" Historicoblog (4): 2019

dimanche 3 novembre 2019

Fabien TOULME, L'odyssée d'Hakim, 1. De la Syrie à la Turquie, Encrages, Paris, Delcourt, 2018, 268 p.

A cause de mon travail sur l'EI et les acteurs du conflit syrien et irakien, j'ai moins de temps désormais pour ficher les livres que je continue de lire sur ces sujets, pour enrichir mes connaissances et nourrir mon travail.

Je tenais toutefois à faire la fiche de lecture, même rapide, de L'odyssée d'Hakim, cette bande dessinée de Fabien Toulmé. Son point de départ a été de s'interroger sur les migrants, parce qu'il avait l'impression que les morts en Méditerranée devenaient de simples statistiques complètement banalisées, à côté de morts moins nombreux mais dramatisés par les médias, comme ceux du crash d'un avion de la  German Wings précipité par son pilote sur une montagne en mars 2015.

C'est pour répondre à ce questionnement que Fabien Toulmé est parti à la rencontre d'Hakim, un migrant syrien qui a réussi à rejoindre la France. On pardonne à l'auteur quelques approximations sur l'historique de la Syrie et sur le conflit lui-même depuis 2011, car l'intérêt de la bande dessinée est ailleurs.

Hakim témoigne sous anonymat, sa famille étant toujours en Syrie, et potentiellement menacée - ce qui donne un aperçu de ce dont est capable le régime de Damas. Hakim vient d'un quartier de la banlieue sud de Damas. Au grand désespoir de son père, il veut être, comme ce dernier, jardinier. Hakim raconte le climat oppressant dans lequel vivent les Syriens avant 2011 : l'omniprésence des moukhabarat, l'arbitraire du clan au pouvoir, les élections qui n'en sont pas vraiment, la discrimination qui se fait en faveur des alaouites - mais Hakim est suffisamment lucide pour savoir que tous les alaouites ne sont pas des soutiens inconditionnels du régime, la corruption... Hakim vient de s'acheter un appartement quand la révolution démarre en 2011.

Au moment des premières manifestations, Hakim ne croit pas au succès de la révolution, contrairement à son frère, qui prend part rapidement à celles de son quartier. Le deuxième vendredi, l'armée, qui avait d'abord tiré en l'air et lancé des gaz lacrymogènes, ouvre le feu sur la foule, tue des femmes et des enfants. Hakim, qui a secouru les blessés, est révolté par les mensonges colportés par la télévision "officielle" du régime, aux ordres du clan au pouvoir. Le quartier d'Hakim est bouclé, privé de gaz, les arrestations sont monnaie courante, parfois sur des dénonciations calomnieuses. Parti à sa pépinière pour ramener des vivres, Hakim est arrêté à son retour par des militaires à un barrage, qui le tabassent avant de le remettre aux moukhabarat. Hakim est torturé, avant qu'un proche ne paye pour sa libération. Les moukhabarat lui font signer, sous la contrainte, un document pour s'exonérer du traitement infligé pendant la détention. La pépinière d'Hakim est transformée en cantonnement pour les hommes du régime.

A l'été 2012, des combats éclatent à Daraya, le quartier voisin, puis gagnent celui d'Hakim. Les chabihas (miliciens du régime) investissent le quartier. Hakim et sa famille se réfugient au centre de Damas. Quand ils reviennent chez eux, leur appartement a été mis à sac. Hakim tente de trouver du travail au centre de Damas. Son frère Jawad est arrêté lors d'une rafle ; Hakim est sans nouvelles de lui depuis ce jour.

En janvier 2013, Hakim part au Liban chez son ami Ghazi, pour travailler et soutenir sa famille à Damas. Mais à Beyrouth, il peine à trouver du travail, et vit sous la hantise d'être arrêté par le Hezbollah, qui s'engage aux côté de Bachar el-Assad en Syrie. Il décide de partir en Jordanie, où se sont réfugiés un oncle et une tante. Les Syriens font en Jordanie les travaux les plus ingrats, payés à coups de lance-pierres. Hakim parvient toutefois à progresser dans son emploi, mais les choses changent, les Jordaniens étant de plus en plus hostiles aux réfugiés syriens qui aggravent par leur présence les conditions économiques de la population jordaniennen. Refusant de se laisser exploiter et de ne pas obtenir de titre de régularisation, Hakim décide de rejoindre un ami, Zahed, à Antalya, en Turquie.

En Turquie, Hakim, arrivé en mars 2013, fait la connaissance des voisins de son ami Zahed, qui deviendront ses beaux-parents. On mesure la méfiance initiale parmi les réfugiés syriens avec leurs compatriotes qu'ils côtoient : la guerre civile laisse évidemment des traces... et pourtant Hakim a refusé de s'engager dans un camp comme dans l'autre. Son beau-père, concessionnaire de voitures, a lui aussi été arrêté et torturé par des personnes du régime qui le rançonnaient, ainsi que des opposants d'ailleurs. Hakim se lie finalement avec Najmeh, la fille aînée des voisins. Il faut tout le caractère de celle-ci pour que son père consente au mariage avec Hakim... faute de moyens, celui-ci célèbre le mariage dans une pizzeria. Hakim échoue à trouver un emploi stable. Najmeh tombe enceinte. Ses beaux-parents font une "reconnaissance" à Istanbul et en reviennent enthousiasmés, ils pensent qu'ils arriveront mieux à s'en sortir dans la capitale turque. Hakim décide de les suivre avec son épouse, et c'est là que s'achève le premier tome.

L'odyssée d'Hakim, dont le tome 2 est sorti cette année - j'aurais sans doute l'occasion d'en reparler - constitue un excellent complément à la lecture d'un autre travail, Haytham, une jeunesse syrienne, que j'avais déjà eu l'occasion de ficher précédemment. Par son questionnement initial, Fabien Toulmé, en allant à la rencontre d'Hakim, a mis un visage sur ses migrants syriens qui quittent leur pays pour fuir la guerre et tentent de gagner l'Europe. Un visage humain, pour une fois.

vendredi 9 août 2019

Cédric et Damien BELTRAME, Au nom du frère, Paris, Grasset, 2019, 195 p.

Le 23 mars 2018, le lieutenant-colonel Beltrame était tué par un djihadiste à l'issue d'une sanglante cavalcade qui s'achevait en prise d'otages dans le Super U de Trèbes. Ses deux frères, Cédric et Damien, ont longtemps hésite à écrire ce livre, comme ils l'expliquent dans l'introduction, mais ils ont tenu à le faire, non pas pour présenter Arnaud Beltrame comme un héros, mais comme un homme "toujours prêt" à ce qui l'attendait dans le cadre de son travail.

Le futur lieutenant-colonel était un inconditionnel du film des Inconnus, Les 3 frères, que j'apprécie particulièrement aussi à titre personnel. Cette anecdote liminaire achève de sortir le personnage d'un statut de "héros" dans lequel on voudrait l'enfermer. Arnaud Beltrame, qui est l'aîné, se montre très vite, au témoignage de ses frères, comme un partisan du non-renoncement, toujours présent, parfois autoritaire aussi.

La vocation militaire d'Arnaud Beltrame lui vient très tôt. C'est à la fois une passion et en même temps, celui-ci tient à faire preuve d'un très grand professionnalisme. La passion remonte à l'enfance, dans ses jeux avec ses frères, ses collections de figurines, les lectures de Raids (que je lisais moi-même adolescent, avant d'arrêter plus tard quand j'ai travaillé l'histoire militaire de manière professionnelle) ou de L'histoire de France en bandes dessinées, un classique que j'ai également parcouru plus jeune, par le cinéma, où il recherchait l'exactitude, tout en appréciant des films comme Platoon ou Patton, des classiques là encore, et même Saving Private Ryan. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir aimé davantage la vie que la mort.

Arnaud Beltrame était aussi un adepte de la randonnée ou des parcours en montagne, du GR20 en Corse au Mont Blanc. Une occasion d'aider, de soutenir un de ses frères parfois en difficulté. Corse par la famille de son père -dont un grand-père qui avait fait l'Indochine, et dont les récits nourrissent aussi la vocation-, Breton du côté de sa mère, Arnaud Beltrame n'a jamais rejeté le passé païen de la Bretagne en dépit de sa conversion à la religion catholique. D'ailleurs, c'était également un adepte du trash metal, en particulier des chansons à résonance guerrière. Preuve que le personnage ne s'enferme pas dans un stéréotype.

Dans le chapitre 6, les deux frères reviennent sur l'attentat raté du Thalys en 2015 pour expliquer qu'en dépit de sa formation au close-combat et d'une pratique du krav-maga (plus trop pratiqué au moment de sa mort), Arnaud Beltrame n'était pas dans une bonne position pour maîtriser son preneur d'otages. Il a tout de même essayé d'intervenir ce qui lui a coûté la vie. La vision géopolitique d'Arnaud Beltrame, décrite dans le chapitre suivant, montre aussi qu'il est plus que périlleux de l'enfermer dans une vision restreinte. La comparaison qu'il dresse entre l'immigration en France et son traitement et celle qu'il a observée à Singapour, où l'un de ses frères habite alors, en témoigne.

Arnaud Beltrame se convertit à la religion catholique sur le tard, et d'après ce qu'expliquent ses frères, aucunement dans un retour à la tradition. C'est plus l'idéal de fraternité qui l'attire dans le message du Christ. C'est d'ailleurs pourquoi il entre aussi dans la franc-maçonnerie. Sa première "planche" au sein de sa loge portera sur les Templiers : tout un symbole. Arnaud Beltrame avait d'ailleurs dans sa bibliothèque de nombreux ouvrages sur la conciliation entre religion catholique et franc-maçonnerie, la première conservant un discours très dur, à l'heure actuelle, encore, sur la seconde.

Bien qu'aficionado, également, de La Chute du faucon noir, Arnaud Beltrame ne s'est pas offert en martyre chrétien à Trèbes, tout comme Gordon et Shugart, d'ailleurs. Las, les médias se sont emparés de la religion catholique du lieutenant-colonel pour mettre en avant la notion de "sacrifice". Ridicule quand on pense que celui-ci devait se marier quelques mois plus tard. Mais il fallait aux médias un héros à mettre en parallèle de la victime de 2016, le père Hamel, égorgé à Saint-Etienne du Rouvray.

Je ne reviens pas sur le récit de cette journée dramatique pour eux que font les deux frères d'Arnaud Beltrame. J'en retiens toutefois cette pression insupportable des médias et les obscénités que l'on peut s'attendre malheureusement à trouver sur les réseaux sociaux - la question de l'égorgement du lieutenant-colonel par le djihadiste prenant le pas sur tout le reste, j'ai malheureusement encore pu le constater récemment sur la page Facebook de mon blog dans un commentaire. Comme le confirme l'instruction du dossier et le témoignage des deux frères, la blessure à la gorge a été infligée lors d'un combat. Point final.

En conclusion, ce livre atteint l'objectif qu'il s'était défini au départ : présenter Arnaud Beltrame comme un homme, et non comme un héros à imiter. En témoigne le dernier chapitre où la relation très compliquée avec le père des trois frères montre combien les choses sont complexes. Personnellement, j'ai été moi-même menacé de mort par des Français de l'Etat islamique, ce qui m'a valu bien des déboires. A la lecture de ce florilège sur Arnaud Beltrame, je n'en tire pas un exemple à suivre, mais un portrait sans concession d'un gendarme, d'un militaire, qui au final a su "se tenir prêt" quand les circonstances l'ont exigé, qui était l'exact inverse de cette phrase prêtée à Khalid ibn al-Walid, général des premières conquêtes islamiques, à son ennemi perse : "J'amène des hommes qui aiment la mort autant que vous aimez la vie".

dimanche 3 mars 2019

Mark GALEOTTI et Johnny SHUMATE, Spetsnaz : Russia's Special Forces, Elite 206, Osprey, 2015, 64 p.

J'ai déjà lu et j'ai plusieurs ouvrages en anglais sur les forces aéroportées et/ou les forces spéciales soviétiques/russes, mais il me manquait quelque chose sur le devenir des Spetsnaz au sein des forces armées russes plus récemment. C'est en écrivant l'article sur le détachement Zaslon pour France-Soir que j'ai saisi l'occasion d'acheter le petit ouvrage Osprey de Mark Galeotti, bien connu pour ses écrits sur les forces armées russes.

Comme il le rappelle dans son introduction, les Spetsnaz sont à la pointe de la nouvelle armée russe. Leur nom même désigne ce qu'ils sont : une troupe "à utilisation spéciale" et non des forces spéciales au sens occidental du terme. Leur rôle se situe entre les forces de reconnaissance militaires et le renseignement pratiqué par des agences spécialisées (FSB, SVR etc). La souplesse de leur emploi en fait actuellement un levier politico-militaire important du pouvoir russe. On y voit plus clair sur les Spetsnaz aujourd'hui, après la "mythologie" dressée par Vladimir Rezun, un transfuge soviétique, sur les Spetsnaz, dans les années 1980/90, sous le pseudonyme de Victor Souvorov.

Les Spetsnaz trouvent leur origine dans la guerre civile russe. Les bolcheviks utilisent des unités de cavalerie comme force spéciale, et une unité "à but spécial" comme force de contre-espionnage et de subversion chez l'adversaire. Après la fin de la guerre civile, bien que ces unités soient dissoutes, les bolcheviks utilisent encore contre les rebelles basmachis, en Asie centrale, des unités de cavalerie ou de la police politique. Des hommes sont formés aux opérations de guérilla : ils sont utilisés en Espagne par la police politique mais de plus en plus par le GRU, le renseignement militaire, aux côtés des républicains. Pendant la guerre russo-finlandaise de 1939-1940, Mamsurov, un vétéran de la guerre d'Espagne, crée une unité "de diversion" composée d'Ougriens parlant finnois, pour faire des prisonniers. L'autre corps qui va développer des unités "spéciales" sont les forces aéroportées qui naissent dans les années 1930.

Pendant la Grande Guerre Patriotique, les aéroportés (VDV) vont toutefois surtout être utilisés comme infanterie de choc, et dans des opérations aéroportées souvent calamiteuses. Les officiers du GRU, avec ceux du NKVD, encadrent les partisans. Les vrais précurseurs des Spetsnaz sont davantage les éclaireurs (razvedchiki), qui dépendant du GRU mais sont affectés aux formations militaires sur le terrain, tout comme les bataillons de sapeurs indépendants de la Garde, spécialisés dans les tâches de démolition, de communication, d'infiltration. Les fusiliers marins soviétiques développent aussi leurs propres unités spéciales, à commencer par la flotte du nord : elles sont désormais mieux connues grâce à deux ouvrages parues en anglais que j'avais fichés sur le blog précédent (ironie du sort, il a probablement été supprimé en raison d'une dénonciation calomnieuse par... des Français pro-russes, dans le mauvais sens du terme). 

Après la guerre, ces forces spéciales sont encore une fois dissoutes, mais trouvent encore des avocats comme le vétéran Ilya Starinov, dont j'avais aussi fiché le livre qui racontait une partie de ses mémoires. En 1949, le GRU reconstitue des compagnies de reconnaissance indépendantes à but spécial. Davantage éclaireurs que commandos, ces hommes servent toutefois de "conseillers" dans les pays frères. La marine est à nouveau en avance puisqu'en 1950, elle forme 4 brigades de Spetsnaz, une pour chaque flotte. C'est en août 1957 que le GRU constitue les 5 premiers bataillons de Spetsnaz, dont le rôle est surtout de détruite les unités nucléaires derrière les lignes ennemies : ils sont donc aéroportés. En 1962, les Spetsnaz passent à 6 brigades, et après s'être entraînés sur les sites des VDV, obtiennent leur propre site d'entraînement à Pechora, puis un autre en Ouzbékistan. Dès lors, les Spetsnaz participent à tous les coups durs : écrasement de la révolte hongroise en 1956, coup de Prague de 1968... avant même les ouvrages de Souvorov, un véritable mythe s'établit en Occident quant au rôle des Spetsnaz. En URSS, ils sont en réalité utilisés pour des tâches de maintien de l'ordre quand cela est nécessaire, en raison de leur disponibilité...

L'âge des Spetsnaz vient avec la guerre en Afghanistan. Un bataillon spécialement formé avec des recrues du monde musulman au sein de l'URSS participe, en décembre 1979, à l'assaut sur le palais présidentiel afghan à Kaboul, protégeant des unités spéciales du KGB. 2 brigades de Spetsnaz (15ème et 22ème) sont déployées en Afghanistan, avec des bataillons provenant parfois d'autres brigades restées en URSS. La 459ème compagnie fait office de réserve stratégique. Les Spetsnaz se montrent précieux pour traquer les moudjahidine afghans et leurs convois logistiques. Ils expérimentent de nouvelles tactiques, comme l'association directe avec un régiment d'hélicoptères de combat (22ème brigade avec le 295ème régiment indépendant en 1987). Le raid sur Krer, réalisé par la 15ème brigade, montre leur audace au-delà, parfois, des limites fixées par le politique. Les Spetsnaz perdent 750 hommes en Afghanistan, et ressortent avec 7 Héros de l'Union Soviétique. Après le retrait, les Spetsnaz servent pour tenter de juguler l'implosion de l'URSS, en Géorgie, ou pour s'interposer entre Azéris et Arméniens à Bakou.

Avec la dissolution de l'URSS, les Spetsnaz perdent plusieurs brigades, dissoutes ou transférées aux nouveaux Etats. Les VDV créent leur propre régiment de forces spéciales (45ème). Les années Eltsine sont difficiles pour les Spetsnaz, que l'on retrouve toutefois en Transnistrie ou au Tadjikistan, quand ils ne forment pas les tueurs de la mafia (cas de la 16ème brigade à Moscou). En Tchétchénie, ils sont employés comme infanterie de choc pendant le premier conflit, ce qui leur occasionne parfois des pertes non négligeables à Grozny. La fin de la guerre les voit revenir à un rôle plus traditionnel. La 22ème brigade est de nouveau engagée lors du deuxième conflit, où les Spetsnaz ont un rôle plus conforme à leur vocation, ce qui n'empêche pas les déconvenues, comme de la fameuse bataille de la colline 776 en février 2000. Le GRU parraine les deux unités dites Spetsnaz des deux présidents Kadyrov, père et fils, Vostok et Zapad, qui sont dissoutes après la guerre en Géorgie de 2008.

Le succès relatif des Spetsnaz pendant la guerre en Géorgie (10ème et 22ème brigades) les font paradoxalement sortir de l'orbite du GRU en 2011. La pression est en effet forte depuis la chute de l'URSS pour ramener leurs missions sous l'égide de l'armée. En 2013 est créé le commandement des opérations spéciales (KSO) qui devient la structure de forces spéciales de l'armée russe. Mais en définitive, la nouvelle forme de guerre "hybride" choisie par l'armée russe remet les Spetsnaz sous l'autorité du GRU dès 2013, comme force stratégique et non subordonnée à des commandements territoriaux. Fin 2014, il y a 7 brigades de Spetsnaz, peut-être 19 bataillons en tout, plus les 4 de la marine, le régiment 45 des VDV et 3 autres unités indépendantes, dont la 100ème brigade qui teste souvent les nouveaux matériels. Le 25ème régiment indépendant a été créé pour opérer dans le Nord-Caucase, et la 346ème brigade (plutôt de la taille d'un régiment ) est l'élément opérationnel du KSO, la structure des forces spéciales. Les unités de Spetsnaz ne sont pas constituées à 100% de volontaires : il y a une bonne moitié de conscrits. On prend toutefois dans le haut du panier pour ces derniers. Le problème des Spetsnaz est aussi que les possibilités d'avancement s'arrêtent au grade de colonel : certains préfèrent donc les VDV. Les Spetsnaz ont joué un rôle-clé dans l'intervention en Crimée, et on les a vus aussi dans l'est de l'Ukraine. Ces 15 à 17 000 hommes, dont un millier sont véritablement à considérer comme des forces spéciales, sont à la pointe de l'armée russe actuelle. Il existe cependant d'autres unités spécialisées : les unités Alpha du FSB pour l'antiterrorisme, le détachement Zaslon du SVR pour les opérations clandestines à l'étranger (n'en déplaise à certains trolls Twitter...)... le MVD dispose de ses propres Spetsnaz, calqués sur ceux du GRU. Les Spetsnaz font partie du premier niveau de cette armée russe à deux vitesses, réduit, bien équipé, capable d'intervenir rapidement.

Le livre se termine sur la description des matériels utilisés par les Spetsnaz, leurs techniques de combat au corps-à-corps, etc. On peut juste regretter que l'ouvrage étant paru en 2015, il n'évoque pas l'engagement des Spetsnaz en Syrie -objet peut-être d'une mise à jour à faire plus tard. La carte p.40 montrant la répartition des brigades de Spetsnaz et autres unités aurait aussi gagné à être mieux conçue. Mais ne boudons pas notre plaisir, l'ouvrage est un petit volume fort pratique pour savoir l'essentiel sur ce type d'unités.


samedi 23 février 2019

David AXE, Matt BORS et Claire MARTINET, War is boring. Correspondant de guerre, Steinkis, 2019, 143 p.

Toute personne qui s'intéresse un tant soit peu à l'actualité militaire, aux enjeux de défense actuels, est tombé un jour ou l'autre, via la toile, sur le site warisboring.com, de David Axe. Le mois dernier, je relisais encore le parcours tumultueux de l'auteur dans le nord-ouest de la Syrie, en octobre 2013, au moment où le groupe Etat Islamique en Irak et au Levant prenait de plus en plus d'importance sur place.

Ce roman graphique a été publié en anglais en 2010, il y a presque une décennie. Je ne l'avais pas lu, aussi je n'ai pas boudé la traduction française, connaissant l'auteur et son site parce que j'en avais lu beaucoup de productions -il faut souligner qu'une multitude de contributeurs interviennent sur War is boring, comme Tom Cooper, bien connu de ceux qui s'intéressent comment moi au conflit syrien.

David Axe me prend par les sentiments, puisque le point de départ de son roman graphique est son périple au Tchad, pays sur lequel j'ai également beaucoup travaillé par le passé. Lors d'un voyage vers un camp de réfugiés dans l'est du pays, il raconte son histoire au conducteur d'un véhicule qui l'a pris en stop.

David Axe a multiplié les séjours dans les pays en guerre. En Irak, bien que mal payé, il a pu évoluer au plus près des combats. A son retour, il est recruté par une revue militaire en cheville avec l'industrie de défense américaine. Mais il ne fait pas ça pour l'argent : ce qu'il recherche, c'est le sentiment de vivre intensément, de ne pas s'ennuyer. D'où son ennui, lorsqu'il part au Liban en 2007, quand la tournée est "organisée", avec un guide qui profite de l'excursion tous frais payés, ou des militaires de la force d'interposition au sud Liban qui goupillent leur présentation, ou paniquent devant son guide qu'ils prennent pour un islamiste (!). Revenu aux Etats-Unis, David Axe s'ennuie, de nouveau. Dans les expositions de marchands d'armes, il doit faire face à l'hostilité des communicants qui n'aiment pas les journalistes sans cravates (!). La solution est toute trouvée : Axe demande à une collègue féminine de l'accompagner... la morosité est telle que David Axe va voir sa patronne pour lui annoncer qu'il a "besoin d'une guerre". Au Timor oriental, ravagé par la guerre, David Axe attrapera la dengue... une métaphore en quelque sorte de son ennui viscéral hors contexte de guerre, avec ces rêves complètement fous provoqués par la maladie. Axe finit d'ailleurs par donner un peu d'argent à un habitant de l'île auquel il avait refusé, la première fois, de venir en aide... en Afghanistan, où on le confond avec un responsable de l'ONU et bien qu'on le prenne pour un journaliste du Washington Post, David Axe ne cache rien des illusions dans lesquelles s'entretiennent les Américains, de la corruption qui n'en finit pas de ravager le pays, des soldats néerlandais qui sont déchiquetés par les attaques au véhicule suicide. Des guides aussi, que ce soit au Liban ou en Afghanistan, qui finissent par lui demander de les aider à quitter leur pays. En Somalie, Axe, faute de collègue, emmène sa copine du moment. Mais les choses tournent mal : celle-ci manque de se faire lyncher, les Somaliens ne voyant en eux que des "infidèles". Retour aux Etats-Unis, à Détroit, après que sa copine l'ait plaquée. Puis départ de nouveau, pour le Tchad, où l'on retourne au début de l'histoire. La boucle est bouclée : Axe assiste, en bas du bâtiment où il réside à Abéché, à un combat de rues, face-à-face avec un technical...

Je n'ai pas du tout l'expérience de David Axe, mais d'une certaine façon, je comprends son point de vue. Cela fait plus de 5 ans que je travaille maintenant sur le conflit syrien. J'y ai passé beaucoup de journées, parfois des parties de la nuit. J'en néglige parfois d'autres choses qui sont pourtant, à la réflexion, plus essentielles. Mais j'y reviens sans cesse, sans savoir trop pourquoi. Je ne sais pas si c'est une drogue. Mais je trouve toujours quelque chose à travailler, un document à analyser, un acteur dont je n'ai pas réalisé le portrait comme j'ai l'habitude de le faire. Est-ce-que cela est d'être trop perfectionniste ? De toujours vouloir en faire plus ? Ce samedi, pour la première fois, j'ai été cité dans un article du dernier numéro de la revue Perspectives on Terrorism, sans doute l'une des plus intéressantes sur les sujets qui m'occupent. Parlant de deux autres collègues et de moi-même, l'auteur dit à notre propos : "Nobody to date has superseded these authors for their knowledge on the technical specifications of IS weapons and descriptions of IS battles." . Je conteste toutefois l'idée, comme l'écrit l'auteur, que nous serions seulement des spécialistes de comment l'EI combat et non de la méthode de guerre de l'EI. D'ailleurs l'auteur, pour faire la différence, cite d'autres noms qui ne sortent pas forcément du lot. Cette mention est peu de choses, mais c'est une vraie reconnaissance pour un travail, qui, il est vrai, vampirise le quotidien, absorbe, dissout même. Mais je n'arrive pas à arrêter. Et je ne sais pas trop pourquoi. Hier, un follower sur Twitter me faisait la réflexion suivante, après la parution d'un énième article de ma main : "Dort-il ?". Oui, je dors. Mais souvent après de longues journées de travail sur l'EI, les conflits syrien et irakien. Le résultat est là. Mais quelles en sont les finalités ? Je m'interroge encore souvent, et je n'ai qu'une partie de la réponse, après cinq années.

jeudi 3 janvier 2019

Mike GUARDIA et Peter MORSHEAD, US Army and Marine Corps MRAPS. Mine Resistant Ambush Protected Vehicles, New Vanguard 206, Osprey, 2013, 48 p.

Les MRAP (Mine Resistant Ambush Protected Vehicles) sont des véhicules conçus pour l'US Army et le Marine Corps suite aux combats menés en Afghanistan en Irak entre 2001 et 2005. Les insurrections qui affrontent les Américains emploient, en effet, de plus en plus d'engins explosifs improvisés (IED), qui deviennent de plus en plus sophistiqués. Ces IED montrent les limites du M1114 Humvee, cheval de bataille des troupes américaines, qui même surblindé ne protège pas suffisamment l'équipage en cas d'explosion. Le département de la défense passe donc commande de 3 catégories de MRAP, qui correspondent à la taille des véhicules, des plus petits (1) aux plus grands (3). Entrés en service entre 2005 et 2007, les MRAP, fabriqués par différents constructeurs, ont en commun une coque en V pour détourner le souffle de l'explosion et un centre de gravité plus en hauteur pour protéger le véhicule qui saute sur un IED. Ces MRAP s'inspirent fortement des véhicules que les Sud-Africains avaient mis au point durant les conflits menés durant les années 1970-1980, où ceux-ci avaient déjà dû affronter ce type de menaces.

C'est la guerre en Irak qui met au jour la menace posée par les IED et la vulnérabilité du Humvee. L'armée américaine refuse d'engager ses chars M-1 Abrams pour des tâches de routine. Or seuls 2% des 110 000 Humvees de l'armée américaine sont alors équipés d'un surblindage, et la plupart ne sont pas en Irak... les Américains se reposent d'abord sur le M1117, véhicule de police militaire qui dispose déjà des caractéristiques des MRAP, avant d'expédier des kits de surblindage pour les Humvees et d'augmenter la production des véhicules modifiés. Mais en 2005, l'effort reste insuffisant. Le département de la défense définit alors le MRAP et ses 3 catégories : la 1, où les véhicules doivent être capables d'embarquer une équipe de 6 hommes en comptant l'équipage, pour évoluer en milieu urbain, pour la reconnaissance ; la 2, la plus fréquente, où les véhicules peuvent embarquer une escouade complète ; la 3, enfin, comprend des véhicules lourds pour la détection des mines et le déminage. De nombreux constructeurs mettent des véhicules en chantier pour honorer les contrats. Le premier arrivage massif de MRAP survient à l'automne 2007 : le nombre en service passe de 1 500 à 10 000 (!) en décembre 2008, soit l'équipement le plus massif depuis la Seconde Guerre mondiale. Les MRAP font passer le taux de pertes humaines devant les attaques d'IED à moins de 6% contre 22% pour les Humvees surblindés.

Le premier véhicule utilisé pour compenser les faiblesses du Humvee est le M1117. Conçu en 1998, c'est l'héritier du Commando V-100 du Viêtnam. La production est faible jusqu'à l'invasion de l'Irak, puisque le M1117 sert uniquement dans la police militaire. Comme il se montre bien adapté aux IED et qu'il est de plus en plus utilisé en Irak, la production est relancée pour atteindre 1 700 exemplaires, dont beaucoup seront donnés à la police irakienne par la suite. On le retrouve maintenant, parfois, entre les mains des milices du Hashd al-Chaabi, qui en ont récupéré des exemplaires abandonnés en 2014.

Le MRAP le plus répandu est le MaxxPro de Navistar. Les Marines en commandent 1 200 exemplaires et l'US Army 4 471. Navistar a conçu une version de la catégorie 1 du MRAP, une pour la catégorie 2 (MaxxPro XL) et enfin, pour les Marines, une version plus légère et plus mobile, le MaxxPro Dash. Plus de 7 000 exemplaires du MaxxPro ont finalement été livrés.

Avec son M-ATV, la compagnie Oskhosh satisfait le besoin de l'armée américaine en Afghanistan qui recherche un véhicule plus adapté que les MRAP aux difficultés du terrain. L'armée américaine en commande 2 244 exemplaires en 2009.

BAE développe, comme Navistar, le MRAP Caiman en version 4x4 et 6x6 pour les catégories I et II. Les Marines en commandent 668 exemplaires dès 2007, puis 1 024 autres au printemps 2008. La production s'arrête cette année-là. BAE développe aussi le RG-31 Nyala inspiré des précédents sud-africains, ainsi que le RG-33 pour la catégorie 1 et le RG-33L pour la catégorie 2. Plus de 1 735 exemplaires du RG-33 ont été livrés à l'armée ou aux Marines.

De la même façon que Navistar et BAE, Force Protection Inc propose un MRAP double version, 4x4 et 6x6, pour les catégories 1 et 2, le Cougar. Une version a également été produite pour l'armée irakienne (Iraqi Light Armored Vehicle, ILAV). Plus de 3 000 Cougar ont été livrés à l'US Army ou aux Marines. Force Protection Inc fournit aussi le seul MRAP de catégorie 3, le Buffalo Mine Removal Vehicle (MRV).

Le MRAP n'était pas destiné à devenir un élément permanent de la structure des forces armées américaines : il répondait à un besoin ponctuel. Toutefois le département de la Défense, avec son projet de Joint Light Tactical Vehicle, cherche bien à combiner la protection des MRAP avec l'agilité du Humvee. L'ouvrage, paru en 2013, présente les différents prototypes en compétition : nous avons désormais que c'est le Light Combat Tactical All-Terrain Vehicle (L-ATV) d'Oshkosh qui l'a emporté. Il s'agit d'en fournir 25 000 d'ici 2020... la conclusion pose la question du devenir de ces véhicules, 23 000 MRAP ayant été construits, qui passeront à la casse une fois le L-ATV entré en service. Certains militaient pour l'incorporation des véhicules dans la structure de l'armée ; d'autres pour un confinement aux unités spécialisées (escorte de convois, entraînement). Certains enfin seraient transférés aux pays alliés pour les besoins de la contre-insurrection.

Cinq années ont passé depuis la sortie du livre, et il se retrouve un peu dépassé par la naissance de l'Etat islamique en Syrie et en Irak, ainsi que de ses différentes branches extérieures. De fait, beaucoup d'armées régulières ou de forces non-régulières qui combattent l'EI utilisent aujourd'hui des MRAP : l'armée irakienne a déployé, notamment en 2016, nombre d'ILAV, de Caiman ou de MaxxPro fournis par les Américains face à l'EI. L'armée égyptienne utilise certains modèles dans le Sinaï. L'armée nigériane, également, déploie des MRAP face à la branche Afrique occidentale de l'EI. Récemment, dans les combats de la poche de Hajin, on a pu voir que les Forces Démocratiques Syriennes avaient reçu des MaxxPro des Américains puisque plusieurs ont été détruits par l'EI. Les MRAP restent donc en première ligne face aux djihadistes, mais leur efficacité dépend aussi de leurs conditions d'emploi : ils sont régulièrement victimes des missiles antichars déployés par l'EI en Syrie ou en Irak, et des IED parfois savamment utilisés par les djihadistes, comme au Sinaï.








Maxx Pro des Forces Démocratiques Syriennes détruit dans la poche de Hajin par un missile antichar de l'EI (reportage photo du 9 octobre 2018).


MaxxPro des FDS incendié par l'EI, 10-13 octobre 2018.

MaxxPro des FDS détruit dans al-Soussah, 25-28 octobre 2018.