" Historicoblog (4): février 2019

samedi 23 février 2019

David AXE, Matt BORS et Claire MARTINET, War is boring. Correspondant de guerre, Steinkis, 2019, 143 p.

Toute personne qui s'intéresse un tant soit peu à l'actualité militaire, aux enjeux de défense actuels, est tombé un jour ou l'autre, via la toile, sur le site warisboring.com, de David Axe. Le mois dernier, je relisais encore le parcours tumultueux de l'auteur dans le nord-ouest de la Syrie, en octobre 2013, au moment où le groupe Etat Islamique en Irak et au Levant prenait de plus en plus d'importance sur place.

Ce roman graphique a été publié en anglais en 2010, il y a presque une décennie. Je ne l'avais pas lu, aussi je n'ai pas boudé la traduction française, connaissant l'auteur et son site parce que j'en avais lu beaucoup de productions -il faut souligner qu'une multitude de contributeurs interviennent sur War is boring, comme Tom Cooper, bien connu de ceux qui s'intéressent comment moi au conflit syrien.

David Axe me prend par les sentiments, puisque le point de départ de son roman graphique est son périple au Tchad, pays sur lequel j'ai également beaucoup travaillé par le passé. Lors d'un voyage vers un camp de réfugiés dans l'est du pays, il raconte son histoire au conducteur d'un véhicule qui l'a pris en stop.

David Axe a multiplié les séjours dans les pays en guerre. En Irak, bien que mal payé, il a pu évoluer au plus près des combats. A son retour, il est recruté par une revue militaire en cheville avec l'industrie de défense américaine. Mais il ne fait pas ça pour l'argent : ce qu'il recherche, c'est le sentiment de vivre intensément, de ne pas s'ennuyer. D'où son ennui, lorsqu'il part au Liban en 2007, quand la tournée est "organisée", avec un guide qui profite de l'excursion tous frais payés, ou des militaires de la force d'interposition au sud Liban qui goupillent leur présentation, ou paniquent devant son guide qu'ils prennent pour un islamiste (!). Revenu aux Etats-Unis, David Axe s'ennuie, de nouveau. Dans les expositions de marchands d'armes, il doit faire face à l'hostilité des communicants qui n'aiment pas les journalistes sans cravates (!). La solution est toute trouvée : Axe demande à une collègue féminine de l'accompagner... la morosité est telle que David Axe va voir sa patronne pour lui annoncer qu'il a "besoin d'une guerre". Au Timor oriental, ravagé par la guerre, David Axe attrapera la dengue... une métaphore en quelque sorte de son ennui viscéral hors contexte de guerre, avec ces rêves complètement fous provoqués par la maladie. Axe finit d'ailleurs par donner un peu d'argent à un habitant de l'île auquel il avait refusé, la première fois, de venir en aide... en Afghanistan, où on le confond avec un responsable de l'ONU et bien qu'on le prenne pour un journaliste du Washington Post, David Axe ne cache rien des illusions dans lesquelles s'entretiennent les Américains, de la corruption qui n'en finit pas de ravager le pays, des soldats néerlandais qui sont déchiquetés par les attaques au véhicule suicide. Des guides aussi, que ce soit au Liban ou en Afghanistan, qui finissent par lui demander de les aider à quitter leur pays. En Somalie, Axe, faute de collègue, emmène sa copine du moment. Mais les choses tournent mal : celle-ci manque de se faire lyncher, les Somaliens ne voyant en eux que des "infidèles". Retour aux Etats-Unis, à Détroit, après que sa copine l'ait plaquée. Puis départ de nouveau, pour le Tchad, où l'on retourne au début de l'histoire. La boucle est bouclée : Axe assiste, en bas du bâtiment où il réside à Abéché, à un combat de rues, face-à-face avec un technical...

Je n'ai pas du tout l'expérience de David Axe, mais d'une certaine façon, je comprends son point de vue. Cela fait plus de 5 ans que je travaille maintenant sur le conflit syrien. J'y ai passé beaucoup de journées, parfois des parties de la nuit. J'en néglige parfois d'autres choses qui sont pourtant, à la réflexion, plus essentielles. Mais j'y reviens sans cesse, sans savoir trop pourquoi. Je ne sais pas si c'est une drogue. Mais je trouve toujours quelque chose à travailler, un document à analyser, un acteur dont je n'ai pas réalisé le portrait comme j'ai l'habitude de le faire. Est-ce-que cela est d'être trop perfectionniste ? De toujours vouloir en faire plus ? Ce samedi, pour la première fois, j'ai été cité dans un article du dernier numéro de la revue Perspectives on Terrorism, sans doute l'une des plus intéressantes sur les sujets qui m'occupent. Parlant de deux autres collègues et de moi-même, l'auteur dit à notre propos : "Nobody to date has superseded these authors for their knowledge on the technical specifications of IS weapons and descriptions of IS battles." . Je conteste toutefois l'idée, comme l'écrit l'auteur, que nous serions seulement des spécialistes de comment l'EI combat et non de la méthode de guerre de l'EI. D'ailleurs l'auteur, pour faire la différence, cite d'autres noms qui ne sortent pas forcément du lot. Cette mention est peu de choses, mais c'est une vraie reconnaissance pour un travail, qui, il est vrai, vampirise le quotidien, absorbe, dissout même. Mais je n'arrive pas à arrêter. Et je ne sais pas trop pourquoi. Hier, un follower sur Twitter me faisait la réflexion suivante, après la parution d'un énième article de ma main : "Dort-il ?". Oui, je dors. Mais souvent après de longues journées de travail sur l'EI, les conflits syrien et irakien. Le résultat est là. Mais quelles en sont les finalités ? Je m'interroge encore souvent, et je n'ai qu'une partie de la réponse, après cinq années.