Lunel. Le nom est bien connu de ceux qui s'intéressent au phénomène du djihadisme depuis le début du conflit syrien. Cette ville située entre Nîmes et Montpellier, où les indicateurs sociaux sont affolants, où les enfants d'immigrés se sont tournés vers un islam de plus en plus rigoriste, décrite par son maire de droite comme "envahie", ce qui se passe de commentaires, a été réduite au rang de "capitale du djihad français" en raison du départ d'une vingtaine de jeunes en l'espace d'une année, entre novembre 2013 et décembre 2014. A tort, sans doute. L'un des deux auteurs, journaliste, avait signé en 1995 dans le Figaro un article évoquant la dégringolade de la ville : deux communautés qui vivent à côté l'une de l'autre et qui s'ignorent, un trafic souterrain de drogue qui empoisonne la ville... basé sur des témoignages de tous les bords, le livre est plus le récit d'une faillite française que celui du djihadisme à Lunel.
Les premiers départs de Lunel en Syrie, en novembre 2013 et dans les mois qui suivent, choquent localement. Pourtant, comme le montre l'enquête au sujet du départ de Raphaël Amar, un Juif converti, une association humanitaire locale, Oummatou Rahma, apparue dès 2012, a joué un rôle non négligeable dans la récupération de candidats au djihad. Et souvent les hommes sont accompagnés de femmes, lesquelles ne sont en rien contraintes à partir. Ceux qui restent d'ailleurs, ne cachent pas leurs convictions.
Lunel a été marquée par l'immigration post-guerre d'Algérie. Les harkis, d'autres Africains du nord, Algériens ou autres ; mais aussi les pieds-noirs, qui reproduisent parfois le schéma colonial dans ce sud-est bouillonnant. Le tournant se situe à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Selon un processus classique, le centre-ville se vide de la population plus aisée, qui part s'installer en périphérie, et se paupérise en entassant les populations issues de l'immigration. Les riches propriétaires font travailler les immigrés sur les propriétés agricoles de l'extérieur de la ville. Les commerces du centre ferment, tandis que les grandes surfaces éclosent en périphérie. Et l'extrême-droite, installée dès 1982, s'engouffre dans la brèche.
Une ratonnade sans précédent a lieu à Lunel le 14 juillet 1982 : le FN entre à la mairie, associé à la droite, dès 1983. Vient la marche des beurs, mais les enfants issus de l'immigration voit leur protestation confisquée par les réponses de Françoise Mitterrand. Ils ne sont pas intégrés dans le jeu politique, même local. Alors, ils se tournent vers d'autres horizons : le trafic de drogue, qui s'installe à Lunel dans les années 90, et l'islam radical. Les premiers signes apparaissent dès cette décennie-là : présence du Hizb ut-Tahrir, liens avec le GIA algérien. La non construction d'une mosquée radicalise une partie de la jeunesse : le Tabligh est présent dès 1989. Quand la mosquée El Barakah est finalement inaugurée, en 2010, le mal est fait. Avec un encadrement peu adapté, l'immense bâtiment accueille bientôt, en marge des prêches de l'imam, des conciliabules plus radicaux.
Beaucoup de jeunes Lunellois partis en Syrie mourront dans les rangs de l'Etat islamique pendant le siège de Deir Ezzor : dans la seconde moitié de 2014, l'EI, qui a chassé les rebelles et le front al-Nosra du secteur, se retrouve face-à-face avec le régime syrien qui s'accroche à l'aéroport militaire et à certains quartiers de la ville. Le groupe djihadiste ne submergera jamais ces deux enclaves, et paiera le prix du sang ; le régime aussi, toutefois. En décembre 2014, les déclarations ambigües du président de l'association qui gère la mosquée de Lunel mettent le feu aux poudres. L'opération coup de poing lancée à Lunel par le ministère de l'Intérieur après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, en janvier 2015, achève de braquer les projecteurs sur Lunel, le "Djihadland". En réalité, les profils des djihadistes, comme souvent, sont aussi variés que complexes à saisir. Pendant ce temps, à la mosquée, on s'écharpe quant à savoir qui tiendra les clés. Le maire s'enferme dans son bureau, ne songeant qu'à sauver une ville "envahie". Il faudra attendre septembre 2016 et la désignation d'un imam stable pour que la mosquée retrouve un semblant de normalité. A Lunel, décidément, le djihadisme n'est pas né d'un coup de baguette magique, grâce à l'EI. Il est né sur les ruines de l'abandon de l'Etat.
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