" Historicoblog (4): 2018

samedi 1 décembre 2018

Aude THOMAS, L'Etat islamique en Libye. Acteurs et facteurs du conflit, Paris, Editions du Cygne, 2017, 160 p.

Même en anglais, les livres sont rares sur la branche libyenne de l'Etat islamique. C'est donc non sans curiosité que j'ai acquis ce livre en français paru à la fin de l'année dernière, et qui constitue quasiment le seul titre disponible sur le sujet dans la langue de Molière. Force est de constater que malheureusement il ne fera pas date...

Il s'agit en fait de la transposition d'un mémoire de master 2, essentiellement rédigé pendant la première moitié de 2016, avec une mise à jour pour 2017, l'année de parution du livre.

Cette transposition s'appuie en fait sur un nombre de sources limitées, et pas forcément de la meilleure qualité. Ainsi, dès la première partie sur la présentation générale de la Libye, on note p.16 la mention en notes d'un ouvrage de Jean-Christophe Notin, que l'on ne saurait qualifier de source la plus impartiale pour tous les conflits impliquant la France ces dernières années, puisque cet auteur relaie souvent la version officielle des autorités françaises -ce qui lui ouvre évidemment un certain nombre de portes, mais avec un certain point de vue... Dès la p.17, de la même façon, on note une erreur sur l'année de parution d'un ouvrage mentionné deux pages avant, ce qui montre que la relecture n'a pas été attentive. On est achevé pour ainsi dire à la p.19 quand l'auteur cite en note... Bernard Lugan, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne s'agit pas d'un auteur neutre, malheureusement trop lu, d'ailleurs, au sein de l'armée française. J'arrête là la liste mais d'autres sources citées en note, aussi, ne cesse pas d'étonner. Un autre problème se pose dès la p.23 : les cartes qui illustrent l'ouvrage, relativement nombreuses ce qui est bien, sont malheureusement trop petites pour la plupart pour être correctement lisibles. P.30, une des notes, car il faut le dire aussi, reprend même un article de... Sputnik, autrement dit la parole d'Etat russe. La présentation des différents acteurs du conflit libyen est peu claire, en dépit cette fois de l'utilisation de sources plus pertinentes, comme le Long War Journal.

La deuxième partie sur l'Etat islamique en Libye est à l'avenant. L'auteur se trompe sur la kounya du prédécesseur d'Abou Bakr al-Baghdadi (p.62), Abou Omar. Elle n'explique pas clairement qu'en Syrie, c'est l'Etat islamique d'Irak qui a donné naissance au front al-Nosra, avant la scission de 2013-2014 entre les deux groupes. Il est également faux de dire que l'EIIL/EI s'est emparé de Deir Ezzor (p.66) puisqu'en réalité le régime tiendra toujours une partie de la ville et l'aéroport militaire, et, bien qu'encerclé plusieurs années, se maintiendra jusqu'au dégagement du siège imposé par l'EI en septembre 2017. Hama n'a jamais été tenue par l'EI, ni même pas les rebelles syriens d'ailleurs (p.67). De la même façon, l'auteur parle de travaux de "chercheurs italiens", sans jamais les nommer précisément, bien qu'on devine leur identité aux notes mises dans plusieurs passages, qui semblent être des sources importantes du travail. La tactique d'implantation de l'EI en Libye décrite dans l'ouvrage repose largement sur un des essais d'Aaron Zelin. On peut que relever certaines incohérences qui dénote d'une absence de relecture : p.74, il est écrit que Syrte tombe entre les mains de l'EI en février 2015. Puis, p.83, c'est en juin 2015 (!). Il faudrait choisir... La présentation de la dimension militaire repose sur une source désormais datée, qui d'ailleurs s'applique plus au théâtre syro-irakien qu'à la Libye. L'auteur n'est pas familière du matériel militaire ; elle ne fait pas un travail à la source, se reposant parfois pour son analyse sommaire sur d'autres sources plus pertinentes qu'elle-même, mais ce n'est pas toujours le cas. En conséquence le tableau reste trop succinct.

La troisième partie présente les scénarios d'évolution possibles de la branche à l'été 2016, moment où le travail de master a été écrit. Sur les 4 scénarios proposés, aucun ne correspond véritablement à l'évolution actuelle de la branche, bien qu'il cadre pour partie avec le deuxième énoncé dans cette partie. Malheureusement la "mise à jour" par rapport au mémoire initial n'exploite à fond, là aussi, les sources primaires disponibles, à commencer par les documents de propagande de l'EI. Le groupe a publié en septembre 2017 sa première vidéo longue depuis la chute de Syrte en décembre 2016... qui, oserai-je le dire, a été analysée en détails, pour l'aspect militaire, sur ce blog, au moment où je publiais encore mes analyses ici-même, même si à l'époque mes analyses de vidéos de l'EI n'étaient pas aussi détaillées qu'aujourd'hui -et je commençais tout juste à traiter les vidéos libyennes, me concentrant sur la Syrie et l'Irak. Rien de tel dans l'ouvrage.

La conclusion manque ainsi le coche sur la situation actuelle de l'EI, que l'on peut mieux apprécier à travers les nouveaux documents mis en ligne par le groupe cette année. La branche libyenne, installée au sud de Syrte dans le désert, aurait tendance à essaimer à la fois vers l'ouest et vers l'est, en direction du croissant pétrolier. L'activité a été plus intense cette année qu'en 2017, et une nouvelle vidéo est apparue en juillet dernier (que j'ai moi-même analysé plus en détails, cette fois, via la liste de diffusion où je partage mon travail). On manque de d'étrangler en voyant B. Lugan de nouveau cité dans les dernières lignes...

Au final, la branche libyenne de l'Etat islamique attend toujours son ouvrage en français. Il aurait fallu que celui-ci soit moins tributaire de ses (bonnes ou mauvaises) sources et propose une analyse un peu plus originale. Rien ne l'illustre mieux que l'image de couverture : c'est un montage réalisé à partir d'une capture d'écran de la vidéo de la wilayat Barqah de septembre 2017. Mais à l'intérieur du livre, la légende reprend le titre en anglais de la vidéo tiré tout droit de... Jihadology, avec une petite erreur de date (24 et non 25 septembre). L'auteur n'a même pas pris la peine d'essayer de traduire le titre en français. Un bon résumé de l'ensemble.

dimanche 18 novembre 2018

Matthieu SUC, Les espions de la terreur, Harpers Collins, 2018, 408 p.

Difficile d'être totalement objectif quand l'on a aidé soi-même à la rédaction d'un ouvrage aussi passionnant. Car j'ai répondu aux questions de Matthieu Suc, journaliste à Médiapart, qui couvre depuis plusieurs années les attentats terroristes commis par l'EI en Europe, et leurs auteurs, pour appuyer son ouvrage sur les "espions de la terreur". Je vais essayer de l'être pourtant, car il faut bien ficher ce livre, qui est à découvrir, absolument.

La citation de Gabriel Martinez-Gros, en exergue, est on ne peut mieux choisie : les djihadistes, effectivement, ne sont pas plongés dans le Coran, mais dans l'histoire mythifiée des premières décennies de l'islam. Je le vois chaque semaine en analysant leurs vidéos de propagande. Et dans ce mythe, il y a déjà le renseignement. L'adversaire battu par ruse, par déception. L'adversaire abusé. La victoire militaire obtenue par l'espionnage, la victoire du renseignement.

En juin 2015, le djihadiste français Nicolas Moreau, de retour en France, est l'un des premiers à évoquer dans ses auditions devant la DGSI l'amniyat. Un mot qui semble encore inconnu des services de renseignement français, lesquels s'empressent de faire une note à ce sujet, quand bien-même cela ressemble encore à un immense fourre-tout. Emni, Amni, police encagoulée, les "revenants" français décrivent cet organisme, mais on ne sait pas trop encore à quoi l'on a à faire. On le découvrira malheureusement trop tard.

dimanche 4 novembre 2018

Anne GIUDICELLI et Luc BRAHY, 13/11. Reconstitution d'un attentat. Paris, 13 novembre 2015, Paris, Delcourt, 2016, 128 p.

L'idée de départ est intéressante : traiter les attentats du 13 novembre 2015 à Paris en bande dessinée - c'est ce que souligne le sous-titre sur la couverture ci-contre, "un documentaire en BD". Malheureusement le résultat n'est peut-être pas à la hauteur de l'enjeu.

L'introduction, qui montre le voyage de Salah Abdeslam pour aller chercher d'autres membres de la cellule, par route, en Europe de l'Est, ne laisse pas entrevoir l'organisation mise en place par l'amniyat de l'EI pour tenter de frapper l'Europe, et ce avant même la proclamation de l'Etat islamique en juin-juillet 2014 - notamment la base installée en Grèce et en Turquie en 2015, avant la Belgique, pour l'attentat avorté de Verviers. En revanche, la base d'opérations belge est mieux appréhendée dans la BD. C'est un des gros problèmes du travail : les attentats ne sont pas remis dans leur histoire longue, depuis l'apparition de l'Etat islamique en Irak et au Levant (2013).

Le trajet en voiture de la Belgique à la France souligne toutefois un autre problème de la BD : le dessin : il est malheureusement difficile de reconnaître tous les personnages (les membres de la cellule terroriste en particulier), qui sont nombreux et dont les traits ne sont pas forcément différenciés au maximum, et parfois pas très ressemblants. On reconnaît Samy Amimour mais beaucoup moins les deux autres assaillants du Bataclan, par exemple.

De la même façon, Abou Souleyman al-Firansi -Abdellilah Himiche- est présenté par la BD comme l'organisateur des attentats de Paris. Or à ce jour rien n'est venu étayer cette hypothèse soumise par les Américains, et on manque même d'informations quant à son appartenance à l'amniyat, et même à l'Amn al-Kharji, la branche spécialement chargée des attentats en Europe. A la fin de la BD, on voit Abou Muhammad al-Adnani "adouber" Abou Souleyman al-Firansi comme responsable de l'Amn al-Kharji, ce dont là encore nous n'avons aucune trace. La BD n'évoque pas, par contre, cas d'Abou Ahmad, alias Osama Atar, le seul Franco-Belge dont le rôle de direction des attentats depuis la Syrie est avéré.

Concernant le déroulement des attentats, une case montre un des kamikazes irakiens du stade de France refoulé par un membre du service de sécurité aux barrières, alors que le livre coécrit par les 3 journalistes que je fichais récemment, assez fouillé, expliquait bien que cela n'avait pas été le cas. La représentation de la première fusillade, devant les restaurants Le Carillon et le Petit Cambodge, montre sans arrêt des tirs en rafale alors que les survivants décrivent bien des tirs au coup par coup, exécutés par des terroristes posés ayant conservé un grand sang-froid. La BD ne montre pas aussi exactement le parcours de Brahim Abdeslam, qui s'assoit dans le Comptoir Voltaire avant de se lever et de faire exploser sa ceinture explosive (on voit bien en revanche le geste de visière devant le visage dans la case). La page 85 de la BD est un peu étrange : en parallèle des scènes de massacre au Bataclan, deux autres cases montrent des explosions ou bombardements dans la Ghouta orientale et à Douma, deux secteurs dont à l'époque l'EI est absent. On aurait mieux compris un parallèle avec des zones contrôlées par l'EI et bombardées par la coalition, puisque les 3 assaillants du Bataclan, dans leur discours, vont justifier leurs actes par les bombardements de la coalition, selon une argumentation dont a dit qu'elle était erronée. Il y a aussi cette séquence, p.93, où les hommes de la police demandent si les militaires de la patrouille Sentinelle arrivée près du Bataclan peuvent faire usage de leurs armes, ce qui est refusé ; la BD laisse entendre qu'un des policiers emprunte son arme à un militaire, ce qui apparaît là encore inexact. La scène de l'assaut final de la BRI au Bataclan, remarquable par son professionnalisme et son résultat, est malheureusement traitée trop rapidement. Par contre, on ne peut que souligner la mention par la BD de la visite, au même moment, de plusieurs parlementaires français auprès de Bachar al-Assad, qui évidemment, se frotte les mains devant les attentats de Paris. Parmi eux, Thierry Mariani et Jean Lassalle.

Malgré ses limites, je dois dire que je me suis fréquemment pris à relire cette BD. Peut-être parce que ce média permet mieux qu'un autre de se replonger dans la trame des événements, même si ici elle comporte des erreurs et manque de profondeur. C'est bien que la BD remplit quand même, en partie, un objectif. La BD vieillira sans doute mal, car d'autres prendront peut-être le relais avec des explications plus poussées, peut-être même un dossier en fin d'ouvrage comme cela se fait souvent.

samedi 27 octobre 2018

Jean-Michel DECUGIS, François MALYE et Jérôme VINCENT, Les coulisses du 13 novembre, Paris, Plon, 2016, 283 p.

Un travail impressionnant que cet ouvrage coécrit par 3 journalistes, qui raconte, minute par minute, le déroulement des attentats du 13 novembre 2015, jusqu'au matin du 14.

Les 3 journalistes ont en effet interrogé victimes, témoins, policiers, pompiers, médecins, hommes politiques, bref, un large panel de personnes concernées au premier chef par cet événement inédit et tragique survenu il y a bientôt 3 ans sur le sol français. On suit ainsi heure par heure le déroulement des attentats, leurs conséquences dramatiques, l'organisation des secours, l'intervention des forces de l'ordre, ce qui permet au passage de démonter un certain nombre de fausses rumeurs.

Très focalisés sur le narratif, les 3 auteurs n'ont toutefois peut-être pas assez travaillé suffisamment certains points, qui mériteraient d'être corrigés ou précisés, dans la partie contexte. Ainsi p.16, l'idée, malheureusement encore souvent partagée, selon laquelle la France est visée par l'EI en raison de ses frappes aériennes en Irak, puis en Syrie, est inexacte. On sait que des Français partis rejoindre l'Etat Islamique en Irak et au Levant dès 2013, plus d'un an avant les premières frappes françaises, appelaient déjà à commettre des attentats en France. C'est le cas de Tyler Vilus, un des propagandistes francophones les plus importants de l'EIIL à l'époque. Rachid Riahi, un proche de Vilus, est par ailleurs impliqué dans la cellules Cannes-Torcy. Mehdi Nemmouche, qui commet l'attentat de Bruxelles en mai 2014, est arrivé en Syrie dès décembre 2012. Mourad Farès, l'ancien bras droit d'Omar Diaby, qui à son arrivée en Syrie, intègre un temps l'EIIL, a raconté comment un Saoudien recrutait déjà pour l'EI parmi les combattants étrangers, dont les Français, pour préparer des attentats en Europe (automne 2013).

P.36, petite imprécision : certes l'EIIL tire une partie de sa dénomination du Sham, mais pas seulement : le nom du groupe, d'avril 2013 à juin 2014, est exactement ad-Dawlah al-Islamiyah fi'l Iraq wa-sh Sham. Il y a donc l'Irak, la "maison mère", et le Sham...

P.41, un petit raccourci : en parlant d'Abaaoud, les auteurs passent rapidement sur cette intégration dans la Katibat al-Muhajireen, la brigade des immigrants, dont à la lecture on ne comprend pas bien son lien avec l'EIIL. La Katibat al-Muhajireen est en fait une subdivision créée pour les djihadistes étrangers par un groupe djihadiste syrien. Ce groupe djihadiste syrien s'appelle d'abord Majlis Shura Dawlat al-Islam : il est dirigé par Firas al-Absi, un Syrien qui a rencontré Zarqawi en Afghanistan. Lié au front al-Nosra, il est en fait une antenne de l'Etat islamique d'Irak, qui a catapulté des cadres en Syrie pour créer al-Nosra. En juillet 2012, le groupe hisse le drapeau d'al-Qaïda sur le passage frontalier de Bab el Hawa : il est en chassé par les rebelles le mois suivant, Firas est tué. Son frère Amr avait été relâché de la prison de Sednaya par le régime syrien en mai-juin 2011, après avoir voulu passer en Irak. Abou al-Atheer, puisque c'est la kounya qu'il utilise, reprend le flambeau : il fusionne le groupe qu'il avait créé, Katiba Usood al-Sunna, à Homs, en février 2012, avec celui de son frère et renomme le tout al-Majlis Shura al-Mujahideen, autrement dit le nom du prédécesseur de l'Etat islamique d'Irak. Abou al-Atheer contrôle ainsi les réseaux djihadistes qui s'installent de Homs à Alep. Son groupe va se rallier aux manoeuvres de Haji Bakr et d'Abou Muhammad al-Adnani, lieutenants d'Abou Bakr al-Baghdadi, qui dès les derniers mois de 2012 n'a plus confiance dans son disciple Abou Muhammad al-Jolani qui a pris la tête du front al-Nosra. Abou al-Atheer se rallie à Bagdadi avant la proclamation de l'EIIL en avril 2013 : il aurait également persuadé Omar al-Shishani de le faire. Il joue un rôle capital pour attirer de nombreux combattants étrangers plutôt proches ou dans al-Nosra vers l'EIIL. Abou al-Atheer organise de nombreux enlèvements de journalistes occidentaux, comme ceux de John Cantlie et James Foley. C'est au sein de ce groupe qu'est donc formée la Katibat al-Muhajireen, regroupant les Occidentaux qui commencent à se presser à la frontière turque avec la création de l'EIIL en avril 2013. Le groupe d'Abou al-Atheer, comme quelques autres, est d'ailleurs bien placé puisqu'il a sa base au nord-ouest d'Alep, très près de la frontière, ce qui lui permet de réceptionner facilement les candidats au djihad. Abou al-Atheer est alors gouverneur d'Alep pour l'EIIL.

L'affirmation la plus surprenante, toutefois, n'est pas des 3 auteurs, mais celle de Jean-Marc Falcone, le directeur de la police nationale de l'époque, reprise d'ailleurs sur la couverture du livre, selon laquelle les attentats du 13 novembre représentent quelque chose d'inédit, imprévisible. Elle a de quoi faire sourire, comme le rappelle ce long article, et d'ailleurs des éléments du livre lui-même viennent fracasser cette affirmation.

En dépit de ces quelques points de détail, on lira volontiers cet ouvrage qui raconte avec beaucoup de précision, et surtout de témoignages poignants, la terrible nuit du 13 au 14 novembre 2015.

mardi 23 octobre 2018

Jean-Michel DECUGIS et Marc LEPLONGEON, Le chaudron français, Paris, Grasset, 2017, 243 p.

Lunel. Le nom est bien connu de ceux qui s'intéressent au phénomène du djihadisme depuis le début du conflit syrien. Cette ville située entre Nîmes et Montpellier, où les indicateurs sociaux sont affolants, où les enfants d'immigrés se sont tournés vers un islam de plus en plus rigoriste, décrite par son maire de droite comme "envahie", ce qui se passe de commentaires, a été réduite au rang de "capitale du djihad français" en raison du départ d'une vingtaine de jeunes en l'espace d'une année, entre novembre 2013 et décembre 2014. A tort, sans doute. L'un des deux auteurs, journaliste, avait signé en 1995 dans le  Figaro un article évoquant la dégringolade de la ville : deux communautés qui vivent à côté l'une de l'autre et qui s'ignorent, un trafic souterrain de drogue qui empoisonne la ville... basé sur des témoignages de tous les bords, le livre est plus le récit d'une faillite française que celui du djihadisme à Lunel.

Les premiers départs de Lunel en Syrie, en novembre 2013 et dans les mois qui suivent, choquent localement. Pourtant, comme le montre l'enquête au sujet du départ de Raphaël Amar, un Juif converti, une association humanitaire locale, Oummatou Rahma, apparue dès 2012, a joué un rôle non négligeable dans la récupération de candidats au djihad. Et souvent les hommes sont accompagnés de femmes, lesquelles ne sont en rien contraintes à partir. Ceux qui restent d'ailleurs, ne cachent pas leurs convictions.

Lunel a été marquée par l'immigration post-guerre d'Algérie. Les harkis, d'autres Africains du nord, Algériens ou autres ; mais aussi les pieds-noirs, qui reproduisent parfois le schéma colonial dans ce sud-est bouillonnant. Le tournant se situe à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Selon un processus classique, le centre-ville se vide de la population plus aisée, qui part s'installer en périphérie, et se paupérise en entassant les populations issues de l'immigration. Les riches propriétaires font travailler les immigrés sur les propriétés agricoles de l'extérieur de la ville. Les commerces du centre ferment, tandis que les grandes surfaces éclosent en périphérie. Et l'extrême-droite, installée dès 1982, s'engouffre dans la brèche.

Une ratonnade sans précédent a lieu à Lunel le 14 juillet 1982 : le FN entre à la mairie, associé à la droite, dès 1983. Vient la marche des beurs, mais les enfants issus de l'immigration voit leur protestation confisquée par les réponses de Françoise Mitterrand. Ils ne sont pas intégrés dans le jeu politique, même local. Alors, ils se tournent vers d'autres horizons : le trafic de drogue, qui s'installe à Lunel dans les années 90, et l'islam radical. Les premiers signes apparaissent dès cette décennie-là : présence du Hizb ut-Tahrir, liens avec le GIA algérien. La  non construction d'une mosquée radicalise une partie de la jeunesse : le Tabligh est présent dès 1989. Quand la mosquée El Barakah est finalement inaugurée, en 2010, le mal est fait. Avec un encadrement peu adapté, l'immense bâtiment accueille bientôt, en marge des prêches de l'imam, des conciliabules plus radicaux.

Beaucoup de jeunes Lunellois partis en Syrie mourront dans les rangs de l'Etat islamique pendant le siège de Deir Ezzor : dans la seconde moitié de 2014, l'EI, qui a chassé les rebelles et le front al-Nosra du secteur, se retrouve face-à-face avec le régime syrien qui s'accroche à l'aéroport militaire et à certains quartiers de la ville. Le groupe djihadiste ne submergera jamais ces deux enclaves, et paiera le prix du sang ; le régime aussi, toutefois. En décembre 2014, les déclarations ambigües du président de l'association qui gère la mosquée de Lunel mettent le feu aux poudres. L'opération coup de poing lancée à Lunel par le ministère de l'Intérieur après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, en janvier 2015, achève de braquer les projecteurs sur Lunel, le "Djihadland". En réalité, les profils des djihadistes, comme souvent, sont aussi variés que complexes à saisir. Pendant ce temps, à la mosquée, on s'écharpe quant à savoir qui tiendra les clés. Le maire s'enferme dans son bureau, ne songeant qu'à sauver une ville "envahie". Il faudra attendre septembre 2016 et la désignation d'un imam stable pour que la mosquée retrouve un semblant de normalité. A Lunel, décidément, le djihadisme n'est pas né d'un coup de baguette magique, grâce à l'EI. Il est né sur les ruines de l'abandon de l'Etat.

dimanche 21 octobre 2018

Ben DAN, L'espion qui venait d'Israël, L'aventure aujourd'hui 228, Paris, J'ai lu, 1970, 307 p.

Le livre raconte, quelques années à peine après les événements, le parcours singulier d'Elie Cohen, espion israëlien infiltré en Syrie, qui est démasqué, arrêté, et pendu, le 19 mai 1965, par le pouvoir syrien. Juif égyptien, Cohen est très tôt attiré par le mouvement sioniste qui milite pour la création d'un Etat juif. Sa famille émigre dès 1948-1950 en Israël ; Elie Cohen reste, et participe à une première entreprise de sabotage, ratée, qui lui vaut une première arrestation en Egypte en 1952. S'étant échappé, il rejoint Israël. Ayant du mal à s'intégrer à la vie civile, il accepte en 1960 d'entrer au Mossad, qui l'a repéré. Il est formé de manière très dure par un instructeur, surnommé "Le Derviche". Puis, quand on le juge prêt, on le prépare à sa nouvelle identité : celle d'un Syrien, baptisé Kamal Amin Taabes. Israël a en effet grand besoin d'informations sur les capacités militaires de la Syrie, qui bien que dominée par l'Egypte au sein de la République arabe unie, continue de menacer le nouvel Etat depuis le plateau du Golan.
En février 1961, Cohen atterrit à Buenos Aires. Il doit se faire passer pour un descendant d'une famille commerçante syrienne établie à Beyrouth, puis à Alexandrie, et qui songe à émigrer en Argentine, avant, éventuellement, de retourner en Syrie, dès que possible. Bénéficiant d'un relais en Europe, Cohen réussit à s'introduire dans la communauté syrienne en exil à Buenos Aires. Il rencontre même le général Amin el Hafez, qui organisera le coup d'Etat de 1963. Suffisamment parrainé par les Syriens en exil, Cohen peut désormais envisager de se rendre en Syrie, après un dernier passage par Israël pour se former à opérer avec un émetteur radio clandestin. Entretemps, la Syrie s'est débarrassée de la tutelle égyptienne.

Partant de Gênes, Cohen se rend en bateau sur la côte libanaise. La rencontre pendant le trajet par mer avec un cheikh facilite son entrée dans le pays, en janvier 1962. Grâce à ses contacts en Argentine, il trouve un appartement au coeur de Damas, en face de l'état-major syrien (!), à Abbu-Rumana. Le 12 février 1962, il envoie son premier message. C'est grâce à ses informations que l'armée israëlienne attaque, en mars 1962, le poste de Noukeib, attaque pendant laquelle un soldat est porté disparu -Cohen sera chargé de le retrouver en Syrie, en vain. Il sympathise en revanche avec le neveu du chef de l'état-major syrien. Ses contacts et son talent d'observateur lui permettent de renseigner le Mossad sur l'évolution politique dans le pays ; et même de bénéficier d'une tournée des défenses syriennes à la frontière israëlienne. L'espion reste toutefois lucide ; dans un rapport rédigé lors d'un retour en Israël, il écrit : "Lorsque je me trouvais à Kouneïtra et que je contemplais la vallée du Houlé, et lorsque à Koursi, je vis face à moi le lac et la ville de Tibériade, j'ai saisi l'énormité de cette folie qu'est la guerre ininterrompue entre la Syrie et Israël. J'ai contemplé les villages des villageois syriens, et ils m'ont fait penser aux habitants de Tibériade, tant les uns ressemblent aux autres. C'est à ce moment-là que je me suis dit que seule la propagande empoisonnée que distillent depuis quinze ans les gouvernements syriens successifs, empêche que les villageois syriens et israëliens, des deux berges du lac de Tibériade, ne puissent trouver entre eux de langue commune.".

A partir de l'été 1962, Cohen est chargé d'étudier les projets syriens de détournement des eaux du Jourdain. Il fréquente Georges Seif, fonctionnaire du ministère de la propagande et de l'information, ce qui lui donne accès des documents confidentiels. Puis il revoit le général el Hafez, rentré en Syrie. Il prête son appartement pour des parties fines, où l'on trouve le colonel Hatoum, un des officiers les plus importants du jeu politique syrien, marqué par la montée en puissance du Baath. Hatoum joue un rôle clé dans le coup d'Etat de 1963. A Damas, Cohen retrouve la trace de Franz Rademacher, un nazi vivant sous une fausse identité, qui a notamment conçu pendant la guerre le plan de déportation des Juifs à Madagascar, et a organisé la déportation des Juifs de Serbie. Cohen ne peut poursuivre la traque, mais les informations seront transmises à l'Allemagne, qui demandera son extradition en 1965. Seif lui propose de faire de la propagande sur Radio-Damas, à destination de la communauté syrienne exilée en Argentine. Cohen, de mieux en mieux renseigné, finit par obtenir les informations sur le détournement des eaux du Jourdain ; il photographie les premiers MiG-21 livrés à la Syrie, renseigne sur le dispositif de défense syrien à la frontière.

Après un dernier séjour en Israël, en novembre 1964, Cohen est finalement arrêté par le chef du contre-espionnage syrien, Ahmed Souweidani, en janvier 1965. Arrêté, torturé, Cohen est mis au secret. Il a été victime de son excès d'audace : situé en face de l'état-major syrien, il a, en émettant si près du lieu, perturbé les communications de l'état-major et celles des ambassades installées non loin. Les Syriens, aidés par les Soviétiques qui ont fourni une voiture de radiogoniométrie par la détection, ont finit par déceler l'antenne qu'il avait installée sur le toit au milieu des autres. Malgré une intense activité diplomatique pour obtenir sa libération, Elie Cohen est pendu par les autorités syriennes. Damas a toujours refusé de rendre son corps à Israël. Par son travail d'espion, il aura joué un rôle décisif pour le succès d'Israël dans la guerre des Six Jours, en 1967.

lundi 23 juillet 2018

Nibras KAZIMI, Syria through Jihadist Eyes : a Perfect Enemy, Hoover Institution Press, 2010, 123 p.

Un petit opuscule intéressant : Nibras Kazimi, chercheur spécialisé sur le djihadisme, expliquait, un an avant le début de la révolution en Syrie au printemps 2011, combien il était risqué de parier sur le régime Assad, qui n'avait pas hésité à nourrir le djihad irakien en laissant les combattants syriens et étrangers passer en Irak, alors même qu'il ne tenait que par la répression face à une majorité sunnite très hostile à la mainmise sur le pouvoir du clan Assad.

Kazimi rappelle combien les alaouites, la communauté d'origine du clan Assad, constitue un adversaire parfait pour les djihadistes. En outre, la Syrie a une importance symbolique considérable pour les sunnites, et elle a connu de bonne heure une insurrection menée par les Frères Musulmans contre le régime. Basée sur des voyages de terrain en 2006-2007, quelques années avant la publication de ce travail, son étude vise à montrer qu'après l'Afghanistan et l'Irak, la Syrie pourrait bien être le futur champ de bataille des djihadistes.

Historiquement parlant, les djihadistes se basent sur les 3 fatwas d'Ibn Taymiyya pour légitimer l'extermination des alaouites. Ces fatwas sont prolongées par celle des Ottomans visant les Perses safavides (chiites), qui peuvent s'appliquer aux alaouites, et sont prolongées jusqu'au XXIème siècle par certains ouvrages du courant nationaliste arabe et d'autres du wahhabisme.

Les alaouites apparaissent au IXème siècle, à la mort du 11ème imam chiite, moment où le chiisme se déchire et où le sunnisme est battu en brèche par le chiisme et autres courants hétérodoxes. Avec le renouveau sunnite, ils seront confinés dans la montagne, où les Ottomans veillent à les maintenir, traitant le problème sous l'angle du banditisme, et jouant des divisions internes de la communauté pour mieux la contrôler. Le gouverneur ottoman de Lattaquié tente pour la dernière fois de les convertir au sunnisme en 1885-1892.

C'est après la Première Guerre mondiale que commence à naître l'idée d'un particularisme alaouite, que la communauté tente de promouvoir sous le mandat français. Puis elle se tourne vers l'intégration dans la Syrie naissante, ce qui lui vaut d'ailleurs d'être reconnue comme musulmane par les sunnites en 1936. Après la Seconde Guerre mondiale pourtant, ce sont les minorités, et progressivement les alaouites, qui s'imposent, via l'armée, jusqu'à la prise de pouvoir par le clan Assad en 1970. Les élites urbaines sunnites étant hors jeu, les islamistes conservateurs, qui s'appuient sur les classes urbaines sunnites, mènent la contestation. Les Frères Musulmans sont écrasés à Hama en 1982. Le régime coopte alors les riches marchands sunnites urbains et une partie du clergé pour mieux le surveiller. Avec la chute de Saddam Hussein en 2003, les alaouites, inclus dans "l'arc chiite" fantasmé voulu par l'Iran, sont considérés comme une menace pour le sunnisme, jusqu'au paroxysme.

Plusieurs penseurs du djihad vont mettre la Syrie sur le devant de la scène. Abou Musab al-Suri, lui-même syrien et qui a combattu lors de l'insurrection contre le régime, voit le pays comme un futur champ de bataille du djihad. C'est également le cas d'Abou Basser al-Tartousi. Abou Musab al-Zarqawi, le chef d'al-Qaïda en Irak, appelle à l'extermination des chiites ; les alaouites y sont compris, et ce même si en 1973 les chiites à leur tour les reconnaissent comme musulmans. Zarqawi, ce faisant, détourne la fatwa d'Ibn Taymiyya qui n'incluait que l'élite chiite. Un groupe djihadiste apparaît en Syrie dès 2007, dirigé par un certain Abou Jandal, auquel on prêtera plusieurs attaques, dont une manquée, à la voiture piégée, comme le tombeau de Sayyida Zaynab. Le groupe a des liens avec Shaker al-Absi, le djihadiste que les services syriens ont laissé passer au Liban pour investir le camp de réfugiés de Nahr el-Bared, ensuite attaqué par l'armée libanaise. 

Sur les forums djihadistes, les penseurs discutent de l'opportunité de lancer le djihad au Syrie. L'un d'entre eux juge le pays adéquat : les Occidentaux n'y interviendront pas, les sunnites constituent la majorité de la population, le djihad peut être soutenu par celui en Irak, et vice-versa, enfin la Syrie est frontalière d'Israël. Tous les intervenants du forum ne sont d'ailleurs pas forcément d'accord avec lui.

Kazimi raconte, à travers des anecdotes vécues, combien la peur hante les différentes communautés en Syrie, déjà prêtes à l'affrontement. Son chemin pour trouver les tombeaux de Muawiya et du fondateur des alaouites à Alep en est un bon exemple. Aussi ce chirurgien, pourtant fils d'un haut gradé de l'armée, intégré dans le cercle de pouvoir, et qui emporte toujours avec lui, cependant, un fusil d'assaut dans sa voiture, par peur des sunnites (il est chiite). Ou cet officier alaouite qui a peur d'avouer qu'il est originaire de Qardaha, le village natal d'Assad, parce que seuls ceux qui sont proches du clan Assad se sont enrichis, les autres non. Certains sunnites considèrent que les djihadistes ne peuvent réussir en Syrie, où la population aurait des idées trop modérées. Un Ismaëlien observe au contraire que le régime a jeté les bases d'un futur succès djihadiste en raison de sa manipulation des djihadistes en Irak. Les chiites syriens ne voient plus que le régime comme leur seule protection face aux sunnites.

Kazimi relève, en conclusion, que la Syrie des années 2000 voit l'islamisme monter au sein des quartiers défavorisés des grandes villes construits pour abriter les sunnites venus avec  l'exode rural. Ces sunnites n'ont rien en commun avec les minorités défavorisées des années du mandat français, comme c'était le cas des paysans sunnites exploités de l'époque. En outre la criminalité est importante, entretenue et orchestrée par les services de sécurité corrompus du régime. Les djihadistes ont exploité le sentiment sectaire en Irak ; ils sentent les opportunités qui s'ouvrent sur ce terrain en Syrie. Le chercheur conclut sur l'idée que si cette opportunité venait à être saisie par eux, il serait très risqué de s'appuyer sur un régime qui a largement contribué à faciliter l'implantation des djihadistes dans le pays.

Au vu des événements survenus en Syrie depuis 2011, la relecture du petit opuscule de Nibras Kazimi fait vraiment sens.

samedi 21 juillet 2018

Jordan VAUSE, U-Boat Ace. The Story of Wolfgang Lüth, St Martin's Paperbacks, 1991, 266 p.

Mai 1941. L'U-43 repère un trois-mâts français dans l'Atlantique. Le sous-marin allemand fait surface, et sur ordre de son commandant, canonne pendant une heure, au 105, au 37 et a 20 mm, un navire qui ne représente aucune menace ni aucun objectif militaire sérieux.

Ce n'est pour rien que Jordan Vause, historien spécialiste des U-Boote, choisit cet épisode comme prologue de sa biographie de Wolfgang Lüth. Né en 1913, Lüth entre dans la marine de guerre en 1933, peu après l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Il fait partie de la fameuse promotion 33 qui donnera de nombreux as à l'arme sous-marine allemande. Il ne rejoint pourtant cette branche qu'en 1937, alors que celle-ci se développe sous l'égide de Dönitz. En juillet 1938, il devient le second officier de l'U-27, un Type VII, le cheval de bataille de le la flotte sous-marine allemande pendant la guerre. Il patrouille au large de l'Espagne en pleine guerre civile, ce qui lui vaut une première décoration espagnole.

En octobre 1938, Lüth passe sur l'U-38, un type IXA océanique commandé par Heinrich Liebe, futur as des U-Boote, avec lequel Lüth entame la Seconde guerre mondiale. Mais il attend d'avoir son propre commandement, car sa personnalité s'accommode mal des seconds rôles. En décembre 1939, il prend le commandement de l'U-9, le successeur du sous-marin du même nom en 1914, commandé par Otto Weddingen, qui avait coulé 3 croiseurs britanniques coup sur coup. Depuis l'U-9 porte la croix de fer comme emblème, ce que Lüth déteste, comme tous les emblèmes. L'U-9 est un Type IIA, sous-marin à peine plus évolué que ceux de la Grande Guerre. C'est pourtant avec lui que Lüth coule ses deux premiers bâtiments, spectacle dont il fait profiter tout l'équipage dans le périscope, quite à mettre en péril le sous-marin. La seconde patrouille est moins dramatique : l'U-9 mouille des mines au large des côtes ouest de l'Ecosse, mais le fait sans plan, oublié au port, de mémoire de ses principaux officiers...

Lüth participe à la campagne contre le Danemark et la Norvège, où les sous-marins ne brillent guère en raison notamment de problème de fiabilité de leurs torpilles. L'U-9 doit être relégué à une fonction d'entraînement à Gotenhafen, mais il est jeté dans l'offensive à l'ouest. L'U-9 coule, deux jours avant l'attaque, le sous-marin français Doris, puis plusieurs bâtiments de commerce. Lors de la patrouille suivante, l'U-9 torpille le navire letton Sigurds Faulbauls, ex-allemand capturé par les Britanniques. Lüth se félicite d'avoir coulé un navire "juif", ce qui au final s'avère inexact. C'est que Lüth est un nazi, et ne s'en cache pas. L'U-9 subit ensuite son premier grenadage, pendant 21 heures, par plusieurs destroyers britanniques, parvenant à en réchapper.

En juin 1940, Lüth prend le commandement de l'U-138, un nouveau type II qui doit subir des tests avant d'entrer en service en septembre. L'U-138 torpille 4 navires du convoi OB 216. Basé à Lorient, Lüth a peut-être croisé Günther Prien, qui a coulé le Royal Oak, et a rencontré Otto Kreschmer, autre as des U-Boote. La seconde patrouille est moins concluante. L'U-138 est proche de plusieurs convois (Lüth se félicite d'une "nuit des longs couteaux" en perspective...) mais n'arrive qu'à couler un seul navire de l'OB 228. Avant de prendre un nouveau commandement, il doit informer son équipage que de 2 de leurs camarades ont été tués pendant un raid aérien sur Lorient.

En octobre 1940, Lüth est décoré de la Croix de chevalier de la croix de fer. Puritain, il insiste auprès de ses hommes pour qu'ils marient et aient des enfants. Mais il aide aussi toujours ses hommes dans le besoin, même s'ils ne sont pas mariés. Et cela ne tient pas au fait qu'il soit nazi. Lüth prend la tête de l'U-43, un Type IXA. Il sert d'abord de relais météo, avant de partir pour une première patrouille en décembre. Il coule plusieurs navires de l'OB 251, mais les tactiques de défense britanniques se montrent déjà plus efficaces. Lüth ne montre aucune compassion pour les naufragés : comme le note ses subordonnés, ce n'est pas un marin, mais un militaire professionnel, qui accomplit une besogne sordide de la façon la plus méticuleuse, quite à être cruel, tout en ne se montrant pas, parfois, très professionnel.

En février 1941, l'U-43 coule sur le fond dans le port de Lorient, en raison de défaillances quant à l'arrimage du bâtiment. Humilié par Dönitz, Lüth voit l'efficacité de son sous-marin en pâtir (les batteries ne sont pas remplacées), avec un équipage en partie composé de nouvelles recrues peu qualifiées. Alors même que les Britanniques cassent le code des machines Enigma des sous-marins, et renforcent leurs moyens de défense (Asdic, protection aérienne, etc). C'est juste après que Lüth, pour la première patrouille après l'incident, fait couler au canon dans une débauche de munitions le trois-mâts français Notre Dame du Châtelet. Pendant cette même patrouille, l'U-43 insiste impuissant à la mise à mort du Bismarck.

Comme beaucoup d'Allemands de la Baltique (il est né et a grandi à Riga), Lüth, en bon nazi, se félicite de l'invasion de l'URSS. La patrouille suivante, en août 1941, est pourtant l'une des pires qu'il connaisse, en raison du système Ultra des Britanniques et de l'intervention de la flotte américaine qui escorte de plus en plus les convois britanniques. Lüth fait visiter l'U-43, à son retour au port, au Korpsführer Adolf Hünhlein du NSKK (corps du transport motorisé). Lors de la patrouille suivante, en novembre, Lüth envoie par le fond plusieurs navires du convoi OS-12, dont le pétrolier Astral, qui par malheur pour lui porte le pavillon américain. L'incident sera oublié avant d'être redécouvert dans les années 1960, mais vient conclure une longue liste d'attaques maritimes et sous-marines qui de facto créent déjà un état de guerre entre Etats-Unis et Allemagne bien avant Pearl Harbor. Un autre navire est coulé en janvier 1942 lors de la première patrouille de cette année.

Lüth prend alors le commandement de l'U-181, un Type IXD2 qui va propulser sa carrière au zénith. Il fait partie d'un groupe envoyé par Dönitz au large du cap de Bonne Espérance, en septembre 1942. Lüth, qui écrira un opuscule dénommé Problèmes du commandement, veille à maintenir ses hommes toujours occupés pour lutter contre l'ennui. Ce qui inclut notamment des discours sur le national-socialisme. Lüth se reconnaît dans le régime nazi, mais n'en fait pas une propagande intensive auprès de l'équipage. Simplement il ne cache pas ses sentiments et conserve une vision "naïve" du nazisme. A partir de novembre 1942, l'U-181 commence à couler des navires au large du Cap, puis du Mozambique portugais.

Le 15 novembre, Lüth affronte le grenadage le plus sévère qu'il ait subi jusqu'ici, face au destroyer britannique Inconstant qui le traque à l'Asdic, renforcé par deux corvettes. Décoré des feuilles de chêne de la Croix de chevalier de la croix de fer, Lüth coule encore 4 navires devant le Mozambique ; là aussi, il expose imprudemment son bâtiment en achevant à chaque fois la cible au canon. L'U-181 revient à Bordeaux en janvier 1943, après avoir coulé 12 bâtiments.

La patrouille suivante, en mars 1943, durera plus de 200 jours. Auparavant, Lüth s'est encore davantage compromis avec le nazisme en acceptant l'invitation d'Arthur Greiser, le responsable du Gau Wartheland, la partie occidentale de la Pologne rattachée au Reich, qui parraine l'U-181, à Poznan (Posen). Le 10 avril, l'U-181 attaque l'Empire Whimbrel au large de Freetown : en voulant de nouveau couler le bâtiment au canon, Lüth entraîne la mort du cuisinier tué par l'explosion du tube du canon de 37 mm. Lüth est pourtant décoré des épées en plus des feuilles de chêne de la Croix de chevalier de la croix de fer, avant de se retrouver de nouveau au large du Mozambique. L'U-181 y torpille le navire suédois Sicilia et le transport de munitions Harrier.

Ravitaillé en juin, l'U-181 s'aventure jusqu'à Tromelin en juillet. Le 11 août, Lüth torpille son dernier bâtiment, le cargo frigorifique Clan Macarthur. Deux jours plutôt, il est devenu le premier sous-marinier à être décoré des brillants de la Croix de chevalier de la croix de fer. Les Alliés interceptent toutefois les messages des U-Boote, ce qui leur permet de couler l'U-197, resté dans la zone de rencontre avec l'U-181 quelques jours plus tôt. L'U-181 rentre à Bordeaux le 14 octobre 1943.

Lüth reçoit sa dernière décoration des mains d'Adolf Hitler ; la propagande s'empare de la figure, pour redorer le blason de l'arme sous-marine assommée par les coups de boutoir des alliés depuis le printemps. Lüth a droit à son portrait par Heinrich Hoffmann. Après avoir présenté son ouvrage sur les Problèmes de commandement, et en avoir écrit un autre pour la propagande, Boot Greift Wieder An, Lüth devient chef de la 22ème flottille d'instruction à Memel en janvier 1944. Il y reste jusqu'en juillet, avant de prendre la tête de l'école des officiers à Mürwik où il avait lui-même été formé. Lüth s'enflamme encore une dernière fois pour le nazisme pendant la contre-offensive des Ardennes. Mais en mai 1945, après le suicide d'Hitler, il accueille Dönitz, le dauphin désigné par le Führer. Il vitupère Hermann Rasch, qui arrive à Flensbourg le 6 mai avec une escadre de sous-marins de poche pour continuer le combat. Lüth, qui a survécu a 4 ans de guerre sous-marine, et qui a organisé la garde rapprochée de Dönitz, est tué accidentellement par une sentinelle allemande trop nerveuse dans la nuit du 14 mai 1945, à l'intérieur de l'enceinte de l'école de Mürwik. Son enterrement, deux jours plus tard, reproduit en miniature celui de l'arme sous-marine allemande. Lüth aura son mémorial dans la place en 1957.

Ainsi s'achève la vie d'un commandant de U-Boot assez méconnu, qui a pourtant coulé près de 230 000 tonnes de navires alliés, en 16 patrouilles, aux multiples facettes.

lundi 9 juillet 2018

Hala KODMANI, Seule dans Raqqa, Paris, Equateurs, 2017, 151 p.

L'héroïne de ce livre est un profil Facebook, Nissan Ibrahim, qui pendant quatre ans, de 2011 à 2015, a commenté la révolution puis la guerre en Syrie depuis Raqqa.

Le père de Nissan Ibrahim est un Kurde de Kobané, venu s'installer à Raqqa dans la décennie 1970 alors que la ville se développe après la construction du barrage par Hafez al-Assad. Nissan naît dans la décennie 1980. Douée à l'école, elle a la chance, en tant que fille, de pouvoir mener des études supérieures à Alep, où elle se trouve au moment du déclenchement de la révolution. Alep, quadrillée par les forces de sécurité, ne bouge quasiment pas en 2011 ; Raqqa, trop petite, est trop dépendante de son statut de ville administrative (40% des habitants sont des fonctionnaires). Nissan revient à l'été 2011 chez ses parents à Raqqa, gagnée à la révolution. Quelques mois plus tard, Bachar el-Assad vient fêter l'Aïd dans la mosquée al-Nour : symbole que Raqqa, peuplée d'alaouites venus prendre les commandes de la nouvelle ville développée dans les années 1970, tient encore pour le régime.

Plus pour longtemps : dès décembre 2011, de petits groupes d'activistes organisent des "manifestations volantes" dans la ville. Nissan Ibrahim ouvre sa porte dans le quartier de Rumeilah, début 2012, à quelques-uns d'entre eux pourchassés par les forces de sécurité du régime. Les premières victimes de la répression du régime à Raqqa alimentent la contestation. Enseignante, tenue par sa famille, Nissan Ibrahim vit à distance les événements, les commentant sur son profil Facebook, sans pouvoir y participer.

Les commentaires cessent de mars à octobre 2012, moment où les rebelles, mieux organisés, plus nombreux, libèrent Tal Abyad, au nord de Raqqa, à la frontière turque. Nissan Ibrahim assiste à l'entrée des rebelles dans la ville, en février 2013. Rumeilah étant ensuite visée par les bombardements du régime, la famille quitte un mois Raqqa en mars 2013. A son retour, Nissan peut s'afficher librement, sans crainte de l'armée électronique du régime.

Mais les libérateurs de Raqqa introduisent bientôt une autre forme de domination. A Ahrar al-Sham, groupe salafiste qui a joué un rôle important dans la bataille pour prendre la ville, s'ajoute le front al-Nosra, groupe djihadiste créé par l'Etat Islamique d'Irak d'Abou Bakr al-Baghdadi, lequel tente d'absorber sa création au sein d'un mouvement élargi, l'Etat Islamique en Irak et au Levant, annoncé en avril 2013.

La mort de son père jette un temps Nissan Ibrahim dans le silence. Sur la lutte sourde qui règne à Raqqa durant l'année 2013, la journaliste franco-syrienne Hala Kodmani passe peut-être un peu trop rapidement. Certes, de nombreux combattants étrangers du front al-Nosra ont rejoint l'EIIL dès sa création, notamment à Raqqa, au point que dans la ville, les deux formations sont initialement confondues. Toutefois, le conflit qui oppose Abou Muhammad al-Jolani, le chef d'al-Nosra, à Baghdadi, conduit à la recréation du front al-Nosra dès septembre 2013 à Tabqa, pour faire contrepoids à l'EIIL, qui enlèvera d'ailleurs le chef local d'al-Nosra devenu trop menaçant (il sera exécuté début 2014). De la même façon, la brigade des révolutionnaires de Raqqa, qui a un de ses bastions dans le quartier de Rumeilah, joue un jeu plus qu'ambigu en pactisant avec le front al-Nosra avant l'affrontement ouvert avec l'EIIL, avec lequel la brigade est obligée de composer.

On peut ajouter que l'offensive anti-EIIL dans le nord-ouest de la Syrie, dans les premiers mois de 2014, a été bien soutenue par les soutiens extérieures de l'insurrection, notamment l'Arabie Saoudite. Nissan Ibrahim, quant à elle, après une idylle à distance rapidement terminée, documente les exactions de l'EI à Raqqa. Une posture qui lui vaut d'être menacée par les services de sécurité du groupe.

Paradoxalement, les contraintes vestimentaires imposées par l'EI aux femmes favorisent l'activité clandestine de Nissan Ibrahim, alors qu'à l'été 2014, l'EI enchaîne les succès. Si elle se félicite de la lapidation d'une femme accusée de prostitution, le 18 juillet, sur le rond-point al-Naïm, c'est sans doute parce qu'elle a vécu, aussi, une idylle malheureuse à distance. L'idée selon laquelle il y aurait collusion entre le régime syrien et l'EI est un peu trop facile. Certes, le régime syrien est un allié objectif de l'EI : certains cadres sont sortis de ses prisons en 2011, et le régime a probablement encore ses "taupes" dans l'organisation. Toutefois, le groupe djihadiste s'en prend violemment aux bases restantes du régime dans l'est à l'été 2014, et les défaites provoquent des remous jusque dans les rangs des loyalistes à Bachar, accusé d'avoir abandonné les garnisons isolées. Nissan Ibrahim, elle-même d'origine kurde, détaille dans ses posts les déchirements au moment de la bataille de Kobané : c'est que certains Syriens craignent autant la mainmise kurde que le règne de l'EI.

Nissan Ibrahim prend de plus en plus de risques, s'affichant à visage découvert sur son profil. Raqqa est maintenant visée par les appareils du régime syrien, mais aussi par ceux de la coalition anti-EI. En mai 2015, l'EI s'est emparé de Palmyre : mais pas "pratiquement (...) sans résistance" (p.132), surtout parce que le régime a fort à faire au même moment face aux rebelles dans la province d'Idlib (l'incapacité à tenir sur plusieurs fronts explique largement l'intervention russe en septembre), et aussi parce que l'EI a monté une offensive conséquente dans le désert de la province de Homs. Nissan Ibrahim démonte les rumeurs de "nettoyage ethnique" dont la Turquie et certains journaux arabes accusent les Kurdes Syriens, qui après Kobané, reprennent Tal Abyad en juin 2015. L'EI, lui, ne se gêne pas en revanche pour expulser les Kurdes de Raqqa. A l'été 2015, la coalition, peut-être mieux renseignée, frappe plus lourdement et précisément l'EI à Raqqa, ce qui n'empêche pas les pertes civiles. En réaction, l'EI coupe les connexions Internet, obsédé par "l'espionnite".

Les dernières lignes de Nissan Ibrahim sont écrites en juillet 2015. En janvier 2016, on apprendra que Ruqia Hassan, 30 ans, a été exécutée quelques mois plus tôt par les hommes de l'EI. Elle a été dénoncée par un de ses cousins, informateur de l'EI.

A travers son profil Facebook, c'est toute la tragédie du conflit syrien qui apparaît, au fur et à mesure d'une lecture dont il est difficile de sortir, bien qu'elle soit finalement assez courte. C'est sans doute tout l'intérêt du livre écrit par la journaliste franco-syrienne Hala Kodmani.

samedi 7 juillet 2018

Laure MARCHAND, Triple assassinat au 147, rue Lafayette, Paris, Actes Sud, 2017, 191 p.

10 janvier 2013 : Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, 3 militantes du PKK, sont retrouvées mortes, assassinées au 147, rue Lafayette, dans le 10ème arrondissement de Paris, le bureau d'information du PKK dans la capitale.

Les 3 femmes ont été abattues un peu après midi le 9 janvier, avec un pistolet semi-automatique de 7,65 mm. Les impacts de balles et leur disposition indiquent le travail d'un professionnel. Parmi ces 3 femmes, Sakine Cansiz est l'une des fondatrices du PKK, kurde alévie. Sa détention à Diyarbakir après le coup d'Etat de 1980 en Turquie nourrit sa légende auprès des jeunes femmes comme Fidan et Leyla, qui s'engagent à leur tour plus tard. Mais Sakine a aussi perdu son fiancé, victime des purges internes du PKK. Cela ne l'empêche pas de rester proche d'Öcalan, de passer par les camps de la Bekaa où les militants du PKK sont formés. Arrivée en France en 1998, elle sert de courroie de transmission entre la branche militaire sur le terrain et la branche politique en exil. Fidan Dogan, arrivée jeune en France, s'est investie au lycée dans le PKK et a fini par monter les échelons, s'occupant du Bureau d'information du Kurdistan, la communication extérieure du PKK, installé au 147 rue Lafayette. Leyla Salamez, qui a grandi dans une famille pro-PKK installée en Allemagne, oeuvre dans la branche jeunesse de l'organisation.

Le triple assassinat est d'autant plus surprenant que le président turc Erdogan est en train, à partir de la fin 2012, d'ouvrir des négociations avec les Kurdes du PKK. L'assassin potentiel, quant à lui, est rapidement identifié : il s'agit d'Ömer Güney, un Turc prétendant avoir des origines kurdes, qui s'est fait accepter dans la communauté kurde pro-PKK parisienne à l'automne 2011. Le personnage passe pour "paumé", mal dans sa peau, attirant la compassion. Les Kurdes du PKK ne se sont pas méfiés. Ils auraient dû. C'est le dernier à avoir vu les 3 femmes encore en vie.

Le père de Güney, à son arrivée en France, s'est fait passer pour un Kurde, afin d'obtenir le statut de réfugié politique, qu'il abandonnera pus tard. En réalité, c'est un conservateur, plutôt dans la ligne du président Erdogan, et très hostile au PKK. En Allemagne, où il a vécu plusieurs années, Ömer Guney passe clairement pour proche des Loups Gris, l'extrême-droite nationaliste turque.

Guney a fait deux allers-retours en Turquie en 2012, avant l'assassinat. Tous les indices pointent vers un lien possible avec le MIT, les renseignements turcs. Deux jours avant l'assassinat, Güney a fracturé le local de l'association kurde de Villiers-le-Bel et a photographié toutes les fiches de membres du PKK conservées là. Le voisin de l'appartement des parents de Guney à Ankara, où ce dernier s'est rendu, est en contact avec un numéro du MIT à Erzurum.

En janvier 2014, Güney fait venir Ruhi Semen, son ancien chef d'atelier en Allemagne, pour lui donner des documents préparant un plan d'évasion, dont les moyens ne peuvent être réunis que par un organisme extérieur suffisamment puissant. De même, des documents sont mystérieusement mis en ligne sur Internet et fournis à la presse turque, qui incriminent fortement Ömer Güney et le MIT, manifestement impliqué dans ses assassinats, sans que l'on connaisse précisément la chaîne qui en a donné l'ordre.

Güney, manipulateur, un brin mythomane, jette assez nettement le masque kurde une fois en prison. Reste qu'à ce jour, l'arme n'a pas été retrouvée, et que rien ne vient confirmer ou infirmer la présence d'un deuxième homme, l'assassin, que l'on devine en filigrane dans les documents mis en ligne sur Internet. De la même façon, impossible de savoir comment Güney aurait été formé à tuer. Erdogan, lui, rejette l'assassinat sur son ennemi juré, Fetullah Gühlen. Ce serait des membres de la communauté gühleniste qui auraient mis en ligne les documents compromettants pour Güney et le MIT, afin de fragiliser la position d'Erdogan. La Turquie a d'ailleurs renforcé la législation protégeant les services secrets, après plusieurs scandales comme celui des armes livrées à des djihadistes en Syrie sous couvert d'association humanitaire turque proche du pouvoir. Et Ankara n'a jamais répondu aux demandes de la justice française.

Les Kurdes du PKK sont aussi victimes du rapprochement entre la France et la Turquie initiée sous la présidence Sarkozy, notamment en matière d'antiterrorisme. De fait, sollicités par la justice, DGSI et DGSE, qui possédaient certainement un certain nombre d'éléments sur le contexte, ne les ont pas tous déclassifiés. L'assassinat tombe au plus mal, alors que la France entame un rapprochement avec la Turquie, que des opportunités économiques s'y ouvrent. Le président François Hollande et ses gouvernements successifs n'insisteront pas trop auprès des Turcs pour obtenir des réponses. Ömer Güney, victime d'une tumeur cérébrale, est mort en prison en décembre 2016, emportant ses secrets avec lui.

L'enquête de Laure Marchand, passionnante, se dévore d'un seul bloc. Elle est aussi impartiale, ne basculant ni dans le pathos côté kurde, ni dans l'acharnement côté turc. Elle conclut sur les zones d'ombre de l'assassinat : les éléments à disposition dirigent très probablement vers un ordre venu de Turquie, du MIT, et derrière, du pouvoir. Mais la chaîne de décision reste inconnue. Comme elle le souligne dans les dernières lignes, la clé pourrait venir des affrontements encore à l'ordre du jour entre Erdogan et son rival Gühlen.

lundi 21 mai 2018

Daniel LE GAC, La Syrie du général Assad, Questions au XXème siècle 46, éditions Complexe, 1991, 301 p.

Un livre déjà ancien, puisque paru en 1991, après la fin de la guerre du Golfe, mais qui conserve malgré tout sa pertinence, encore aujourd'hui.

Le journaliste Daniel Le Gac raconte comment Hafez al Assad a mis la Syrie en coupe réglée, régnant par la répression et la corruption. Préoccupé par son maintien au pouvoir, hanté par la parité stratégique avec Israël et la récupération du Golan perdu en 1967, Hafez al-Assad aura semé sa route de cadavres, y compris dans sa propre communauté, les alaouites.

Le portrait du pays que dresse le journaliste à cette époque est déjà consternant. Le chômage a fortement augmenté après la crise des années 1980, les services publics font défaut, la vie est chère pour les citadins. Les paysans, pourtant censés être des clients logiques du parti Baath, ne sont pas mieux lotis. Le régime a complètement raté la mise en valeur de l'Euphrate, malgré la construction du barrage de Tabqa. Si des progrès sensibles sont réalisés dans le domaine de la scolarisation ou de l'électricité, le téléphone est rare, et la Syrie ne peut éponger sa dette avec l'exploitation du pétrole, d'autant que le système économique est vampirisé par les proches du président. Les villes connaissent pour certaines des taux alarmants de pollution.

Hafez al Assad naît en 1930 dans cette communauté alaouite plus divisée qu'on ne l'a dit, à Qardaha. Son mentor sera Zaki al Arsouzi, un alaouite d'Alexandrette qui va favoriser le ralliement d'Assad au nouveau parti Baath. Issu d'une des quatre grandes confédérations tribales alaouites, Hafez s'appuiera pour gouverner sur des alaouites, non dans une logique confessionnelle, mais d'intérêt : il lui faut des personnes de confiance pour l'épauler. Issu d'un milieu ni aisé ni misérable, Hafez al Assad se tourne comme beaucoup d'alaouites vers l'armée. Il devient officier dans l'armée de l'air. En 1956, il participe à une première tentative de coup d'Etat militaire. Deux ans plus tard, il épouse Anissa Makhlouf, dont il aura plusieurs enfants, Bachar compris. Au moment de la République Arabe Unie où l'Egypte annexe pour un temps la Syrie, Hafez est comme de nombreux officiers baathistes détaché en Syrie. Revenu en Syrie après le coup d'Etat de 1961, il participe à celui de 1963 ; dans le groupe des officiers dirigeants, il se constitue son propre service de renseignements dans l'armée de l'air, et une milice, les brigades de défense. Il élimine ses rivaux et, en 1970, prend le pouvoir, ayant en mémoire le traumatisme de la défaite de 1967, où il n'avait pas voulu engager son aviation.

Despote, Hafez al Assad a tout de même une capacité de travail conséquente. Il mène une vie relativement simple, dépourvue de hobbies. Ce qui ne l'empêche pas de faire construire un énorme palais sur le mont Qassioun, à Damas. Assad est un redoutable négociateur : Kissinger le reconnaît après la guerre du Kippour. La caractéristique première de son régime est d'être une dictature, qui ne laisse aucun espace de représentation à la population : d'où cet énorme culte de la personnalité et cette volonté frénétique d'embrigadement. Pour tenir le pays, Assad a créé des forces paramilitaires : après la tentative ratée de coup d'Etat de son frère Rifaat, en 1984-1985, les brigades de défense sont dissoutes et injectées dans la Garde Républicaine ou les unités prétoriennes comme la 4ème division blindée. Au point que les militaires, autour de son vieux compagnon et ministre de la Défense Mustapha Tlass, ont un poids qui inquiète même le président syrien, comme on le voit au moment de l'affaire Rifaat. Le parti Baath, calqué sur les partis communistes des démocraties populaires, n'est qu'une coquille vide. Assad ne connaît que la répression pour museler l'opposition : que ce soit celle des Frères Musulmans, parfois violente, au tournant des années 70-80, ou celle laïque.

Assad s'engage en 1976 au Liban, ce qui est en partie à l'origine de l'opposition interne des Frères Musulmans, par exemple. Il le fait pour contrebalancer la montée des forces progressistes, en particulier des Palestiniens qu'il n'avait pas soutenus en 1970 en Jordanie. Les accords de Camp David et le retrait de l'Egypte du combat contre Israël fragilisent la position syrienne. Toutefois, au Liban, Assad parvient à se maintenir comme un acteur incontournable. Il le fait d'autant plus facilement que dans un mouvement spectaculaire, il pactise avec l'Iran de Khomeiny en 1979. Il n'avait cependant pas prévu que les conseillers iraniens qu'il laisse pénétrer au Liban allaient former ce qui allait devenir le Hezbollah, véritable épine dans son pied au regard de son projet de domination sur le pays.

Syrie et Irak ont été, malgré leurs partis baathistes au pouvoir, des "frères ennemis". Assad soutient l'Iran en partie pour occuper l'Irak sur sa frontière est. La relation avec l'Iran n'a rien du pacte religieux : c'est un mariage de raison. Le renversement du shah supprime un allié d'Israël ; en outre des partenariats se développent sur le plan économique. Au Liban, en revanche, Assad n'hésite pas à poser des limites, quand il le peut, à l'influence iranienne. L'écroulement de l'URSS isole un peu plus la Syrie : d'où le rapprochement avec l'Egypte et surtout la prise de position contre l'Irak pendant la guerre du Golfe, qui redonne la manne financière des pays du Golfe et redore le blason d'Assad pour les pays occidentaux.

Les relations avec l'URSS ne se développent vraiment qu'au tournant des années 70-80, sur un plan militaire et économique. Mais là aussi, Assad n'est pas un satellite de l'URSS ; il marque sa différence dès qu'il le peut, comme sur le dossier palestinien. Avec les Etats-Unis, les relations sont beaucoup plus passionnelles. Assad vitupère contre l'alliance "américano-sioniste". D'abord vu comme chef d'Etat, Assad est ravalé comme satellite de l'URSS sous l'ère Reagan, avant de sortir de son isolement comme on l'a vu en 1990-1991. Toutefois, le gouffre reste infranchissable sur les questions du terrorisme et de la paix au Proche-Orient. Les relations avec la France, chaleureuses sous De Gaulle, se détériorent après son départ, d'autant plus avec la question des otages pendant la guerre au Liban et un basculement français vers Israël en certaines occasions. Malgré une présence économique et culturelle, la France n'a plus le rôle qui était le sien à l'époque du mandat.

Assad était sans doute le dirigeant le plus détesté par les Palestiniens. Il faut dire qu'il n'a jamais perdu une occasion de leur cause du tort, en particulier à leur leader de l'époque, Yasser Arafat, qu'il ne pouvait tolérer. Pour Assad, le problème palestinien est un problème arabe, voire syrien. Hors de question de laisser une autonomie quelconque à l'OLP. A l'égard d'Israël, Assad, qui fait partie de la génération ayant assisté à la naissance de l'Etat hébreu, n'a jamais accepté l'existence de ce dernier. Du moins sur la forme. Sur le fond, sa position intransigeante et son rêve de parité stratégique se brisent sur l'échec de son outil militaire, davantage tourné vers la répression intérieure.

Daniel Le Gac conclut sur l'idée qu'Hafez al Assad demeure en partie une énigme. Il n'a pas de véritable projet politique pour la Syrie. Il dure par l'armée, un système d'économie mixte qui autorisent un régime présidentiel, et valorisent les militaires, clés de voûte du régime. Il ne reste plus aux Syriens qu'à voler un Etat honni, Assad ayant laissé régresser le service public, faisant se replier la société sur des logiques claniques et communautaires. Le journaliste termine son livre en évoquant la succession, et la mise sur orbite de Basel, le fils aîné. On connaît la suite. On la comprend mieux à la lecture de ce livre qui dresse le bilan peu flatteur de 20 ans de domination Assad sur le pays.