" Historicoblog (4): octobre 2020

vendredi 30 octobre 2020

Edith BOUVIER et Céline MARTELET, Un parfum de djihad, Plon, 2018, 328 p.


Edith Bouvier et Céline Martelet sont deux journalistes spécialisées sur le conflit syrien. J'ai eu l'occasion, pour des raisons professionnelles, de souvent échanger avec elles depuis 2018 et même la chance de rencontrer l'une des deux. Elles publient il y a deux ans cet ouvrage, consacré à la moitié du djihad souvent oubliée par les spécialistes : celle des femmes. Une enquête à visage découvert, qui, dans la lignée de ce qu'a pu faire David Thomson, par exemple, se propose d'écouter les femmes djihadistes pour mieux les comprendre. Car elles ont longtemps été ignorées, y compris par ceux censés surveiller et stopper les djihadistes : on s'étonne de la facilité avec laquelle, jusqu'en 2015, des centaines de femmes ou de jeunes filles ont pu ainsi rejoindre le territoire syrien. Le fait est là : le contingent djihadiste français comprend plusieurs centaines de femmes, parfois tout aussi dangereuses que les hommes. Cette réalité ne peut être ignorée. Il s'agit donc d'étudier cette moitié du djihad français trop longtemps méprisée, à l'instar de ce qu'avait fait également Matthieu Suc dans un livre que j'avais déjà fiché ici.
 
Le livre est conçu selon un plan thématique. Les 2 journalistes commencent par présenter la vie des Françaises sur zone, notamment dans les grandes villes de l'EI en Syrie, comme Raqqa. Une véritable colonisation, avec importation des habitudes alimentaires occidentales, pourtant tant décriées par le groupe. Mais pour soutenir le train de vie, il faut de l'argent. Celui des allocations sociales en France, détourné, ou celui, parfois, envoyé par les familles restées en France, aussi. Sans argent, la vie est beaucoup plus difficile. Mais sur les réseaux sociaux, les femmes n'en font pas état : il faut continuer à perpétuer l'image du "califat de rêve" pour les nouvelles recrues.
 
Idem pour le "shopping", une habitude que les djihadistes françaises ne perdent pas en Syrie, malgré les contraintes vestimentaires. Mais cela n'est possible que dans les grandes villes tenues par l'EI, ou en Turquie. Les Françaises confectionnent des vêtements à partir de ceux d'Europe "recyclés" par les vendeurs d'occasion... celles du groupe d'Omar Omsen (au nord-ouest de Raqqa et non à l'est, erreur p.28) demandent auprès de leurs familles restées en France de leur envoyer des vêtements.... Ces femmes ne prennent pas conscience qu'elles vivent dans un pays ravagé par la guerre et par le groupe dont elles font partie. Les maisons où elles vivent on souvent été réquisitionnées par l'EI, notamment.
 
Les Françaises restent essentiellement à la maison. Aussi les relations entre elles, puisqu'elles ne se mélangent pas à la population locale, tournent souvent au pugilat d'adolescent. Les madafas, les maisons de femmes pour les veuves ou les nouvelles arrivantes, sont particulièrement redoutées, comme la madafa 88 de Raqqa réservée aux femmes célibataires sans enfant,s tenue par Oum Adam, une Marocaine crainte pour sa cruauté.
 
La violence est omniprésente. Les femmes subissent les bombardements aériens. Mais loin d'être venues pour faire de l'humanitaire, excuse classique de nombreux djihadistes devant la justice, elles contribuent au conflit. Elles s'affichent parfois avec des armes, exhibent le port de ceintures explosives pour ne pas être capturées, en particulier à partir du moment où le territoire de l'EI se rétrécit comme peau de chagrin en 2016. Elles vivent dans un Etat totalitaire, qui force à assister aux exécutions publiques, qui contrôle aussi les communications de ces djihadistes, arrête celles qui tentent de s'enfuir. L'EI avait même créé des brigades féminines de police islamique, finalement dissoutes car trop brutales notamment envers la population locale. De la même façon, peu de djihadistes françaises semblent s'émouvoir du sort des esclaves sexuelles yézidies, pourtant bien présentes, souvent, auprès de leurs maris...
 
Beaucoup de femmes rêvent d'ailleurs de mourir en martyrs, de combattre. C'est ce que vend l'EI dans la propagande. La réalité est bien sûr différente. Les journalistes s'interrogent sur l'entraînement possible de femmes au maniement des armes ou autres techniques militaires. Il y a pourtant des études documentées sur la réalité de cette formation au sein de l'EI, qui a probablement existé, et a sans aucun doute concerné des Occidentales. C'est une dimension qui malheureusement n'est pas encore apparue dans les procès de femmes djihadistes en France, faute de sources.
 
Les femmes sont d'abord là pour enfanter, en particulier chez l'EI. Des grossesses à répétition, avec des opérations de césarienne réalisées par des Occidentales, puisque les Françaises ne veulent pas être pris en charge par les locaux, dont elles se méfient. Il y a aussi beaucoup de fausses couches, en particulier chez les plus jeunes, sujet dont on ne parle pas évidemment. Les jeunes femmes demandent souvent conseil à leurs mères restées en France, pour gérer les suites et s'occuper des bébés. Les pères eux, doivent trouver leur rôle : des papas poules, mais avec des armes... beaucoup de Françaises deviennent aussi des veuves. Le remariage est encouragé mais pas contraint : les veuves touchent une pension assez conséquente, mais souvent les amis du défunt proposent le remariage. Pas question de se plaindre : la mort en martyr est vu comme une bénédiction, même si des femmes y perdent parfois le grand amour de leur vie. Ce qui n'empêche pas que les veuves de combattants ne sont pas forcément bien traitées.
 
Les enfants sont également utilisés pour l'EI. Les deux journalistes évoquent une vidéo mettant en scène un père et ses 9 enfants dans la wilayat (province) Raqqa de l'EI (pas de décembre 2016 comme indiqué p.79 mais diffusée en mars 2017). Les femmes sont responsables de l'éducation des enfants, les garçons étant censés devenir les futurs combattants. L'EI ira même jusqu'à formater les jeunes Yézidis capturés pour en faire des soldats et, souvent aussi, des kamikazes, comme on le verra durant la bataille de Mossoul (cf mes analyses de vidéos de l'EI de l'époque). Les adolescents sont parfois réduits au rôle de dogma (boutons, kamikazes dans le jargon de l'EI). Même réalité dans le camp d'Omar Diaby/Omsen, où les adolescents sont préparés à la guerre. Au sein de l'EI, il y a bien eu des camps d'entraînement pour les enfants, c'est là encore une réalité documentée. L'EI les a parfois mis en scène dans sa propagande, aussi. Sur place, des familles se recomposent, les enfants brinquebalés au milieu. Certaines Françaises comme Emilie König ont laissé leurs enfants derrière, d'autres les ont emmenés. L'EI utilisera les enfants pour chanter un nasheed en français, d'autres enfants sont mis en scène pour des exécutions de prisonniers.
 
Avec la débâcle territoriale de l'EI en Syrie, en 2017, les femmes comprennent qu'elles n'ont d'autre choix que de fuir ou de mourir avec l'EI. Certaines Françaises sont capturées après la chute de Mossoul en juillet, mais laissées aux autorités irakiennes. Des femmes se font sauter comme kamikaze à Mossoul : en février 2018, une vidéo de l'EI montre semble-t-il des femmes engagées au combat (très brièvement) dans le dernier réduit en Syrie, le long de l'Euphrate (ce qui n'est pas évoqué dans le livre, sorti avant). Pour celles prises en Syrie, la France choisit de les laisser sur place, une façon de ne pas traiter le problème et de le déléguer à des acteurs locaux (les Kurdes et leurs alliés des FDS) qui n'ont pas forcément ni les moyens ni le temps ni la préoccupation de s'en charger. D'autres Françaises ont péri pendant les combats, comme les 14 apparemment tuées dans un minibus en sortant d'al-Boukamal (frappe du régime syrien ?).
 
La deuxième partie du livre s'intéresse aux départs et aux retours. Chez les djihadistes françaises, comme dans l'étude de David Thomson, on retrouve de nombreux cas de familles déstructurées, avec un père absent : certaines Françaises se convertissent pour racheter les fautes de leurs parents. Des filles en recherche d'identité aussi, comme Hasna Aït Boulahcen, tuée à Saint-Denis. Il y a des choix individuels, toujours : ainsi dans la famille Merah, si Souad bascule dans l'islam radical, Aïcha n'y est jamais tombée. Le viol et son traumatisme poussent parfois des jeunes filles à la conversion, dans l'espoir d'être protégées. Les femmes viennent de tous les milieux sociaux : il y a souvent en commun une blessure psychologique et l'hostilité des familles. On a beaucoup écrit sur les anciens militaires ayant basculé dans le djihadisme, mais il y a au moins un cas de Française dans cette catégorie. Les débats sur le port du voile en France ont aussi précipité un certain nombre de jeunes femmes dans le djihadisme, on le voit bien avec le groupe Forsane Alizza. Les ruptures amoureuses jouent parfois, de même que dans l'autre sens, une véritable histoire d'amour. En tout état cas de cause, les femmes ne sont pas des victimes : elles font des choix, comme les hommes. 
 
Comme chez les hommes également, il y a des recruteuses chez les djihadistes en Syrie : chez l'EI, les femmes ne sont pas "organisées", comme les hommes, mais elles font de la propagande en ligne pour attirer les recrues, de manière informelle. Cette démarche continue alors même que l'EI a perdu le contrôle de la zone frontalière qui permet l'entrée dans son territoire... Les vraies recruteuses sont des femmes basées en Europe. Elles ne partent pas, mais organisent le départ des autres, parfois en groupes.
 
L'Etat islamique, notamment après la proclamation du califat en juin 2014, a fait l'effet d'un véritable aimant, surtout chez les jeunes filles. Les djihadistes français installés dans la propagande du groupe EI, comme Adrien Guihal, encourage le mouvement. Frustrées de ne pas pouvoir partir, certaines seront pilotées à distance par des djihadistes comme Rachid Kassim, et on arrive à l'attentat raté contre Notre-Dame de septembre 2016, qui pour la première fois montre que des femmes peuvent être à l'origine d'un attentat. Le gouvernement avait mis en place Stopdjihadisme, censé conseiller les proches d'une personne radicalisée. En réalité, le numéro vert devient surtout un lieu de signalement : pour les conseils, il n'y a pour ainsi dire rien.
 
Les Françaises ont souvent bien préparé leur départ, et n'ont que rarement commis d'erreurs. En conflit avec leurs familles, elles endorment leur méfiance avant de partir. Elles abusent, comme les hommes, des crédits à la consommation non remboursés, évidemment, pour financer leur voyage. Elles utilisent les documents d'identité et les moyens de paiement d'autres personnes pour éviter les repérages.
 
Quitter l'EI, une fois qu'on y est entré, s'avère plus difficile. Les Françaises sont dépendantes de passeurs dont les prix augmentent au fur et à mesure que l'EI recule, et que la situation devient délicate. Certaines mentent pour obtenir un laisser-passer médical du groupe, cas extrêmement rare. Pour beaucoup la désillusion est grande devant le rêve vendu dans la propagande. D'autres, qui ne partent pas, n'arrivent pas véritablement à abandonner l'idéologie djihadiste, quand bien même elles veulent quitter l'EI, et finissent par rester.
 
La dernière partie du livre s'intéresse aux retours. Les Françaises passent toutes, comme les hommes, par la case DSGI, et souvent par la prison ensuite. A leur grand étonnement, ce qui peut surprendre, mais en dit long sur leur absence de recul. La prise de conscience du rôle des femmes a été tardive. Il faudra surtout attendre l'attentat raté de septembre 2016 pour que les femmes soient perçues comme potentiellement dangereuses. Devant les policiers, les femmes surjouent, manipulent, provoquent, mentent aussi. Elles profitent du statut de victimes qu'on leur accorde encore. Les policiers doivent s'adapter.
 
C'est la même chose pour la judiciarisation des femmes djihadistes. Même après les attentats de janvier 2015, certaines réussissent encore à rejoindre la Syrie. En procès, elles sont souvent considérées comme soumises à leurs maris. Il faudra attendre l'attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray, qui met en lumière la duplicité d'Adel Kermiche, un des assassins, et surtout l'attentat raté de Notre-Dame, pour que la justice se fasse plus méfiante à l'égard des femmes. L'égalité hommes-femmes commence à faire son chemin. Pour autant, la qualification d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste reste parfois floue, faute de contenus. Reste aussi le cas de celles qui n'ont pas pu partir, ont fait du recrutement, ont envisagé des attentats en France. Les peines sont souvent moins lourdes, à motif égal, que celles des hommes.
 
La prison est une étape compliquée pour ces femmes. Projetées dans un univers carcéral, certaines doivent recourir aux médicaments pour éviter la dépression. D'autres tentent même de se suicider. La difficulté tient aussi à la concentration de femmes djihadistes dans les mêmes lieux, guère propice à ce que certaines abandonnent l'idéologie. Difficile aussi d'intervenir auprès de ce public qui effraie, d'autant plus après les premières attaques en prison commises par des hommes, Osny en 2016 par exemple. Certaines femmes accouchent aussi en prison, à la nurserie de Fleury-Mérogis. Un lieu un peu à part, mais pas exempt de certaines tensions, notamment quand la mère doit être séparée du bébé. Plus les femmes sont jeunes, plus il est difficile de les cerner. L'administration est obsédée par la taqiyya, la pratique de la dissimulation.
 
C'est aussi que la "déradicalisation" est devenue un business, longtemps incarnée par Dounia Bouzar et son CPSDI. Or l'expérience prouve qu'il n'y a pas de recette miracle face au djihadisme. Une des djihadistes montée en épingle comme succès du CPSDI repartira ainsi en Syrie peu après. Il y a également de véritables escrocs attirés par la demande gouvernementale, ainsi la structure de Sonia Imloul, condamnée pour détournement de fonds publics. Sur le djihadisme aussi, les escrocs de tout poil sont légion, occupant les réseaux sociaux, voire les plateaux télé et d'autres médias, bien qu'ils s'en défendent parfois, alors qu'ils ne sont intéressés que par la gloire, voire par l'argent, et que le contenu qu'ils apportent est ridicule. La réinsertion des femmes n'est pas facilitée non plus par le port du voile.  Si la prison ouvre les yeux à certaines, d'autres se voient confortées dans une idéologie qu'elles n'ont pas abandonnée.
 
La gestion des enfants revenants a également, au début, été chaotique. Certains sont séparés de leur mère envoyée en prison, d'autres sont remis à un père sans aucune aide particulière. Il faudra attendre 2017 pour voir les premières mesures d'encadrement. Pour autant la réinsertion est parfois compliquée. Ceux nés sur place ont déjà besoin d'une reconnaissance de nationalité puisque les documents de l'Etat islamique ne valent rien en France. Reste que les enfants, aussi, sont perçus comme une menace. On a vu combien le groupe totalitaire était attentif à en faire de futurs soldats. Ce qui explique sans doute partie pourquoi la France ne rapatrie toujours pas les dizaines d'enfants détenus par les Kurdes syriens.
 
En Syrie, les djihadistes ont parfois formé de vrais couples. Avec les mêmes préoccupations que les autres : romantisme, amour charnel... et parfois les femmes tiennent le foyer. C'est le cas avec une des femmes d'Omar Omsen, comme s'en rendent compte les deux journalistes. Hayat Boumeddiene, la compagne d'Amédy Coulibaly, exerçait un ascendant certain sur ce dernier, en plus d'un amour réciproque. On la verra d'ailleurs témoigner dans le magazine en français de l'EI, Dar al Islam. La violence physique existe, aussi. Mais elle n'est pas exclusive, et on ne peut limiter les rapports entre hommes et femmes djihadistes à ce seul constat. Le mariage est des plus expéditifs, l'EI en particulier s'affranchissant de nombre de règles. La polygamie est encouragée, même si elle provoque des tensions : Kahina, l'épouse de Salim Benghalem, reproche ainsi à son mari de s'être trouvée une nouvelle épouse pendant son retour en France. Les mariages ont parfois lieu sur Internet, via Skype. Même les revenants nouent des relations en prison, les hommes ayant vécu en Syrie attirant facilement les jeunes femmes en quête d'un protecteur.
 
Souvent, les familles des femmes djihadistes n'ont pas décelé ou pas compris les signes du départ. A l'inverse d'autres familles qui elles sont parties au complet sur zone. Des familles choisissent pourtant de garder le contact avec leur enfant sur place. Au risque d'être inquiétées par la justice, pour avoir envoyé de l'argent. Certains partent même en Turquie, à la frontière, pour tenter de ramener leur enfant. La lassitude est le lot de beaucoup de parents, conscients que même en cas de retour, leur fille sera changée à jamais. Le plus dur est l'absence de nouvelles, jusqu'à l'arrivée, parfois, d'un message laconique annonçant le décès. 
 
Avec ce livre, Céline Martelet et Edith Bouvier ont bien réussi à dresser le portrait de cette moitié oubliée du djihad français. A la différence d'un David Thomson, elles ont su mêler témoignages recueillis à la source recoupés par davantage de sources secondaires, de justice, de police (ce que Thomson s'était refusé de faire), de personnes confrontées au djihadisme par tel ou tel biais. Un pari plutôt réussi, donc, et qui assurément comble un manque. On pardonnera donc les quelques erreurs que j'ai notées dans cette fiche.

jeudi 29 octobre 2020

Feurat ALANI et HALIM, Falloujah. Ma campagne perdue, Les Escales, Steinkis, 2020, 126 p.

 

Feurat Alani est un journaliste franco-irakien. Il m'est souvent arrivé de lire ses articles sur le site OrientXXI. Il choisit ici le roman graphique, médium à ses yeux le plus efficace, pour raconter une histoire qui lui tient à coeur : le sort de la ville de Falloujah, devenue sous l'occupation américaine de l'Irak le symbole, pour certains, du combat contre les Etats-Unis, mais qui a connu un autre sort beaucoup moins médiatisé... je remercie la personne qui m'a offert ce livre.

Il ne faut pas chercher dans ce roman graphique un propos d'historien : il s'agit plutôt du témoignage d'un journaliste, qui, enfant, a passé des vacances à Falloujah, et qui, adulte, y est revenu pour voir ce qui s'était passé après les 2 batailles menées dans la ville en 2004 par les Américains.

Feurat Alani raconte ainsi comment Falloujah a été contaminée par les munitions utilisées par les Américains lors de la deuxième bataille, en particulier, celle de novembre 2004, la plus violente. Selon lui, les Américains ont utilisé non seulement du phosphore blanc mais aussi des munitions à l'uranium appauvri (on pense au canon GAU-8 Avenger de l'avion d'attaque au sol A-10 Warthog, qui tire effectivement ce genre de munitions), ce qui aurait entraîné une contamination radioactive durable dans la ville et de nombreux cas de malformations ou d'enfants morts-nés pour les femmes enceintes à Falloujah. Avec des taux de radioactivité supérieurs à ceux d'Hiroshima et de Nagasaki. La contamination touche d'ailleurs aussi, les soldats américains eux-mêmes, qui connaissent les mêmes problèmes de santé et les cas d'enfants malformés aux Etats-Unis.

Au-delà la véracité de ces faits sur la santé des habitants, qui ne font guère de doutes, certains points dans le roman graphique interrogent. Tous ces problèmes de malformations à la naissance, en particulier, sont-ils forcément provoqués par l'utilisation d'uranium appauvri ? Il pourrait s'agir d'autres types de munitions également employées par les Américains (phosphore blanc, et même munitions conventionnelles). Ces malformations ne s'expliquent-elles pas aussi, en partie, par l'état très dégradé sur le plan sanitaire de la population irakienne, en particulier après l'embargo américain et suite à l'invasion américaine de mars 2003 ? Sans parler de l'état des hôpitaux, très précaire, que l'on entraperçoit dans le roman graphique. Dans le roman, aucune source sérieuse ne vient véritablement corroborer cette hypothèse, même si Doug Rokke témoigne sur le "syndrôme du Golfe", où l'on  ne peut dénier, ici, l'exposition des soldats américains, pendant la guerre du Golfe, aux munitions à uranium appauvri, quand ceux-ci évoluaient sur un champ de bataille où avaient été utilisées ces munitions (voir ici à 17:00). Le cas de Falloujah est-il comparable ? A mon sens la question reste posée. D'autant que Feurat Alani fait parler Christopher Busby, un scientifique britannique plus que controversé notamment après des déclarations très sujettes à caution au moment du drame de Fukushima en 2011. P.116, Feurat Alani se demande si Falloujah n'a pas servi de "laboratoire" à l'armée américaine. Mais de laboratoire pour quoi ? L'auteur était à Falloujah en 1992 pendant l'embargo, il fait un flash-back à ce moment-là, mais on ne voit pas le lien entre l'uranium appauvri utilisé en 2004 et l'embargo américain -exceptées les souffrances bien réelles des Irakiens.

Le roman graphique se termine sur l'abandon de Falloujah par le gouvernement irakien, entre la fin des années 2000 et le début de la décennie 2010, après le retrait américain (décembre 2011). Les dernières cases montrent les manifestations anti-gouvernementales à Falloujah et l'apparition des drapeaux de l'Etat islamique d'Irak dans celles-ci. C'est là que le bât blesse un peu, aussi : l'Etat islamique d'Irak, affaibli après le surge américain de 2006-2007, s'est patiemment reconstruit, d'abord à Mossoul, puis en réinvestissant ses anciens bastions, notamment dans la province d'al-Anbar : Falloujah fait partie de sa stratégie dès les premiers mois de 2013, avant même la naissance l'Etat Islamique en Irak et au Levant et la reconnaissance officielle de l'expansion du groupe en Syrie. La ville, négligée par le gouvernement irakien, a vu sa population sunnite manifester contre le gouvernement dominé par des chiites, puis, pour partie, rejoindre des groupes armés dont l'Etat islamique d'Irak, déjà présent bien avant les manifestations qui déboucheront sur la prise de Falloujah par le groupe en décembre 2013-janvier 2014, toujours avant la naissance de l'Etat islamique en juin 2014. A Falloujah, les Américains ne sont donc pas les seuls responsables de tous les maux : l'utilisation de munitions à l'uranium appauvri et au phosphore blanc en 2004 n'épuise pas à elle seule les problèmes et les difficultés de la ville... qui d'ailleurs, en 2004, comptait dans ses défenseurs des membres du groupe Jaamat al-Tawhid wal Jihad d'Abou Musab al-Zarqawi. Qui n'est autre que l'ancêtre de l'Etat islamique d'aujourd'hui.