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dimanche 5 novembre 2023

Monsieur le chien, Julien HERVIEUX et Albertine RALENTI, Le petit théâtre des opérations tome 4, Paris, Fluide Glacial, 2023, 57 p.

 

Scénariste : Julien Hervieux (alias l'Odieux Connard). Ancien professeur d'histoire-géographie. Se fait connaître en 2009 avec son site Le blog d'un odieux connard, où sous la forme de longs dessins, il critique avec un humour acerbe d'abord des scénarios de films hollywoodiens, mais bientôt beaucoup d'autres sujets également (c'est là que je l'ai lu pour la première fois). A partir de 2017, il crée sous un format vidéo (Youtube) Le petit théâtre des opérations, qui raconte des histoires méconnues ou sortant de l'ordinaire liées aux conflits du XXème siècle (les deux guerres mondiales notamment mais pas que), en particulier sur le côté français. C'est ce petit théâtre des opérations qui est adapté en bande dessinée à partir de 2021 (j'ai lu les tomes 2 et 3 également, pas encore le premier, mais je tâcherai de le faire et de les ficher ici ensuite), et même en livre aux éditions Perrin en 2022 (pas encore lu).


Illustrateur : Monsieur le chien. Pseudonyme d'un auteur de bande dessinée qui travaille notamment pour Fluide Glacial. Je n'avais rien lu de lui avant Le petit théâtre des opérations.


Sujet : comme l'indique le titre, les faits racontés renvoient à l'histoire militaire.


Lieu et époque : XXème siècle.


Résumé : on trouve dans ce tome, pour commencer, l'histoire de Stubby, un des chiens les plus décorés de la Première Guerre mondiale, qui a servi avec le contingent américain envoyé en France. C'est bien emmené, c'est rigolo, j'adore.


La deuxième histoire (format court : il y a soit le format long comme Stubby développé sur 6-8 pages, soit le court sur une seule page) renvoie au projet de char volant soviétique Antonov A-40 avec un char T-60. Ici, comme c'est parfois le cas, le scénariste force un peu le trait en montrant des Soviétiques ivres imaginant ce projet de char volant. Le cliché du Russe soûl peut faire sourire, mais usé jusqu'à la corde, il devient un peu un poncif. D'autant que les Soviétiques n'abandonneront pas, après la guerre, l'idée du « char volant » et développeront d'autres méthodes pour aérotransporter des véhicules directement sur le champ de bataille.


La troisième histoire détaille le parcours du fameux général allemand von Lettow-Vorbeck pendant la Première Guerre mondiale, dans l'Afrique orientale allemande. Là encore, le style de Julien Hervieux fait mouche. Par contre, la présentation du personnage est un peu tronquée : certes von Lettow-Vorbeck s'est opposé à Hitler et aux nazis, mais il a participé à la répression des troubles révolutionnaires à Hambourg en 1919 avec les corps francs et au putsch manqué de Kapp, entre autres, raison pour laquelle il a été remercié de la Reichswehr.


La quatrième a pour objet le sous-marin français Casabianca et ses exploits lors de missions clandestines, notamment en Corse occupée. Excellent récit dans le style de l'Odieux connard.


La cinquième histoire en format court s'intéresse au projet Habbakuk pendant la Seconde Guerre mondiale : un porte-avions iceberg. Ici, c'est plus le caractère limité du format qui pèche et empêche de détailler davantage ce projet pour le moins ahurissant.


La sixième histoire revient sur le cas Eddie Chapman, le fameux agent « Triple Cross » de la Seconde Guerre mondiale – j'aurais aimé que le passage parle du film de 1966 réalisé par Terence Young, inspiré de cette histoire, avec Christopher Plummer dans le rôle de Chapman, dans les dernières cases ou ailleurs.


La septième partie relate les exploits de Roger Vandenberghe, héros des commandos français en Indochine. Le personnage faisait tellement peur au Viêtminh que ce dernier avait mis sa tête à prix : il sera assassiné dans son sommeil par un de ses commandos « retourné ».


Dans la huitième histoire, il est question de la fameuse armée polonaise Anders, reconstituée par ce général prisonnier des Soviétiques à partir de 1941, et qui, passant par l'Iran, plantera son drapeau au sommet du monte Cassino en 1944. L'occasion, aussi, d'évoquer le massacre de Katyn commis par les Soviétiques.


La neuvième histoire, de format court, peine là encore à convaincre, sur les déboires des Britanniques en 1914 face aux sous-marins allemands (cela valait-il vraiment une planche ? Pas sûr).


Dans la dixième partie, la BD s'attache au parcours de Robert Lee Scott Junior, qui cherchera pendant toute sa carrière d'aviateur à piloter des avions de chasse, contre vents et marées, et non sans déboires... à noter qu'un film inspiré de ses mémoires, God is my co-pilot, sortira dans les salles en 1945.


La onzième partie, format court, revient sur les éperonnages effectués par la corvette Aconit des Forces Navales Françaises Libres (à noter que l'Aconit était une corvette britannique de classe Flower) sur deux U-Boote pendant la Seconde Guerre mondiale, le 11 mars 1943.


En douzième place, on trouve l'histoire de Virginia Hall, une Américaine travaillant pour le SOE puis l'OSS dans la France et l'Europe occupée, et de sa prothèse de jambe Cuthbert, pendant la Seconde Guerre mondiale. A noter que selon un rapport de la CIA après la guerre – puisqu'elle a continué son travail dans son organisation-, Virginia Hall a été mise sur la touche par des collègues masculins qui manifestaient un vrai complexe d'infériorité à son égard.


La treizième et dernière histoire courte est celle de François Waterlot, soldat condamné à mort et fusillé en septembre 1914 mais qui survit miraculeusement au peloton d'exécution, avant de trouver la mort au combat quelques mois plus tard. A noter que Waterlot a été condamné, sans véritable enquête, avec 6 autres soldats de son régiment, et qu'il a été réhabilité en 1926 avec ses camarades.


Dessin : dessin classique de BD franco-belge, mais efficace. Rien à redire.

 


 


Sources utilisées : c'est peut-être là que le bas blesse. A la fin de chaque histoire longue, une page prolonge la partie bande dessinée par une partie de réflexion. Mais aucune source n'est indiquée ou même une partie « Pour aller plus loin » qui comprendrait quelques références à lire. C'est dommage, et cela explique sans doute les limites à certains sujets relevées ci-dessus. Le ton caustique gagnerait sans doute davantage en crédibilité s'il montrait plus de recherches sérieuses. Certes, le propos ne se veut sans doute pas documentaire, mais quand on parle d'histoire, c'est bien de l'être un peu aussi. Moi, en tout cas, j'apprécierai une petite inflexion.


Conclusion : l'Odieux connard, on aime, ou on aime pas, à mon avis. Pour ma part, j'apprécie beaucoup la BD à la lecture, ce qui ne m'empêche pas de conserver une distance critique sur le contenu. Rien de rédhibitoire toute fois, simplement, parfois, de petits partis pris d'écriture. J'aimerai bien toutefois voir apparaître un petit pan documentaire pour compléter le traitement des sujets.

Alban GAUTIER, Le roi Arthur, Paris, PUF, 2019, 189 p.

 

Auteur : Alban Gautier. Ancien élève d'ENS, agrégé et docteur en histoire. A soutenu une thèse à l'université Lille 3 sous la direction de Stéphane Lebecq : le festin dans l’Angleterre du haut Moyen Âge. Se penche ensuite sur la question de l'historicité du roi Arthur, et plus largement de l'Europe du Nord entre la fin de la période romaine et le XIIème siècle. Il est membre du comité de rédaction de la revue Médiévales et de l'UMR 6273/CRAHAM à l'université Caen-Normandie.


Genre d'ouvrage : il s'agit de la mise par écrit de conférences d'abord publiées comme audio-guide.


Sujet : la question posée est celle de l'existence du roi Arthur, entre histoire et légende, et des rapports que les deux catégories ont entretenu, ainsi que de leur utilisation par certains acteurs historiques.


Place du livre dans l'historiographie : importante car il y a peu d'auteurs en français qui travaillent de manière sérieuse sur cette question. Alban Gautier a d'ailleurs signé un ouvrage plus conséquent en 2007 sur le même thème, il le rappelle dans le préambule. L'introduction souligne d'ailleurs que la question se pose déjà de l'existence même du roi Arthur, des difficultés des textes qui en parlent, et de la foison de créations artistiques autour du personnage. Il y a donc deux pans incontournables : Arthur dans l'histoire, et Arthur dans l'imaginaire


Résumé de l'ouvrage : l'ouvrage est découpé en quatre parties. La première replace Arthur dans l'histoire, très mal documentée, de la Bretagne des Vème-VIème siècle. L'historien essaie d'exploiter les 3 sources principales – archéologie, épigraphie et littérature – à notre disposition. Le premier texte intéressant sur Arthur, celui de Gildas, est issu des élites bretonnes, chrétiennes, qui tentent de survivre face à la pression des Anglo-Saxons débarqués sur leur île. Il mentionne bien une victoire au mont Badon, remportée par un certain Ambrosius Aurelianus, mais sans donner de date précise ni une identité claire à Arthur. Bède le Vénérable, qui écrit au VIIIème siècle, adopte lui le point de vue des envahisseurs, désormais convertis au christianisme, et donne des dates : départ des Romains en 410, arrivée des Saxons en 449 à l'invitation d'un personnage mystérieux, Vortigern (une fonction sans doute, d'ailleurs). Comme Gildas, Bède écrit une histoire providentielle, mais cette fois-ci, ce sont les Anglo-Saxons qui en sont les héros. Et Arthur appartient à cette histoire providentielle alors qu'il n'y est pas encore mentionné.


Dans la deuxième partie, Alban Gautier explique comment est né le personnage d'Arthur à partir du IXème siècle. Il réfute l'apparition du nom dans le Canu Aneirin, un poème gallois. Il faut attendre l'Histoire des Bretons, composée vers 830 probablement dans le royaume gallois du Gwynedd, pour trouver trace d'un personnage nommé Arthur. L'auteur, qui cherche à mobiliser les esprits pour résister aux Anglo-Saxons, écarte le personnage d'Ambrosius Aurelianus, un Romain, ou celui de Saint-Germain d'Auxerre, un étranger, ce qui servirait peu son propos. Dans l'ouvrage, Arthur est un dux bellorum qui combat avec les rois bretons contre les Saxons païens, portant sur lui une image de la Vierge. Il y est déjà question de faits légendaires attachés au personnage. Mais il est difficile de savoir si Arthur est un personnage légendaire, inventé, et placé dans un contexte historique, ou l'inverse : un personnage qui a réellement existé mais paré de légende. L'historien développe d'abord la première hypothèse : un siècle après l'histoire des Bretons, les Annales de Galles donnent enfin une date à la bataille du mont Badon (518) et parlent de la mort d'Arthur en 539, face à un personnage, Medraut, qui annonce Mordred. Guillaume de Malmesbury, qui écrit sous les rois normands au début du XIIème siècle dans son Histoire des rois des Anglais, affirme qu'Arthur est un personnage ayant réellement existé, mais nimbé de légendes toutes plus grossières les unes que les autres. A l'inverse, Geoffroy de Monmouth, qui écrit peu de temps après Guillaume son Histoire des rois de Bretagne, fait du Breton un héros national, repoussant l'envahisseur saxon : c'est lui l'inventeur de la matière de Bretagne... parfois considéré comme un faussaire dès l'époque. Mais le succès est là : le livre de Monmouth est l'un des plus recopiés au Moyen Age.


Dans la troisième partie, Alban Gautier revient sur le personnage imaginaire, la légende du roi Arthur. Des récits gallois entre 900 et 1100 évoquent déjà les exploits d'Arthur, un roi chrétien qui règne sur l'ensemble des îles britanniques. Un autre poème, le Pa Gur, le présente comme un tueur de monstres. Il est déjà entouré de compagnons, notamment Gauvain. Des récits prophétiques des XIème-XIIème siècles annoncent le retour d'Arthur, qui ne serait pas mort. Les vies de saints gallois de la même époque les mettent en scène face à Arthur, un roi qui n'est pas forcément présenté sous son meilleur jour, mais qui est capable de s'amender face à un saint. Monmouth crée également le personnage de Merlin, inspiré de légendes galloises, et le fusionne avec celui d'Ambrosius Aurelianus, ennemi de Vortigern. Le Normand Wace, en 1150, dans son Brut, transpose la légende sur le continent, ajoute la Table ronde et la forêt de Brocéliande. Chrétien de Troyes, qui écrit 5 romans entre 1155 et 1190, pose les bases de la cour du roi Arthur, et le nom du lieu, Camelot ; il s'intéresse d'ailleurs plus aux chevaliers qu'à Arthur lui-même, et ajoute la quête du Graal. A partir de là se développe la matière de Bretagne : la quête de l'épée, la mort du roi et son transport à Avalon, le rapt de Genuièvre... pas de version canonique, mais un livre qui fait quelque peu autorité : celui de Thomas Malory, chevalier anglais du Xvème siècle, qui rassemble en un seul ouvrage la matière de Bretagne, sorte de testament légué par le Moyen Age finissant à l'époque moderne.


Pour terminer son propos, l'historien revient sur les utilisations du personnage Arthur par certains acteurs. Les rois Plantagenêt utilisent la geste arthurienne pour contrer leurs rivaux français capétiens. Henri II et Aliénor appellent d'ailleurs un de leurs fils Arthur, au destin tragique. Un siècle plus tard, Edouard Ier se sert d'Arthur pour soutenir sa politique d'unification des îles britanniques. Il fait d'ailleurs bâtir une table ronde, aujourd'hui conservée à Winchester. En 1191, les moines de l'abbaye de Glastonbury prétendent avoir retrouvé la tombe d'Arthur et de Guenièvre, avec une inscription. Opération probablement montée de toutes pièces par les moines, mais Richard Coeur de Lion et Edouard Ier se garderont bien de contredire les moines, chacun pour affirmer leur légitimité à leur époque. Henri VII, premier Tudor qui met fin à la guerre des Deux Roses, s'empare lui aussi de la légende arthurienne pour asseoir son pouvoir. Lui aussi appelle son premier fils Arthur. Son autre fils Henri VIII laissera détruire l'abbaye de Glastonbury, mais restaurera la table ronde construite par Edouard Ier. Sous son règne, un humaniste italien, Polydore Virgile, a déjà mis en doute la véracité des écrits de Monmouth... Dans les années 1960 et 1970, alors que le Royaume-Uni n'est déjà plus une grande puissance, perd son empire colonial et doute de plus en plus, des archéologues comme Leslie Alcock et des historiens comme John Morris, procédant à des fouilles sur des sites désignés comme arthuriens ou relisant les textes, concluent à l'existence du roi Arthur. Leurs arguments sont balayés par d'autres historiens comme David Dumville. La fiction fait aussi de plus en plus d'Arthur un personnage éloigné du christianisme, en phase avec la déchristianisation. Le film Sacré Graal ! Des Monty Python achève de descendre Arthur du socle de la légende.


Sources utilisées : la bibliographie est brève (3 pages) mais cela s'explique par le préambule. On y trouve des références comme Martin Aurell.


Illustrations : cette collection de biographies de poche des éditions PUF n'en a pas, et c'est bien dommage. Un point d'amélioration pour l'évolution de la collection, peut-être ? On aurait bien aimé une carte quelque part dans ce volume, toutefois.


Conclusion : un ouvrage stimulant, parce qu'il force à se pencher sur ce qui fait le cœur même du métier d'historien : comment étudier un objet qui n'a probablement pas existé ? Alban Gautier tranche dans la conclusion en se ralliant à l'hypothèse d'une figure légendaire qui a été ensuite historicisée, ce qui semble plus raisonnable au vu des éléments à disposition. Reste à voir si de nouvelles découvertes pourraient, un jour, infirmer le constat.

samedi 4 novembre 2023

Edmond Dziembowski, La guerre de Sept ans, Tempus 718, Paris, Perrin, 2018, 851 p.

 

Auteur : Edmond Dziembowski, professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Bourgogne Franche-Comté où il a enseigné de 1994 à 2021, spécialiste de la culture politique française et britannique du XVIIIème siècle. Auteur de la thèse Les Français face à la puissance anglaise, 1750-1770 soutenue en 1993 sous la direction de François Crouzet.


Genre d'ouvrage : synthèse. L'historien cherche à décrire la guerre de Sept ans en insistant sur les thèmes qui lui sont chers notamment. Version de poche ici (parution initiale en 2015).


Sujet : l'auteur veut expliquer comment et pourquoi la guerre de Sept ans peut être considérée comme une « première guerre mondiale » ainsi que l'avait baptisée Churchill. Cette guerre déclenchée en Amérique du Nord s'est ensuite étendu au monde entier. Elle a marqué la fin du premier empire colonial français et le début de la domination britannique et de la civilisation anglo-saxonne sur le monde, ainsi que celui des révolutions, sans parler de la montée en puissance de la Prusse. L'historien veut surtout analyser les évolutions politiques provoquées par la guerre de Sept Ans, en lien avec ses travaux précédents, tout en suivant l'historiographie qui s'est démarquée d'une vision « européanocentrée » pour aborder le conflit dans sa globalité.


Place du livre dans l'historiographie : importante car il n'existait pas, en français, de synthèse à jour sur ce conflit, alors que le foisonnement est important chez les Anglo-Saxons depuis le dernier quart du XXème siècle.


Résumé de l'ouvrage : plan chronologique en quatre parties, chacune de 150 pages sauf la 3ème qui en compte environ 200. L'historien couvre tous les théâtres d'opérations et n'adopte pas uniquement le point de vue français, traitant aussi bien de l'Angleterre, de la Prusse, de l'Autriche que des colons anglais ou français et même des Amérindiens. De la même façon, les angles d'attaque sont variés : histoire militaire, mais surtout politique et diplomatique, avec une place particulière sur l'influence, la propagande, issue des travaux de l'auteur, aspects socio-économiques, culturels... les pages les plus brillantes portent sans surprise sur Pitt (objet d'un autre livre de l'historien), ou le renversement d'alliance de 1756. Il y a toutefois d'intéressantes descriptions de bataille comme celle de Rossbach (1757) ou des plaines d'Abraham (1759). Beaucoup de formules d'époque servent d'ailleurs de titres de parties. La conclusion insiste sur la transformation idéologique que représente la guerre de Sept Ans, au-delà des simples changements territoriaux ou géopolitiques : une nouvelle ère s'annonce avec la révolution américaine et la Révolution française, dont les germes sont déjà posés à la signature du traité de Paris.


Sources utilisées : 48 pages de notes en fin de volume. 22 pages de bibliographie classées entre les sources et les ouvrages généraux, en français, en anglais et en allemand.


Illustrations : le point faible de l'ouvrage. Seulement 3 cartes en fin de volume sur les opérations militaires en Amérique du Nord, en Inde, et en Allemagne. On aurait apprécié d'autres cartes plus fines en parallèle du texte pour suivre les opérations notamment.


Conclusion : un ouvrage indispensable à tout amateur de la période moderne, moins par la description du conflit que par ses interprétations, notamment dans le champ politique.

jeudi 28 septembre 2023

Pierre VAYSSIERE, Fidel Castro. L'éternel révolté, Paris, Payot, 2011, 669 p.

 

Pierre Vayssière est professeur émérite à l'université Toulouse-II Le Mirail, en histoire politique de l'Amérique latine contemporaine. En 2011, cinq ans avant la mort du personnage, décédé depuis, il propose une biographie assez dense de Fidel Castro, après avoir écrit celle de Simon Bolivar.

Le plan de la biographie est chrono-thématique, avec les deux premiers tiers retraçant de manière classique naissance, vie et activité du personnage, et un dernier tiers thématique centré sur l'homme lui-même. Sur les deux premiers tiers, on pourra lire un bon résumé ici. La biographie est assez complète et balaie beaucoup d'aspects et de thèmes liés à Castro, en revanche si les notes sont abondantes (pas loin de 50 pages), la bibliographie l'est beaucoup moins (7 pages), il sera donc certainement utile de croiser cette lecture avec d'autres.

jeudi 14 septembre 2023

Bruno FALBA, Christophe REGNAULT, Maurizio GEMINIANI, Jean TULARD, Waterloo. Le chant du départ, Paris, Glénat, 2015, 96 p.

 

La bataille de Waterloo, on le sait, a inspiré les poètes, puis, plus tard, le cinéma. La bande dessinée s'en est depuis donnée à coeur joie à l'occasion du bicentenaire de la bataille, en 2015. Parmi les différents volumes parus, celui-ci, signé Bruno Falba, Christophe Regnault et Maurizio Geminiani, avec un dossier historique de Jean Tulard.

L'idée de départ est bien trouvée : le scénariste place le lecteur comme observateur d'un dialogue entre Larrey, le chirurgien en chef des armées de Napoléon, et le maréchal Blücher, un des vainqueurs de ce dernier à Waterloo. Sauvé du peloton d'exécution, Larrey discute avec Blücher, à chaud, des Cent Jours et de la bataille de Waterloo. Malheureusement, ce début prometteur est gâché par une correction qui laisse à désirer : on trouve déjà deux belles fautes dans une case p.10, et une deuxième encore p.12. J'en ai repéré encore une plus loin. Un autre problème apparaît dès les premières descriptions de bataille : l'absence de cartes. Difficile pour un lecteur de se repérer sur le champ de bataille, dans ces descriptions foisonnantes, ce qui est dommage. Des cartes auraient été préférables à ces longs discours de personnages qui décrivent toutes les manoeuvres, y  compris, côté français, celle des unités ennemies, ce qui d'ailleurs paraît un peu bizarre - Napoléon et ses officiers connaissaient-ils, à chaque fois, l'identité des corps ennemis se trouvant en face ? Cela semble un peu artificiel. Le dessin, sans être extraordinaire, est toutefois de qualité, mais il peine à bien retranscrire les grands chocs de la bataille de Waterloo. Le dossier historique de Jean Tulard en fin de volume est tout à fait pertinent, mais là encore la seule carte présente peine à suffire pour raconter le déroulement de la bataille.




 

Au final, une BD que l'on peut conserver, parce que son angle d'attaque, original, offre un dialogue entre le vainqueur et le vaincu, et confronte donc les points de vue (ce qui peut faire aussi penser au film Le Souper, inspiré de la pièce de théâtre du même nom, sur un affrontement fictif entre Fouché et Talleyrand), mais aussi pour le dossier en fin de volume, appréciable.

dimanche 10 septembre 2023

Edward G. LONGACRE, The Early Morning of War. Bull Run, 1861, University Press Of Oklahoma /Norman Publishing, 2014, 662 p.

 

La bataille de Bull Run (Manassas pour les confédérés) est importante pour les débuts de la guerre de Sécession, car elle montre aux deux camps en présence que le conflit sera bien plus long et coûteux que ce qui avait été imaginé au départ. Bull Run va lancer ou ruiner des carrières, mais confirmer aussi que la détermination est bien présente dans chaque camps, ce qui va rendre la guerre difficile. Edward Longacre est un spécialiste reconnu de la guerre de Sécession : on lui doit des biographies d'officiers de chaque camp (Grant, Chamberlain, l'action de Custer par exemple du côté de l'Union ; Wade Hampton, Pickett côté confédéré) et des études, notamment sur les opérations de cavalerie pendant la guerre et les raids de cavaliers menés derrière les lignes ennemies. Longacre insiste dans cet ouvrage assez imposant - 500 pages de texte - sur les contraintes politiques et les faiblesses de caractère qui ont façonné pour beaucoup la campagne en Virginie de l'été 1861. Le sujet a précédemment été traité par des historiens américains, mais ce travail-ci a le mérite d'être assez exhaustif.


 

Il commence par expliquer pourquoi la Virginie est devenue le théâtre d'opérations principal à l'été 1861. Washington est un bouillonnement d'informations qui ont un impact sur les mouvements des troupes de l'Union, et celles-ci sont d'ailleurs facilement passées à l'adversaire - même si cet espionnage pro-confédéré n'est pas forcément corroboré par des sources précises dans les notes en fin d'ouvrage.

Longacre décrit aussi longuement les 4 commandants d'armée impliqués - McDowell, Patterson côté nordiste, Beauregard, Johnston côté confédéré. Cela permet aussi de mieux comprendre le déroulement des événements. McDowell, un officier subalterne propulsé commandant de l'Union, a été pressé par le pouvoir politique de marcher sur Richmond. La météo, les contraintes logistiques, et les rencontres inopinées avec les forces adverses ont façonné la campagne, davantage sans doute que les reproches qu'on attribue à McDowell. Néanmoins, l'approche nordiste sur Manassas semble hasardeuse, et même si Longacre réhabilite quelque peu la performance de McDowell, son échec à orchestrer la campagne semble bien la cause principale de la défaite finale. L'historien consacre également beaucoup de temps à la manoeuvre dans la vallée de la Shenandoah : comme le pensait Scott, Longacre estime ainsi que la poussée nordiste était véritablement en deux pinces, et pas seulement en direction de Manassas Junction.

Longacre revient aussi sur certains épisodes célèbres dans les portraits de commandants, qui occupent une bonne place dans le livre. Ainsi Jeb Stuart, qui dirige la cavalerie confédérée, n'a pas pu jouer un rôle aussi majeur qu'il le décrit déjà dans la déroute nordiste. Ou l'épisode des hommes politiques nordistes venus assister à la bataille depuis Washington, et dont un finit prisonnier des confédérés jusqu'à la fin de la guerre. Pour l'historien, Patterson, qui commande l'armée nordiste dans la vallée de la Shenandoah, a été trop laissé libre de ses choix par le commandant en chef Winfield Scott, qui est pour lui aussi responsable de la défaite que McDowell. En outre, les communications mauvaises font que le lien est distendu. Patterson souffre aussi du mauvais moral de ses troupes, plusieurs régiments quittant l'armée après la fin de leur engagement de 90 jours - mais Longacre n'explique pas le pourquoi de cette mesure de temps limité qui existait avant la guerre. Patterson choisit la voie la plus prudente, ce qui l'empêche de stopper Johnston dans sa marche au secours de Beauregard à Bull Run. Patterson sera démis de son commandement après la bataille. L'historien a plus de mal en revanche à déterminer l'importance de chaque commandant confédéré au moment de la contre-attaque sur Henry Hill - Johnston et Beauregard - car il se base beaucoup sur les mémoires écrites après guerre de ce dernier. Sur le surnom de "Stonewall" attribué à Jackson, Longacre fait bien le tour de la question, mais penche plutôt sur la version négative, à savoir que le général de brigade Bee était surtout mécontent que Jackson n'ait pas levé le petit doigt pour aider sa brigade. Il minimise aussi le mouvement de panique que les civils venus assister à la bataille auraient provoqué à la fin de l'engagement dans les troupes de l'Union (il n'y aurait eu que 80 personnes en pique-nique, pour ainsi dire, et largement parti avant la fin de la bataille), ainsi que le rôle souvent exagéré de la voie de chemin de fer de Manassas dans l'acheminement des renforts confédérés (d'après lui, toute l'armée de Johnston aurait pu faire une marche forcée pour arriver à temps, plutôt que la portion effectivement transportée par train ; mais il ne parle pas de l'état où elle serait probablement arrivée...). D'ailleurs, l'historien décrit aussi bien ce qui s'est passé sur le flanc gauche confédéré et le flanc droit nordiste, souvent au  coeur des descriptions, que de l'autre côté du champ de bataille, parfois un peu oublié. De même, la poursuite après la bataille est bien traitée et Longacre confirme sans le moindre doute que jamais les confédérés n'auraient été en mesure d'anéantir l'armée nordiste ou de prendre Washington. Pour le Nord, Bull Run est surtout un choc salvateur qui montre le travail restant à faire pour affronter correctement le Sud. L'historien ne traite pas par contre l'idée reçue selon laquelle les corps nordistes auraient été mutilés par les confédérés après la bataille. Les descriptions de Longacre s'appuient sur de nombreux témoignages de combattants, officiers ou soldats - près de 500 apparaissent d'ailleurs dans la bibliographie. Le texte met bien en évidence le caractère décousu de l'affrontement - en particulier du côté nordiste- et la confusion qui arrive fréquemment sur l'identification de l'adversaire en l'absence d'un uniforme clair pour chaque camp. Les combats pour Henry Hill en particulier sont méticuleusement décrits.

Le principal mérite du volume de Longacre est de proposer une grosse synthèse plus à jour sur les connaissances historiographiques. On aurait aimé peut-être plus de cartes sur les mouvements tactiques et d'autres à l'échelle du théâtre des opérations, et un peu plus d'illustrations de l'époque ou autres que celles que l'on trouve en milieu de volume. En plus de l'ordre de bataille, le lecteur peut se référer en fin de volume à 60 pages de notes et près de 70 pages de bibliographie. Nul doute que cet ouvrage doive figure dan la bibliothèque de tout amateur de la guerre de Sécession.

samedi 9 septembre 2023

Claude QUETEL, L'effrayant docteur Petiot. Fou ou coupable ?, Points Crime, Paris, Seuil, 2014, 213 p.

 

Claude Quétel, ancien directeur du mémorial de Caen, propose en 2014 cette synthèse sur le fameux docteur Marcel Petiot. On passera sur le fait que la collection Points Crime du Seuil était dirigée par Stéphane Bourgoin, dont la légitimité scientifique a été sérieusement écornée.

Paradoxalement, comme le rappelle l'auteur en introduction, si Petiot a fait l'objet d'une abondante littérature, si son histoire a été adaptée en bandes dessinées et même au cinéma en 1990 avec Michel Serrault dans le rôle titre, peu d'analyses se sont penchées sur la question de la folie de Petiot, qui apparaît pourtant assez tôt dans sa vie. Claude Quétel cherche aussi à replacer les crimes de Petiot sur le temps long, en brossant un portrait complet du personnage, de sa naissance à son exécution le 25 mai 1946.

Petiot est né à Auxerre en 1897. C'est le fils d'un fonctionnaire des Postes. Son frère Maurice naît en 1906. A la mort de sa mère, son père part s'installer à Joigny. La scolarité de Marcel Petiot est agitée. Il se fait remarquer par des écarts de comportement et il est renvoyé du collège de Joigny. Revenu à Auxerre, il est arrêté par la police, en 1914, quelques mois avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, pour avoir  fracturé des boîtes aux lettres et ouvert le courrier qui s'y trouvait. Les rapports psychiatriques précisent déjà toute l'instabilité de son caractère, mais il bénéficie d'un non-lieu.

Petiot s'engage ensuite dans des études de médecine. En janvier 1916, il devance la mobilisation de sa classe d'âge (1917) et s'engage dans l'armée. Il reste 5 mois sur le front en 1917 et se retrouve sur le chemin des Dames. Il est blessé au pied par un éclat de grenade. Il finit dans une prison militaire à Orléans en 1918, après s'être enfui. On lui reconnaît une pension d'invalidité pour "maladie mentale". Il poursuit néanmoins ses études de médecine qu'il termine en décembre 1921. Se pose alors la question de savoir si, oui ou non, Petiot a simulé la folie devant les médecins militaires - ceux-ci étant, sinon, particulièrement incapables de discerner la vraie nature du personnage. A moins qu'à force de jouer au fou, il ne le soit devenu...

En 1922, il s'installe à Villeneuve-sur-Yonne, non loin des lieux de son enfance. Ses manières de médecin brusquent et séduisent à la fois les habitants : on dirait aujourd'hui que Petiot est un "bon communicant", même s'il vire dans la mythomanie en s'attribuant des titres qu'il n'a pas. Petiot s'engage en politique à gauche, dès 1925, tant est si bien qu'il finit par remplacer l'ancien maire, son mentor, en 1926. Le nouveau maire suscite néanmoins l'inquiétude chez certains. Il a la manie de tenir lui-même les compte-rendus des conseils municipaux et à la désagréable habitude d'être cleptomane. Ce qui ne l'empêche pas d'être réélu. En 1927, il épouse Georgette, Icaunaise de Seignelay et fille d'un restaurateur installé près de l'Assemblée Nationale. Petiot, qui a conçu des projets pharaoniques pour la petite ville, l'endettant lourdement, intéresse bientôt la police : il s'empare pour sa personne d'objets trouvés déposés à la mairie. Le préfet et le ministère de l'Intérieur, renseignés sur son passé psychiatrique, cherchent la moindre occasion de le débarquer, ce qui se présente en 1931 en raison de la gestion financière calamiteuse et malhonnête de la commune. Petiot prend alors la décision de s'installer à Paris. Mais en 1932, il est encore rattrapé par la justice et condamné pour branchement illégal d'électricité. Le syndicat des médecins de l'Yonne a refusé de le compter parmi ses membres, alors qu'on sait qu'il falsifie des documents médicaux pour certaines consultations. En outre, on ne sait pas ce qu'est devenue sa bonne Louisette, engagée en 1924, et qui disparu. En 1930, une coopérative laitière voisine de Villeneuve brûle avec à l'intérieur le corps de la femme du gérant, et une forte somme d'argent a disparu. Rien ne relie Petiot précisément à ses faits divers, mais les soupçons demeurent. La police sait toutefois à quoi s'en tenir sur le personnage.

Installé rue Caumartin, à Paris, Petiot reprend la même stratégie qu'à Villeneuve-sur-Yonne : distribution de prospectus, mythomanie et titres ronflants, mais il est joignable facilement au téléphone et se déplace chez ses patients en pratiquant des tarifs modiques pour l'époque. Mais dès novembre 1934, Petiot est impliqué dans une affaire de stupéfiants : il fournit en morphine des toxicomanes avec des ordonnances de complaisance. Les enquêtes de voisinage lui sont pourtant favorables. Petiot se montre également à Paris un chineur compulsif, détail qui aura son importance au vu de son parcours macabre ensuite.

En avril 1936, Petiot subtilise un livre dans la librairie Gibert et se fait arrêter par un vigile. On le place en maison de santé au vu des diagnostics psychiatriques, qui concluent déjà au caractère retors et fourbe du personnage : Petiot est soupçonné d'avoir provoqué au moins un décès par des injections de produit mal dosé. Il est libéré en février 1937 mais personne ne s'inquiète de le voir encore exercer la médecine.

Gagnant 500 000 francs par an et dépensant peu, Petiot entasse les objets achetés à l'hôtel des ventes Drouot. Il achète un immeuble rue de Reuilly et une maison à Auxerre. Sa spécialité reste le monde interlope des toxicomanes, qu'il n'a aucun problème à fréquenter. Au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il n'est pas mobilisable. Pendant la débâcle, on le nomme même médecin de l'état civil du 9ème arrondissement, pour procéder aux inhumations... sous l'Occupation, Petiot transporte ses achats en vélo, tirant une remorque. Spectacle classique de l'époque. En août 1941, il fait l'acquisition d'un hôtel particulier délabré rue Lesueur, qu'il fait aménager pour isoler la cour des voisins et aménager dans celle-ci un faux cabinet de consultation et une étrange pièce de forme triangulaire, censée servir à des traitements d'électrothérapie. La première victime de Petiot sera Joachim Guschinow, un fourreur juif polonais qui habite à côté de chez lui et qui veut quitter la France, effrayé par la législation antisémite de Vichy. Petiot lui assure qu'il peut lui faire quitter la France, monnayant finance. Guschinow part en janvier 1942 pour ce qu'il croit être l'Argentine, mais on ne reverra plus. Petiot montre pourtant à sa femme une lettre  écrite de sa main. En février 1942, Petiot se débarrasse de Jean-Marie Van Bever, amant d'une toxicomane à laquelle Petiot fournissait des ordonnances de complaisance à son nom, et qui avait attiré l'attention de la police. En mars 1942, c'est Marthe Khayt, mère d'une toxicomane à laquelle Petiot avait fourni des ordonnances à son nom, qui disparaît aussi. Petiot est jugé pour ces deux affaires, mais faute de preuves, et grâce à la défense de René Floriot, il écope simplement d'amendes. Disparue aussi, Nelly Hotin, épouse d'un gros cultivateur de l'Oise venue se faire avorter à Paris, et qu'on ne reverra plus après sa rencontre avec Petiot le 5 juin 1942. Ce même mois, Petiot s'occupe du "voyage" du docteur juif Braunberger, qui ne donnera plus signe de vie. Le bon docteur raffine son système en engageant des rabatteurs qui vont écumer les bars interlopes : Charles Fourrier et Edmond Pintard. Leurs premières victimes seront les Kneller, des Juifs allemands réfugiés en France avec un enfant, qui ont échappé à la rafle du Vel' d'Hiv grâce à l'aide d'une voisine. Petiot s'occupe d'abord du père, puis de la mère et du fils. Petiot s'occupe également de criminels de droit commun : Joseph Réocreux et François Albertini, qui viennent de réussir un casse en se faisant passer pour la Gestapo, veulent quitter la France avec leurs maîtresses, et qui disparaissent en août 1942. En mars 1943, deux autres criminels, Joseph Piereschi et Adrien Estébétéguy, prennent aussi la "filière" du bon docteur Eugène, surnom que s'est donné Petiot pour ses crimes crapuleux. Entretemps, Fourrier a présenté à Petiot une nouvelle rabatteuse : Eryane Kahan, Juive roumaine au passé d'infirmière douteux. En décembre 1942, grâce à elle, Petiot se débarrasse des Wolff, réfugiés juifs antinazis : le mari, sa mère, et sa femme, puis des Basch, venus de Hollande, chacun avec leurs deux parents. Certains sont toutefois plus méfiants : les époux Cadoret, dont la femme est juive, effrayés par Petiot, renoncent. Petiot continue en parallèle son activité de médecin, mais se fait remarquer par des vols à domicile lorsqu'il officie comme médecin d'état civil.

Petiot commence toutefois à attirer l'attention de la Gestapo, installée rue des Saussaies à Paris, à la fois du service 131 de Jodkum, chargé des questions juives, et de la section 530 de Berger, chargé de la sécurité des troupes allemandes. Jodkum, qui a repéré Fourrier, se sert d'un prisonnier juif, Yvan Dreyfus, sorti du camp de Compiègne où il était enfermé pour avoir essayé de rallier l'Angleterre, afin d'infiltrer la filière du docteur Eugène. Les nazis pensent que ce docteur, dont ils ignorent encore l'identité, procède à des transferts de Juifs en étant aidé par une ambassade étrangère. Dreyfus est malgré tout liquidé par Petiot. La Gestapo arrête alors Fourrier, qui donne l'identité de Petiot. Les deux sont expédiés à la prison de Fresnes. La Gestapo ne connaît pas l'hôtel de la rue Lesueur et ne le fouille donc pas. Petiot, torturé, ne dit rien de ce qu'il a fait des Juifs qu'il a emmenés. La Gestapo le relâche en janvier 1944, après 7 mois de prison, et après avoir reçu 100 00 francs de son frère Maurice.

Maurice Petiot a emmené sur ordre de son frère 400 kg de chaux à l'hôtel de la rue Lesueur en février 1944. Le 11 mars, un habitant de la rue appelle les pompiers : une fumée noire et nauséabonde sort de la cheminée du 21. Quand les pompiers forcent l'entrée pour éteindre ce qu'ils croient être un feu, ils découvrent des débris humains dans la cave et un four brûlant rempli de restes humains en train de se consumer. Petiot surgit en vélo sur les lieux et, sans donner son identité, explique aux agents de police qu'il s'agit de collaborateurs tués par la Résitance. Puis il prend la fuite. Le commissaire Massu, l'as de la criminelle qui inspire le personnage de Maigret à Simenon, enrage quand il apprend la chose, car il comprend que Petiot s'est maintenant envolé. Dans l'hôtel, outre des corps ravagés par la chaux, les policiers trouvent un puits rempli d'autres débris humains, et la mystérieuse installation du faux cabinet de la pièce triangulaire.

La chasse au Petiot commence alors. La police fait chou blanc chez le frère, Maurice. La presse et la radio collaborationnistes se déchaînent, faisant de Petiot un nouveau Landru, inféodé à De Gaulle et à Staline. On fait la comparaison entre le 21, rue Lesueur, et le film L'assassin habite au 21 de Clouzot, encore dans les salles à l'époque. Massu a fait arrêter Georgette, la femme, et Maurice, le frère. Le rôle de ce dernier est plus que trouble. En plus d'avoir apporté la chaux, il nie avoir vu à l'hôtel tous les objets entassés par son frère. C'est probablement lui qui a organisé le départ de biens des décédés vers l'Yonne, à Courson et Seignelay, où les policiers les retrouvent. Fourrier et Pintard sont également arrêtés. La méthode d'exécution reste floue : on pense que Petiot injectait sous prétexte de vaccins des solutions létales à ses victimes, ou qu'il les gazait dans la pièce triangulaire, à moins qu'une seringue activée depuis l'extérieur n'ait abattu les prisonniers dans celle-ci...

Petiot s'est caché à Paris, chez un peintre en bâtiment, Georges Redouté. Il profite de la Libération pour réapparaître au grand jour, jouant au résistant. Avec le pseudonyme de Valéri, il subtilise à la mère d'un médecin prisonnier de guerre, Wetterwald, les papiers d'identité de ce dernier, puis s'engage dans le 1er régiment de marche de Paris en septembre 1944, comme lieutenant du service de santé. Il reste à Paris à la caserne de Reuilly et rejoint la sécurité militaire. La presse de la Libération le voit quant à elle comme une créature des nazis, liée à la Gestapo. Petiot, dont l'humilité n'est pas la qualité première, répond de manière anonyme à la presse, ce qui confirme à la police qu'il est à Paris. C'est la sécurité militaire qui confond l'écriture du pseudo-capitaine Valéri et l'arrête le 31 octobre 1944. Devant son premier interrogateur, Petiot se prétend résistant, à la tête d'un mystérieux groupe "Fly-Tox" (!) que personne ne connaît de près ou de loin.

Petiot ne dévie pas de son système de défense. Le juge d'instruction a un dossier suffisamment solide pour faire passer le docteur en jugement, à partir de novembre 1945. Pour lui, Petiot a agi avant tout par appât du gain. Dans la cellule n°7 de la prison de la Santé, Petiot écrit un livre, Le Hasard vaincu, sur les jeux d'argent (!). L'instruction, quant à elle, se termine. Pas de corps entier, mais tout ce qui a été retrouvé à l'hôtel Lesueur, et les 59 valises envoyées dans l'Yonne, qui ne laissent guère de doute sur le sort de leurs propriétaires... pour le ministère public, Petiot a commis ses crimes par cupidité, en étant responsable de ses actes. On ne se demande pas trop comment il a réussi à faire écrire des lettres aux victimes, y compris les truands pourtant armés qu'il a éliminé. L'instruction se concentre sur Petiot et ne s'occupera pas des rabatteurs, ni de la femme, encore moins du frère, pourtant complice a minima. Le procès s'ouvre en mars 1946. Petiot y multiplie les coups d'éclat, provoquant, sans jamais rien avouer. Le déplacement rue Lesueur n'y change rien. Petiot est condamné à mort par le tribunal.

L'avocat de Petiot, Floriot, n'a même pas essayé de plaider la folie, ce qui est pour le moins étonnant. Le recours en grâce auprès du président est rejeté. Le 25 mai 1946, Petiot monte sur la guillotine. Sa dernière phrase à l'avocat général, restée dans les annales, est la suivante : "Je suis un voyageur qui emporte ses bagages.". Il est enterré au quartier des suppliciés du cimetière d'Ivry.

L'affaire Petiot recelè encore bien des mystères. Le magot de Petiot, considérable, n'a jamais été retrouvé, malgré des fouilles à l'hôtel Lesueur avant sa démolition dans les années 1950. Le fils de Petiot est parti en Amérique du Sud, mais avec quels moyens ? Sa mère le rejoindra. La postérité de l'affaire connaîtra des bandes dessinées, le film de Christian de Chalonge, en 1990, qui fait de Petiot un fou hystérique, n'assassinant que des Juifs, une sorte de miniature de la Shoah. Le cas Petiot divisait encore dans le Villeneuve-sur-Yonne des années 80. On a fait ensuite de Petiot le bras droit des Français de la Gestapo rue Lauriston, ou de la Résistance, plutôt communiste. Claude Quétel conclut sur l'analyse psychologique en citant notamment des experts d'avant et après la guerre : ce qui paraît anormal, c'est que Petiot ait traversé tant de procès et d'expertises sans être soigné à demeure et qu'on l'ait laissé pratiquer la médecine. En somme, ses crimes étaient évitables. 

Le livre intéressera toute personne soucieuse d'en savoir plus sur Petiot. Toutefois, on ne comprend pas bien où l'auteur veut en venir avec son sous-titre : fou ou coupable. A aucun moment Claude Quétel ne remet en cause la culpabilité de Petiot. Quant à la folie, il suggère surtout que Petiot a su duper les médecins, ou non, mais qu'elle était au mieux simulée, sinon intégrée.

jeudi 7 septembre 2023

Philippe PINARD et Antoine CRESPIN, Inferno. Verticale Hambourg, collection Cockpit, Editions du Paquet, 2021, 48 p.

 

28 juillet 1943. Le bombardier britannique Avro Lancaster "Dante's Daughter", squadron 57, Bomber Group 5, revient d'une troisième mission de bombardement sur Hambourg. Pourtant, dès le lendemain, l'équipage apprend qu'il va de nouveau frapper la même cible. Une dernière mission qui s'avèrera des plus périlleuses...



Cette BD one-shot (qui connaît toutefois déjà une suite, indépendante, mais dans la suite de cet opus, je la commenterai plus tard) a un ton quasi documentaire : ainsi que le montre la couverture, elle évoque l'opération Gomorrhe, le bombardement nocturne de Hambourg par la RAF en juillet 1943. Cette couverture est d'ailleurs sans aucun doute un clin d'oeil à l'enfer de Dante, patronyme qui apparaît dans le surnom du Lancaster.


 


 

Comme le rappelle le site Cases d'histoire dans sa publication liée à cette BD, Inferno fait penser au passage de la BD de Biggles, Biggles. Pilote de la RAF. La bataille d'Angleterre (qui comprend aussi une partie sur les bombardements de l'Allemagne de 1943 à 1945) et encore davantage à la BD Les 7 nains de Marvano. Là encore, je suis d'accord pour dire que le travail sur les personnages, leur humanité disparaissent complètement dans Inferno : les personnages sont froids, impersonnels, et n'ont vocation qu'à illustrer l'histoire. D'ailleurs le dessin, excellent pour le reste, peine à les différencier, notamment pour l'équipage du Lancaster. Le point fort de la BD, c'est d'illustrer ce que pouvait être un raid du Bomber Command sur l'Allemagne en 1943 : l'enchaînement des raids, le briefing, les focus sur les détails des appareils (comme le surnom de l'avion), les manies des pilotes pour la chance comme celle visible ici d'uriner sur le train d'atterrissage, les accidents au décollage, les aléas de la mission, les dangers, le retour difficile... mais on a aussi un aperçu de l'action de la chasse allemande de nuit, la Nachtjagd et sa ligne Kammhuber, ainsi que de la population civile allemande, ce que ne faisait pas les deux autres BD dont je parlais ci-dessus. Le dessin des appareils et des scènes d'explosion ou d'incendie, par ailleurs, est remarquable. A noter que les éditions Paquet ont manifestement l'habitude de placer les planches de jour sur fond blanc et celle de nuit sur fond noir, ce qui ajoute au rendu.

Inferno trouvera sans conteste son public au vu de ses qualités.

samedi 2 septembre 2023

Lydwine SCORDIA, Onze énigmes de Louis XI, Paris, Vendémiaire, 2021, 190 p.

 

 

Lydwine Scordia est professeur d'histoire médiévale à l'université de Rouen. Spécialiste de l'opposition au pouvoir royal dans la France des XIIIème-XVème siècle, c'est assez logiquement qu'on la lit pour décortiquer la légende tissée autour du roi Louis XI, née sous son règne et développée après. Adulé par les uns comme le premier roi absolu, détesté par les autres parce qu'il rompait avec la tradition, Louis XI divise encore les historiens aujourd'hui. A travers 11 questions, l'historienne balaye ainsi la légende attachée au roi, certains points ayant d'ailleurs plus d'importance à son époque, ou juste après, qu'aujourd'hui pour nos contemporains.

La première énigme est la question du meurtre du père, Charles VII, au propre comme au figuré. L'historiographie a en effet fortement opposé le père et le fils. La réponse est très clairement négative. Lydwine Scordia montre que Louis XI, qui n'avait que peu d'affection pour son père et s'est opposé très tôt à lui en tant que dauphin, et qui a ensuite profondément remanié l'administration pour y placer ses créatures, a regretté assez rapidement après le début de son règne ses choix. Sur le fond, Louis XI est davantage le continuateur des réformes de Charles VII que son adversaire. Et il manifestera les mêmes craintes envers son dauphin que Charles avait eues avec lui.

Deuxième énigme, l'apparence de Louis XI. Vêtu simplement, parlant vite, d'un langage parfois grossier, on lui a reproché d'être un simplet, un personnage grossier. Ce n'est pas la première fois : on reprochait déjà à Saint Louis de s'habiller comme un ermite, et Louis IX avait corrigé le tour pour rendre le lustre à la fonction royale qui le nécessitait, selon lui. Louis XI, lui, n'en a cure : l'individu l'emporte désormais sur sa fonction. On le reconnaît d'ailleurs aisément sur les représentations d'époque grâce au fameux chapeau à médailles, qui n'avait rien d'un accessoire (les variantes ont coûté fort cher). En réalité, Louis XI a su jouer sur les deux tableaux.

Troisième énigme, la pratique de la chasse. Entraînement à la guerre, certes, mais très critiquée par l'Eglise. Louis XI en était tellement passionné que par certaines décisions, il se serait mis la noblesse du royaume à dos. Mais à la veille de sa mort, il l'envisageait aussi dans une perspective chrétienne, comme symbole de paix.

Louis XI était-il un roi moderne - tranchant avec son époque, et au jugement des historiens plus tard ? Continuateur de l'oeuvre de son père, il a eu tendance à faire de l'efficacité une vertu et à priser la victoire plutôt que la bataille. Autoritaire, instable, il se comporte plus comme un tyran que comme un roi absolu. Très intelligent, il a eu tendance à vouloir tout connaître par lui-même, et il considérait aussi que l'argent pouvait tout acheter. La fierté de de Louis XI, c'était d'avoir accru le territoire du royaume de France.

Louis XI roi-chevalier ? Il a bien reçu une éducation chevaleresque, mais sa pratique de la guerre s'en éloigne. La fin justifiait les moyens. La seule guerre qu'il n'est pas menée, c'est la croisade. A sa mort, Louis XI songe à reprendre Calais aux Anglais, plutôt qu'à aller combattre les Ottomans.

Le roi était-il misogyne ? La place de la femme est fortement contrainte par la religion chrétienne au Moyen Age. On l'a accusé d'être misogyne et sexiste, alors que Louis XI semble surtout avoir été assez indifférent aux femmes. Il n'a pas hésité à imposer à ses filles des mariages forcés, qui aujourd'hui nous semblent insupportables, mais la pratique était courante à son époque. Et Louis XI ne se montre pas moins autoritaire avec les hommes. La seule femme que Louis XI respectait et priait, c'était la Vierge Marie.

Louis XI était-il un roi dévot ou superstitieux ? Le roi croit sans douter, mais a une vision assez négative de la nature humaine, comme on peut le voir dans ses réactions sur le culte des reliques. Louis XI a la foi du charbonnier : il croit en espérant quelque chose en retour. C'est ce qui a donné prise aux légendes sur les superstitions, comme à l'époque de Voltaire.

Le roi était-il aimé ? Pour un roi qui ne s'intéressait pas à l'amour, Louis XI fait pourtant de l'amour du peuple une qualité dans le traité destiné à son fils. Paradoxalement, le roi a été plus apprécié à l'étranger -en Italie par exemple- qu'en France. Il n'empêche que l'efficacité de sa politique a reçu des éloges dans son royaume, et a donné naissance à une légende dorée reprise par les historiens de la IIIème République au XIXème siècle.

Louis XI a-t-il abandonné son fils ? On lui a reproché de l'avoir enfermé au château d'Amboise, sans lui donner aucune instruction. En réalité, Louis XI était obsédé par sa succession : son dauphin Charles naît fort tard, en 1470, et la mort de ses frères en fait le seul successeur potentiel, alors que Louis XI a un frère très rebelle. Le roi a porté de l'intérêt à son fils, mais uniquement sur un plan politique, pas affectif.

Le roi était-il obsédé par la mort ? En 1482, Louis XI vit en reclus à Plessis-les-Tours. Son comportement, singulier, devient encore plus étrange. En réalité le roi, inquiet pour sa succession, souhaitait aussi assurer le salut de son âme et pensait que sa condition de roi ne le ferait pas traiter différemment par Dieu qu'un de ses simples sujets.

Pourquoi, enfin, ce surnom "d'universelle aragne" ? L'historien Kendall en avait fait le sous-titre de sa biographie. L'image vient en fait des chroniqueurs bourguignons, au moment de la guerre avec le duc Charles le Téméraire. Comparé aussi à une sirène ou à une baleine, Louis XI a été l'un des souverains les plus dépréciés du Moyen Age, à l'égal d'un Frédéric II. C'est qu'en plus de détruire la réputation de l'ennemi, les images négatives traduisent une inquiétude sur la pratique du pouvoir de Louis XI.

En conclusion, Lydwine Scordia rappelle que la dissimulation, le secret du roi tranche avec ce que connaissaient jusque là ses contemporains. Pourtant, si Louis XI a ébranlé la féodalité politique, il n'a pas abattu la féodalité économique qui perdure jusqu'à la Révolution. L'Eglise et la noblesse gardent le contrôle de la terre. Louis XI n'était le roi de personne : pour lui, l'Etat, c'est l'intelligence. En gouvernant seul, il a inquiété les gens de son époque. Homme pressé, impatient, comptant sur l'argent comme instrument de gouvernement, il a sidéré. Comme Louis XIV, auquel on le compare souvent, il ne pensait pas beaucoup à autrui.

Le livre est complété en fin de volume par un tableau généalogique de la famille de Louis XI, par une carte du royaume et des gains territoriaux depuis Philippe VI, une chronologie du roi, 11 pages de notes, 3 pages sur les sources d'époque et 4 autres de bibliographie. Etonnamment, celle-ci ne comprend que fort peu de références étrangères, quasi exclusivement des française, et ne cite pas certaines biographies françaises de Louis XI, probablement parce qu'elles datent un peu et sont dépassées par une historiographie plus récente. Un petit bémol toutefois : le prix. 21 euros pour moins de 200 pages, c'est un peu cher. Il faudra se rabattre de préférence sur le format poche.


 

lundi 28 août 2023

Mark LARDAS et Adam HOOK, Chattanooga 1863, Campaign 295, Osprey, 2016, 96 p.

 

La collection Campaign des éditions Osprey, bien connues des aficionados d'histoire militaire, présente, dans un format de 96 pages, les grandes batailles de l'histoire. Ici, il s'agit de la campagne autour de la ville de Chattanooga, entre septembre et novembre 1863, épisode bien moins connu de la guerre Sécession que d'autres batailles et qui pourtant a une importance considérable sur le théâtre d'opérations ouest.

L'auteur est Mark Lardas, un diplômé en architecture et génie naval, qui a travaillé dans le domaine de la construction spatiale, "historien amateur" selon la présentation même d'Osprey. Il n'est donc pas à proprement parler spécialiste de la guerre de Sécession ni du théâtre en question. Le livre est illustré par Adam Hook, un habitué des éditions sur ce plan.

La campagne de Chattanooga est le résultat d'une bataille précédente : Chickamauga, les 19 et 20 septembre 1863, où l'armée confédérée du Tennessee de Bragg défait l'armée nordiste du Cumberland de Rosecrans. En pleine déroute, les nordistes sont sauvés par le commandant du 14ème corps, le général Thomas, qui parvient à conserver la ville de Chattanooga. L'emplacement est stratégique pour le nord : non seulement Chattanooga peut servir de tremplin pour une invasion de la Géorgie et Atlanta, mais connecte aussi le Nord à l'est du Tennessee, unioniste, où la ville de Knoxville est assiégée également par les confédérés. Premier défaut du livre d'ailleurs : la seule carte générale de la campagne, p.4, n'est pas suffisante à elle seule car on ne voit pas justement l'ensemble du théâtre des opérations dont Knoxville. Le secrétaire d'Etat à la guerre de l'Union, Stanton, voyant que Rosecrans ne prend pas d'initiative, envoie en renfort 2 corps de l'armée du Potomac dirigés par le général Hooker, et demande à Grant, qui commande l'armée du Tenneesse, d'en envoyer 2 autres sous le commandement de Sherman. Finalement, Lincoln fait de Grant, début octobre, le commandant de théâtre, manoeuvrant l'armée du Cumberland, celle du Tennessee et les 2 corps de l'armée du Potomac. En 3 mois, Grant casse le siège de Chattanooga et jette les bases de la prise d'Atlanta par Sherman et de sa "marche à la mer", tout en préparant sa prise de commandement de l'armée du Potomac en 1864 au vu des qualités dont il a fait preuve dans cette campagne.

Après la traditionnelle présentation des chefs (Grant, Thomas, Sherman, Hooker, et Smith, le chef du génie de l'armée du Cumberland qui aura un rôle clé, pour les nordistes ; et Bragg, Longstreet, Hardee, Breckinridge et Wheeler pour les confédérés) , l'auteur décrit rapidement les 2 armées en présence. Côté nordiste, une bonne partie des effectifs proviennent du Kentucky, Etat esclavagiste rallié à l'Union, et du Tennessee, Etat membre de la confédération mais dont tout une partie reste fidèle au Nord. L'armée du Cumberland a été formée fin 1861 avec des troupes venant des Etats autour du lac Michigan. Elle a combattu sur le front ouest, de Shiloh à Chickamauga, où sa défaite est plus celle du commandement que des hommes. L'armée du Tenneesse de Grant est celle qui a connu le plus de succès depuis 1861. Ses 5 corps d'armée recrutent aussi autour du lac Michigan mais également dans les Etats de la frontière (Iowa, Missouri, Minnesota). Les renforts envoyés à Chattanooga sont parmi les meilleurs de l'armée, auréolés de la prise de Vicksburg. Les 2 corps de l'armée du Potomac commandés par Hooker, les 11ème et 12ème, sont rattachés à l'armée du Cumberland. Le 11ème corps avait particulièrement souffert à Chancelorsville, puis à Gettysburg, comme le 12ème. Les échecs étaient plus dus là encore selon l'auteur à des fautes de commandement et à un concours de circonstance qu'à la valeur des hommes à proprement parler. Le 11ème corps a la particularité d'avoir un recrutement très prononcé dans la communauté allemande émigrée aux Etats-Unis. L'armée du Tenneesse confédérée est l'ancienne armée du Mississipi, dont Bragg a pris le commandement juste après la bataille de Shiloh. Bragg n'a pas été très heureux par le passé lors de deux incursions dans le Kentucky. Il aura fallu le renfort du 1er corps de l'armée du Virginie du Nord pour remporter la bataille de Chickamauga. Bragg, très cassant avec ses subordonnés, remplace un commandant de corps (Polk) après la bataille et met à la tête de sa division de cavalerie Joseph Wheeler, laissant le pourtant très redoutable Forrest sans emploi, ce qui n'est pas sans laisser dubitatif. En outre, si l'armée confédérée est bien équipée, le ravitaillement laisse à désirer et les pertes en hommes sont difficiles à combler dans les régiments. La cavalerie confédérée, plus nombreuse que son homologue, est moins bien armée mais se montre très utile lors de raids, isolant Chattanooga de tout ravitaillement par le nord, alors que l'infanterie maintient le siège à l'est et au sud. Plutôt que l'ordre de bataille détaillé de chaque armée, on aurait apprécié ici un peu plus de pages, justement, quant à l'armement respectif des deux armées et d'autres considérations sur la composition des troupes, qui manquent un peu.

Bragg fait le choix d'éviter l'assaut frontal et d'affamer la garnison de Chattanooga, en menaçant les voies ferrées et en interdisant le trafic sur le Tennessee, qui borde la ville. Grant, à l'inverse, cherche à ouvrir une nouvelle voie de ravitaillement : l'importance de la logistique ne lui a jamais échappé, ce qui en fait un des meilleurs généraux de cette guerre de plus en plus moderne. Son plan est d'ouvrir un passage terrestre plus court entre deux descentes de ferrys sur le Tennessee, afin de raccourcir la distance parcourue pour le ravitaillement. Une fois le ravitaillement assuré, Grant compte déloger l'armée confédérée autour de Chattanooga par des manoeuvres, et si possible la détruire intégralement.


 





Bragg laisse le temps à Thomas de se retrancher dans Chattanooga, même si il lance Wheeler dans un raid de cavalerie au nord de la ville qui détruit plusieurs centaines de wagons de ravitaillement. Une fois arrivé sur place, Grant se rallie au plan du chef du génie de l'armée du Cumberland, Smith, qui propose de raccourcir le ravitaillement en s'emparant de la péninsule formée par la boucle du Tennessee à l'ouest de Chattanooga, qui comprend Raccoon Mountain et Lookout Valley, et des deux débarcadères de ferry de part et d'autre de la boucle, Brown's Ferry et Kelley's Ferry. Grant envoie les deux corps de Hooker et une partie du 4ème corps s'emparer de Brown's Ferry, le plus proche des deux débarcadères à l'ouest de Chattanooga, et de Lookout Valley. C'est chose faite le 27 octobre et les nordistes se fortifient à Wauhatchie, dans la Lookout Valley. Longstreet, qui tient le front à cet endroit, lance une attaque sur Wauhatchie les 28 et 29 octobre en tentant de tronçonner les forces fédérales pour mieux les détruire : mais suite à un repli prématuré de la brigade de Law, au sein de la division de Hood qui mène l'attaque, l'occasion est manquée. Les nordistes sont désormais retranchés dans la Lookout Valley et tiennent les deux débarcadères, ouvrant la ligne de ravitaillement baptisée "Cracker Line". A ce moment-là, il est sûr ou presque que l'Union peut remporter la campagne. Bragg, au lieu d'abandonner le siège, envoie le corps de Longstreet et la division de cavalerie de Wheeler au siège de Knoxville, ne maintenant que 2 corps d'armée autour de Chattanooga. Grant, lui, qui a déjà utilisé les 2 corps de l'armée du Potomac, attend encore l'arrivée des 4 divisions de Sherman. Il veut frapper la droite des confédérés, à l'est de Chattanooga, sur Missionary Ridge, et ramène pour se faire le 11ème corps de Hooker sur ce front depuis la Lookout Valley. Le 23 novembre, 14 000 hommes se déploient pour attaquer Orchard Knob, une éminence située au devant de Missionary Ridge où les confédérés n'ont laisser que des piquets de surveillance. Croyant avoir à faire à une simple démonstration de force, les confédérés sont pris par surprise et Orchard Knob est rapidement pris. Le soir même, Sherman entame la traversée du Tennessee pour venir renforcer une nouvelle attaque que Grant veut décisive sur Missionary Ridge. Pour faire diversion, Grant lance Hooker sur Lookout Mountain : c'est la "bataille dans les nuages", où les nordistes réussissent à déloger les confédérés, en infériorité numérique, du sommet.  Le 25 novembre, Grant lance 60 000 hommes contre 36 000 confédérés sur Missionary Ridge : il espère déborder la position par les deux flancs, mais au nord, Sherman se heurte à la division de Cleburn, bien retranchée sur Tunnel Hill, et au sud, Hooker progresse trop lentement sur le champ de bataille. La décision vient du centre : devant au départ faire diversion, les hommes des 4ème et 14ème corps, stationnés au pied de Missionary Ridge, montent à l'assaut et provoquent la retraite des confédérés en face d'eux et de toute la ligne. Hooker arrive à ce moment par le sud, achevant la déroute des sudistes. Seule la division de Cleburn se retire en bon ordre. Les confédérés laissent entre 4 000 et 6 000 prisonniers, 42 canons, 7 000 fusils et des quantités de munitions et de matériel. Bragg n'a d'autre choix que d'ordonner la retraite sur la Géorgie. Cleburn tient la passe de Ringgold Gap le 27 novembre pour protéger la retraite, tandis que la cavalerie sudiste couvre les flancs : l'armée du Tenneesse échappe ainsi à la destruction. Grant stoppe la poursuite et choisit d'aller libérer Knoxville de son siège.

Les illustrations d'Adam Hook, assez figées, ne sont pas les meilleures chez les éditions Osprey (ici l'assaut sur Missionary Ridge le 25 novembre 1863).

La défaite de Chattanooga coûte enfin son poste à Bragg : Jefferson Davis le remplace par un de ses commandants de corps, Hardee, qui refuse, et finalement Joseph Johnston prend le commandement. Longstreet sera défait devant Knoxville et repartira avec son corps vers l'armée de Virginie du Nord. Grant deviendra le commandant de l'armée nordiste et emmènera avec lui dans l'armée du Potomac les subordonnés compétents de la campagne, Smith et Sheridan. Sherman dirigera les opérations de l'armée du Tenneesse et de celle de Cumberland, jusqu'à la prise d'Atlanta et la "marche à la mer". Il aura avec lui les 11ème et 12ème corps de Hooker fusionnés dans un nouveau 20ème corps d'armée. Thomas, qui avait assuré la défense de Chattanooga, avait paru trop timoré à Grant qui ne lui laissera que le commandement de l'armée du Cumberland, sans autre promotion.

Historien amateur, Mark Lardas s'est appuyé uniquement sur un ouvrage savant de Peter Cozzens (en tout cas c'est le seul qu'il cite en bibliographie), sur les rapports et témoignages d'époque ou écrits après le conflit. C'est un peu léger au vu de la bibliographie historienne disponible (et rien que les livres, sans parler des articles) ce qui explique sans doute les faiblesses discernables à la lecture. Par ailleurs, le manque de cartes illustrant l'ensemble du théâtre des opérations se fait sentir, alors même que les batailles de la campagne sont correctement illustrées chacune par une carte détaillée. Les illustrations d'A. Hook, assez figées, ne sont pas les meilleures que l'on trouve chez cet éditeur. L'ouvrage reste une introduction correcte pour le profane, mais sans plus.