sur les réseaux sociaux, David Thomson estime que
le programme de contre-discours, avec Stopdjihadisme, est une goutte
d'eau dans l'océan. C'est sans doute vrai : pour autant, un effort
assez net a été fait par Twitter, par exemple, sur les contenus
djihadistes. Les photos et les vidéos militaires, pour ne prendre
que cet exemple que je connais bien, sont beaucoup plus difficiles à
trouver aujourd'hui qu'à l'été 2015 (on les trouve encore, mais
en cherchant) ; les compte pro-EI sont davantage signalés et
suspendus qu'auparavant. Bref, on progresse. Dans le cas de Zoubeir,
ce qui est intéressant, c'est qu'il ne vient pas comme beaucoup d'un
milieu social modeste : mais comme de nombreux autres djihadistes
français, il est passé d'abord par le salafisme quiétiste qui
selon lui a préparé sa radicalisation et son basculement dans le
salafisme djihadiste. En même temps, il incarne aussi le phénomène
"d'islamisation de la révolte radicale" décrit par
certains chercheurs. Zoubeir passe aussi par al-Qaïda avant de
rejoindre l'EIIL. La recherche de femmes par les djihadistes arrivés
sur place est un moteur puissant : Zoubeir raconte ainsi l'histoire
de ces conversations avec une ancienne prostituée convertie à
l'islam, ou d'une adolescente de 15 ans qui arrive très rapidement
sur la zone. Il estime que le "LOL djihad" de ses camarades
est en fait la simple islamisation de pratiques existant en France
précédemment, comme les codes des cités : une revanche sociale en
quelque sorte. A partir de 2014, avec la fitna entre djihadistes et
l'intervention de la coalition, Zoubeir, écoeuré, décide de
déserter. Mais une fois en prison, en France, à Fleury-Mérogis, il
retrouve des camarades ou des aspirants au départ qui s'endurcissent
dans leurs convictions. Il est dans la même cellule qu'Adel
Kermiche, un des assassins du prêtre Jacques Hamel à
Saint-Etienne-du-Rouvray en juillet 2016 : Zoubeir trouve Adel, qui
n'a jamais été en Syrie, encore plus fanatisé que les djihadistes
qui y ont été. Certains détenus diffusent même dans la prison,
via des haut-parleurs, les anasheed (poèmes chantés guerriers,
systématiquement intégrés dans les vidéos de combat par exemple)
de l'EI ! Les prisons sont une étape du cursus djihadiste. Mais
souvent, les djihadistes voient surtout des délinquants de droit
commun chercher une justification religieuse à leur comportement.
L'hostilité à l'Etat français rassemble cependant tout le monde,
jusqu'aux Basques ou aux Corses terroristes, et l'hostilité contre
l'institution pénitentiaire aussi. Le problème reste entier :
rassemblés, les détenus djihadistes peuvent s'organiser, dilués,
ils conservent une influence nuisible sur les autres. Pour Zoubeir,
le djihadisme a tout à voir avec l'islam, et a donc bien une essence
religieuse : c'est pour cela qu'il tente de couper les ponts avec la
religion.
La quatrième partie du livre est
consacrée aux femmes. Elles sont nombreuses à être parties, moins
nombreuses à être revenues. Comme le souligne le journaliste, elles
ont plus été perçues comme victimes que comme une menace, du moins
jusqu'en 2016. Avec l'attentat raté de septembre dernier en plein
coeur de Paris, les choses ont un peu bougé. Safya, l'une des
revenantes de David Thomson, a quitté l'EI en raison de la naissance
de son bébé, et pas pour des raisons idéologiques. Elle ne
regrette quasiment rien de son séjour à Raqqa, ni de ses
convictions ; c'est seulement après les attentats de Paris qu'elle
revient à un salafisme quiétiste. Même topo pour Lena, deuxième
revenante, qui évoque l'insistance des femmes à perpétrer, sur
place, des opérations kamikazes, au même titre que les hommes. En
fait, aucune activité n'est prévue pour les femmes, mais les
revenantes expliquent que le tabou sur la femme combattante, au sein
de l'EI, finira par sauter, nécessité oblige. L'expérience de la
brigade féminine de la hisba à Raqqa, pourtant, avait fait long
feu. Plus grave, Lena témoigne aussi de l'inutilité des programmes
de déradicalisation, après le retour en France. Si les femmes
présentent souvent des parcours chaotiques, l'explication de la
violence sexuelle ou d'autre forme de traumatisme n'est pas
suffisante, comme le montre les exemples du livre. Les facteurs sont
multiples, et les femmes partent en toute connaissance de cause. Sur
place, elles enchaînent les mariages, car l'espérance de vie des
combattants est courte. Dans l'intervalle, elles passent par les
maqqar, ces maisons d'attente qui sont conçues pour les pousser à
sortir, par le mariage, au plus vite, comme celle de Raqqa tenue par
Oum Adam, figure historique du djihad. Elles côtoient les Yézidies,
esclaves à tout faire. Dans les mariages, le racisme ordinaire
trouve aussi sa place dans l'EI, contre les Asiatiques ou les Noirs.
La cinquième partie revient sur deux
cas masculins. Kevin, catholique converti, avait rejoint Forsane
Alizza, groupe dissous après l'affaire Merah en 2012. Avec son
épouse, il part en Syrie, et il rejoint l'EIIL dès sa naissance au
printemps 2013. A Raqqa, il croise de nombreux Français, dont de
futurs membres des commandos du 13 novembre. En 2016 pourtant, avec 4
femmes et 6 enfants, il décide de partir, à cause de la situation
militaire qui se dégrade -lui-même refusant de combattre. Toute la
famille finit par passer en Turquie, où Kévin est détenu avant
d'être transféré récemment en France. Quentin, lui, est passé
par la filière d'Omar Diaby à Nice, dont il était déjà beaucoup
question dans le premier livre de David Thomson de mars 2014. Entre
2013 et 2016, une centaine de personnes au moins sont parties depuis
cette ville, pourtant dirigée par un maire qui ne cachait pas ses
sympathies pour le "tout sécuritaire", et qui a connu un
attentat meurtrier l'an passé. Ancien délinquant converti à
l'islam radical, Diaby, alias Omsen, a étendu son emprise sur les
quartiers. Il étend encore son influence avec Internet et ses vidéos
Youtube : avec Mourad Farès à Lyon, il est la figure majeure du
djihad français en 2012-2013. Farès rejoint l'EIIL ; Quentin
également, mais il en sortira très vite, car il arrive juste avant
le déclenchement de la fitna, début 2014, l'offensive rebelle
anti-EI à laquelle va se joindre aussi le front al-Nosra, l'autre
formation djihadiste qui attire alors les Français. Omar Diaby
arrive et choisit de se détacher de l'EIIL ; pour autant, al-Nosra
n'est pas prête à l'accueillir. Farès, réfugié en Turquie, finit
par se rendre à la DGSI à l'été 2014. Diaby, qui s'est un temps
fait passer pour mort, continue de survivre en roue libre, sans qu'on
sache si al-Nosra l'a réellement coopté. Fin assez piteuse pour
celui qui a entraîné des dizaines de candidats djihadistes en
Syrie. Il a pourtant réussi à attirer vers lui en 2016 l'un des
deux adolescents dont le court départ avait fait grand bruit dans
les médias : c'était juste avant la parution du premier livre de
David Thomson, en janvier 2014.
La dernière partie est consacrée à
ceux qui ne sont pas revenus. Abou Mujahid est à Mossoul. Il fait
partie du dernier carré, les fanatiques endurcis qui resteront
jusqu'au bout. L'EI, sur la défensive, avait appelé à frapper les
pays de la coalition, appel renouvelé par Al-Adnani (avant sa mort)
en mai 2016. Frapper la France, les djihadistes français de l'EIIL y
pensaient déjà, du moins pour certains (pas tous), si l'on se
rappelle bien le premier livre de David Thomson : les frappes
aériennes ont servi de prétexte. Plus intéressant, pour justifier
ces actes, Abou Mujahid évoque le passé colonial de la France. Il a
pourtant un profil atypique : ancien petit dealer et rappeur de
Montreuil, il bascule dans l'islam radical dans une mosquée où se
regroupent des aspirants au djihad. Un parcours qui rappelle celui de
Deso Dogg en Allemagne. Abou Mujahid est à Mossoul ; d'autres sont à
Raqqa, un petit groupe surtout originaire du sud-ouest, autour de
Toulouse, souvent des vétérans du djihad irakien après l'invasion
américaine. Ce sont eux qui pilotent la propagande française de
l'EI : Dar-al-Islam, al-Hayat, bulletins radios sur Al-Bayan, et
présence sur les réseaux sociaux, aussi. A Mossoul, le voisin
d'Abou Mujahid n'est autre que Rachid Kassim, le Franco-Algérien de
l'EI qui est derrière la plupart des attaques, réussies ou ratées,
en France, de l'année 2016. David Thomson évoque aussi les anciens
militaires français passés au djihad. Outre un bourreau
psychopathe, qui aime tuer, on trouve le plus discret Abou
Souleymane, légionnaire déserteur, qui a dirigé sa propre katiba,
ce qui n'est pas un bon signe. Ou Younès le déserteur, ancien des
commandos paras, focalisé uniquement sur le combat, très critique
d'ailleurs de la propagande de l'EI, tombé au combat début 2016
près d'Alep.
En conclusion, le journaliste souligne
que l'année 2012 a été un déclic : avec une propagande djihadiste
sophistiquée, un théâtre d'opérations alors facile d'accès, une
utilisation quasi normale des réseaux sociaux, un sentiment de
frustration et d'humiliation en France, des personnes trouvent une
revanche sociale, un statut, une dignité, comblent un vide
religieux, aussi, dans le djihad. Celui-ci est l'occasion d'expier
les fautes passées. Les djihadistes sont surtout issus des milieux
populaires, de Seine-Saint-Denis, des Yvelines (avec le cas
particulier de Trappes), des Alpes-Maritimes, de Haute-Garonne. Outre
le cas de Nice, déjà évoqué, Lunel, Nîmes, Roubaix ont aussi
leur contingent de djihadistes. Les solidarités amicales jouent
beaucoup. Il y a une djihadisation de la délinquance, que l'on
retrouve dans les auteurs des attentats en France, mais beaucoup
moins dans le contingent français actif en Syrie, ou dans les
prisons. Pour David Thomson, on trouve en gros 70% de djihadistes
issus de milieux musulmans conservateurs, et 30% de convertis.
Souvent, les familles présentent des particularités ou des
problèmes qui ont pu favoriser le processus : couples mixtes sur le
plan religieux, absence d'un des parents (souvent le père), etc. Les
violences sexuelles et les antécédents psychiatriques sont loin
d'épuiser tous les cas : on a vu que les femmes sont consentantes à
leur départ, et parfois plus radicales encore que les hommes. Si le
niveau d'instruction est bas, celui de l'engagement religieux et
politique est très élevé. Alors que l'EI, sur la défensive,
n'appelle désormais plus à le rejoindre, mais à commettre des
attentats sur place, le danger est donc toujours plus présent.
Comme le précédent, le livre de David
Thomson est fort utile. La collection de témoignages permet
d'infirmer un certain nombre de lieux communs sur les motivations des
djihadistes, ce qui était déjà le cas du premier ouvrage, avec
ici, en plus, la dimension féminine qui est mieux traitée. Il
permet d'appréhender le phénomène de l'intérieur. Il faut donc
prendre le livre pour ce qu'il est : un travail de journaliste, à la
source, et qui donne des informations pratiques sur les djihadistes
français de l'EI en particulier. C'est aux chercheurs, analystes, et
autres spécialistes, ensuite, de remettre ce travail en perspective,
de le recouper avec d'autres sources, et de prolonger ce recueil, en
forme de matière première, pas complètement brute, déjà
dégrossie par le travail du journaliste.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.