" Historicoblog (4): janvier 2021

dimanche 3 janvier 2021

François BURGAT et Bruno PAOLI (dir.), Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), Paris, La Découverte, 2013, 357 p.

 

Près de trois ans après son déclenchement, la révolution syrienne n'est toujours pas achevée. Elle s'est même transformée en véritable guerre civile. A l'appel de deux spécialistes français, François Burgat et Bruno Paoli, un panel de 28 auteurs, chercheurs et autres, ont accepté de contribuer à cet ouvrage collectif pour mieux cerner les enjeux de la crise syrienne.


Les éditeurs rappellent en introduction qu'évaluer les "printemps arabes" se heurte non seulement à la spécificité nationale, mais aussi à l'infléchissement politique de ces derniers. La violence est réapparue, à la fois dans les régimes autoritaires qui cherchent à maintenir ou à reconquérir leur pouvoir, mais aussi chez ceux qui les combattent. Ceux qui prédisaient l'émergence d'une nouvelle société civile semblent aujourd'hui bien "défaits" -tout est relatif- par ceux qui, au contraire, annonçaient une dérive sectaire que l'on peut apercevoir en Syrie. Le livre se construit en deux grandes parties : la première vise à faire comprendre la spécificité du contexte syrien, d'abord, la seconde le caractère régional et international, ensuite, de la crise. Seul bémol au propos, comme le rappel le duo d'éditeurs : les contributions ont pour la plupart été écrites au printemps 2013, en tout cas avant l'été, l'engagement massif du Hezbollah, les attaques chimiques du 21 août et l'offensive rebelle en pays alaouite. Le conflit progresse, évolue, et les événements les plus récents ne sont donc pas pris en compte.


Pour François Burgat, la fabrication de la guerre civile tient d'abord à la capacité du régime à diviser pour mieux régner, le tout appuyé sur une répression impitoyable. L'équipe dirigeante au pouvoir, renouvelée par Bachar depuis son accession au sommet en 2000, a été moins démunie que d'autres pour faire face à la révolution. Dès après les manifestations de Deraa, le régime commence à jouer la carte de la confessionnalisation. Or, au départ, la contestation a été loin de se limiter aux sunnites. Le régime invoque une "punition" infligée, par djihadistes interposés, par l'Occident, pour son soutien à l'Iran et au Hezbollah. Bachar se rallie ainsi les alaouites, les chrétiens, tandis que les Druzes restent neutres ; les Kurdes sont instrumentalisés pour ne pas rallier l'opposition. Il faut dire que la composition de la société syrienne est très différente d'autres pays des "printemps arabes" ; seul l'autoritarisme du régime a maintenu la coexistence confessionnelle. Le régime libère sciemment des prisonniers de droit commun ou des djihadistes emprisonnés depuis les années 2000 pour faire évoluer l'insurrection. La crise syrienne a la particularité de s'être rapidement internationalisée. Damas a su se construire un rempart diplomatique, à l'inverse de la Libye. Russie, Hezbollah et Iran sont des soutiens de poids. En outre, les régimes rescapés des "printemps arabes" n'ont pas perdu voix au chapitre, comme le montre l'exemple égyptien. Bachar réunit ainsi ses amis et les ennemis de ses ennemis. Et les Occidentaux n'ont pas soutenu suffisamment l'opposition pour lui permettre de l'emporter sur le plan militaire. Il faut dire aussi, comme le montre Wladimir Glasman, que l'appareil sécuritaire est un des piliers du régime. Depuis les massacres de Hama, l'armée et surtout les services de renseignement sont fondamentaux dans la survie du régime. Les moukhabarat ont progressivement supplanté le parti Baas et se sont complexifiés : Sécurité militaire, Sécurité aérienne, Sécurité générale, Sécurité politique, rivaux, mais omniprésents. En 2005, il y avait peut-être 65 000 agents permanents et des centaines de milliers d'autres à temps partiel - 1 pour 257 habitants. L'armée est elle-même surveillée et en 2011, elle se contente d'ouvrir la voie aux renseignements qui mènent la répression. Les alaouites sont majoritaires dans l'appareil de renseignement, mais aussi dans la Garde Républicaine, les prétoriens du régime, même si ce n'était pas forcément le cas sous Hafez el-Assad, qui avait su s'entourer de sunnites, comme Mustapha Tlass. Bachar, depuis 2000, a resserré les rangs et mobilisé tous les moyens pour s'imposer sur le plan médiatique. Dès 2011, avec l'aide de l'Iran, le régime dispose d'une armée électronique pour pister les opposants, diffuser de fausses rumeurs pour discréditer les manifestants et effrayer les autres. Il contrôle l'accès au terrain des journalistes étrangers, met en avant les chrétiens face aux médias occidentaux. Si l'armée est engagée tout de suite, c'est qu'elle seule a les moyens de montrer au monde que le régime tient le pays. Les moukhabarat ciblent d'abord les activistes politiques de longue date, et commettent des crimes atroces à des fins évidentes de dissuasion. L'engagement des milices dites shahibas confirme l'orientation répressive et sectaire du régime.


Pour François Burgat et Romain Caillet, le régime a agité dès le début l'épouvantail de la confessionnalisation et de la radicalisation djihadiste, bien commodes pour s'ériger en "rempart contre l'islamisme". Les sunnites, qui constituent 75% à 80% de la population, ont joué un rôle important dans les premières manifestations via les mosquées. La religiosité plus prononcée des sunnites les ont aussi désignés comme cibles, très rapidement, par le régime, qui se souvient de Hama. Au sein du champ islamiste des rebelles, il y a en réalité plusieurs composantes. Certaines formations se rapprochent des Frères Musulmans. On trouve les salafistes, eux-mêmes divisés. Les quiétistes rejettent toute forme d'action armée ou d'engagement politique. Mais ils ont pris les armes en 2011 dans une logique minimale : contre le régime syrien. Les djihadistes, au contraire, Syriens ou étrangers, ne voient le pays que comme un champ de bataille du djihad. La militarisation de l'insurrection, avec la formation de l'Armée syrienne libre (ASL), a accentué la confessionnalisation sunnite de la résistance. Il faut dire aussi que la Syrie se distingue des autres pays des "printemps arabes" par le fait que le pouvoir n'avait pas composé politiquement avec les sunnites, traitant toute manifestation de religiosité par la force. En outre, en 2011, le traitement des manifestants par l'armée a été différent selon la confession. Les pertes humaines le reflètent. La guerre a contribué à exacerber la religiosité des sunnites. Les salafistes dit "inclusifs" ont pris les armes mais ne pratiquent pas la stigmatisation ou l'exclusion confessionnelle (Abdelkader Saleh, par exemple, le défunt chef de Liwa al-Tawhid). Il y a en revanche d'autres groupes qui pratiquent un confessionnalisme plus sectaire. Le tableau est compliqué par le fait que le régime a développé, au début, des groupes radicaux factices pour décrédibiliser l'opposition ; il l'a déjà fait au Liban ou en Irak pour servir ses intérêts. Les djihadistes, quant à eux, débordent le cadre syrien : ils veulent construire un Etat religieux transnational. Ils se caractérisent par une proportion plus importante de volontaires étrangers et par le recours à l'attentat suicide. Ils emploient abondamment, dans leurs discours et leurs écrits, une terminologie sectaire. La montée en puissance du front al-Nosra, de janvier 2012 jusqu'à avril 2013, témoigne de leur force. Ils se sont imposés sur le terrain dès la bataille d'Alep à l'été 2012. Leur expérience tactique, leur professionnalisation, leur motivation et surtout leur intégrité, aux yeux populations civiles en tout cas, ont fait la différence. En face, Bachar el-Assad a lui aussi mobilisé l'étendard religieux et des milliers de combattants chiites, au printemps 2013, sont accourus pour défendre le régime. Les alaouites de Turquie, de l'ancienne province de Hatay cédée en 1939, dirigés par Mihrac Ural, s'en sont pris aux camps de réfugiés syriens et ont probablement commis des massacres sectaires en Syrie. Si victoire de l'insurrection il y a, elle se fera donc, probablement, sans le soutien occidental. Matthieu Rey montre que la révolte, au départ, dans les quartiers, n'est pas confessionnelle, et même ensuite, en 2012, les minorités sont partagées. Les lieux de la construction historique du parti Baas sont devenus des foyers de révolte (Deraa, Deir es-Zor, Lattaquié) et la répression démesurée décrédibilise complètement la violence régalienne. Thomas Pierret explique combien les oulémas avaient gagné en puissance dans la décennie précédant la guerre civile, qui a ébranlé leur autorité. Les baasistes ont systématiquement exclu les oulémas du pouvoir et ont mis en avant, après les massacres de Hama, ceux qui avaient été d'une loyauté sans faille. La fragilisation du pouvoir syrien dans les années 2000 avait amené celui-ci à faire quelques concessions. Revigoré à partir de 2008, le régime tente de reprendre le contrôle des religieux. Dans les villes rebelles, les oulémas rejoignent rapidement les rangs de l'insurrection. A Damas et Alep, relativement préservées jusqu'en 2012, les oulémas se sont divisés entre loyalistes et rebelles. De jeunes oulémas prônent le réformisme politique. Certains, anciens alliés du régime, se sont également retournés contre lui. La bourgeoisie sunnite, qui a peur de perdre beaucoup à la faveur de la guerre civile, a fourni nombre d'oulémas qui se réfugient par contrecoup dans un prudent attentisme. L'espace vide est investi par les salafistes, exilés ou à l'étranger, traditionnellement rejetés. La scène religieuse est donc devenue plus ouverte et plus fragmentée. Caroline Donati présente le "Groupe de non-violence de Daraya", au sud de Damas, un mouvement réformiste islamique non-violent. Les chababs (jeunes) de Daraya se retrouvent autour de la mosquée Anas Ibn al-Malek et partagent la morale soufie, l'islam salafiste, un certain égalitarisme et une philosophe politique, les rendant inclassables pour les soufis et le régime. La répression les oblige à la clandestinité, voire l'exil. La militarisation de l'insurrection leur fait jouer un rôle de modération des combattants, même si leur expérience reste très localisée. Les oppositions syriennes, comme le montre Nicolas Dot-Pouillard, restent divisées. Non pas en raison de la coupure intérieur-extérieur, peut-être moins prononcée qu'on ne le dit. Mais parce que les buts de guerre ne sont pas définis : quelle stratégie pour mettre à bas le régime ? La militarisation du conflit depuis 2012 rend la négociation avec le régime beaucoup plus compliquée, car elle ravive des lignes de fracture, d'autant que le régime a repris l'ascendant au printemps 2013, ce qui écarte la possibilité de négociations d'égal à égal. La question de la lutte armée elle-même fait débat. La Coalition Nationale Syrienne reste ainsi une coquille d'opposition fantômatique. Le régime, quant à lui, a fait la preuve de sa résilience. Bruno Paoli revient sur les alaouites, 10 à 12% de la population, minoritaires sur le plan national, mais majoritaire dans la "montagne alaouite". L'origine historique du groupe, entre les Xème et XIIIème siècle, est mal connue. Ils survivent à la répression des puissances régionales, comme les Mamelouks, puis aux Ottomans. Le mandat français (1920-1946) leur donne la première occasion de s'émanciper, par la création d'un éphémère état alaouite et l'engagement dans l'Armée française du Levant. L'indépendance de 1946 ne les sort pas de leur position marginale. En revanche, ils investissent massivement le parti Baas et l'armée. A partir de la prise du pouvoir d'Hafez el-Assad en 1970, le régime est plus celui d'un clan et d'une clientèle que des Alaouites à proprement parler. Les fidèles contrôlent l'appareil sécuritaire ; depuis la mi-2012, le gouvernement est majoritairement alaouite, ce qui n'était pas forcément le cas auparavant. L'intégration des alaouites dans le tissu social syrien est récente. La communauté a souffert des réformes de Hafez, préoccupée par "l'assimilation". L'Etat a même encouragé la création de mosquées, y compris dans les pays alaouites. Mais l'identité alaouite reste fondée sur le complexe minoritaire, la peur de domination sunnite, vue comme islamiste. Il semble bien qu'avant Deraa, une première manifestation ait eu lieu à Banias, en plein pays alaouite, en mars 2011, avec participation de membres de cette minorité. Malgré la carte confessionnelle jouée par le régime, pour souder les rangs, Assad n'a pas que des amis dans sa propre communauté. En mars 2013, une réunion d'opposants alaouites a été organisée au Caire. Malgré cela, les exactions commises dans les deux camps ont renforcé les fractures. Et les alaouites sont présents aujourd'hui dans les grandes villes : une bande côtière refuge paraît donc un peu illusoire, d'autant qu'elle aurait besoin d'un hinterland, la région de Homs, où les combats sont justement les plus acharnés. Et les alaouites restent attachés à l'unité de la Syrie. Arthur Quesnay et Cyril Roussel expliquent pourquoi les Kurdes syriens sont une communauté unie sur des spécificités culturelles et sociales, mais divisée sur les plans politique et territorial. Ils constituent 10% de la population mais sont répartis entre trois zones de peuplement, sans continuité territoriale. Avec qui se battre, et contre qui ? Depuis la fin du mandat français, les pouvoirs en place n'ont pas eu la même stratégie à l'égard des Kurdes. La répression a été très vive dans les années 1960. Le sentiment communautaire est renforcé par la marginalisation ou l'instrumentalisation, déjà sous Hafez el-Assad, de la communauté kurde. Le Parti Démocratique du Kurdistan, dès sa création en 1957, est réprimé, d'autant plus que Damas soutient ensuite le PKK contre la Turquie, jusqu'en 1998-1999. Les mouvements sociaux kurdes prennent alors le relais des partis politique, ce qui débouche sur une mobilisation spontanée à Qamishli en 2004. C'est ce qui se produit encore en 2011, et les Kurdes se mobilisent dans une logique nationale, et non communautaire. Mais la stratégie communautaire du régime et le refus du dialogue avec les Kurdes de l'insurrection sunnite a confessionnalisé les rapports. Dès l'automne 2011, le Parti de l'union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK réfugiée en Irak, revient en Syrie et fait sentir son poids. Pour lutter contre cette hégémonie, le Conseil National du Kurdistan Syrien est créé dès octobre 2011 avec l'appui du Kurdistan irakien. Le PYD utilise la force militaire pour mettre en avant son objectif autonomiste. Il négocie avec le régime pour réinvestir les trois zones de peuplement kurde, neutraliser la contestation et éloigner les rebelles. Le régime s'est volontairement retiré et le PYD a rempli le champ devenu vide. En plus de l'YPG, sa branche militaire, le PYD tente de bâtir le contrôle administratif des territoires sous son contrôle, non sans mal. Dans le Golan, annexé par Israël en 1981, près de 15 ans après sa conquête, les 20 000 Druzes ont été secoués par la révolution. Mounir Fakher Eldine rappelle que le Golan est agité comme une Alsace-Lorraine par le clan Assad dès 1973. Les premières manifestations en 2011 ont provoqué une réaction du régime, qui a tenté par tous les moyens de les museler. Sans y parvenir complètement. Samir Aïta expose les fondements socio-économiques qui ont poussé à la révolte : c'est le symbole pour lui d'un "tsunami des jeunes" dans les petites villes et les banlieues des grandes métropoles, de la politique migratoire entraînée par la sécheresse, et de la libéralisation économique depuis 2005, le tout aggravé par l'arrivée massive de réfugiés irakiens en 2006-2007. Les raisons sont donc multiples. En outre les sanctions internationales ont perturbé le commerce extérieur mais paradoxalement renforcé des mécanismes qui alimentent le régime, et ont affaibli l'opposition. La société syrienne est épuisée : elle comptait déjà au moins 12% de personnes sous le seuil bas de pauvreté et 34% sous le seuil haut, surtout au nord et à l'est, premières zones "libérées". Le pays ne tient plus que par les aides extérieures, de part et d'autre.


Cécile Boëx entame la partie sur les nouveaux d'action et de mobilisation en parlant de la vidéo. Les manifestations spontanées, en 2011, se sont progressivement organisées et ont incorporé des enregistrements audiovisuels. Comme il n'y a pas de journalistes sur le terrain, les protestataires jouent un rôle important. La dimension sacrificielle est souvent mise en avant. Le sit-in féminin à domicile, en particulier dans les grandes villes où il est risqué de manifester, est devenu populaire. La vidéo filme des actes symboliques contre le pouvoir, sert à transmettre des méthodes. Les groupes armés, après la militarisation, utilisent beaucoup la vidéo pour faire des annonces officielles (défections, etc). Mais l'arme est à double tranchant. L'armée électronique du régime surveille ces vidéos, même si le régime lui mise avant tout sur les médias qu'il contrôle de longue date. Les stratégies de communication et de diffusion sont donc différentes selon les acteurs. Les slogans aussi ont leur importance dans la révolution : Jamal Chehayed en a rassemblé un échantillon. L'appartenance religieuse, la dénonciation du régime, le retournement de ses propres slogans en font partie. Les chants aussi, selon Simon Dubois, se construisent selon un discours élaboré. Les mélodies populaires, par exemple, sont systématiquement réutilisées. Gilles Dorronsoro, Adam Baczko et Arthur Quesnay, qui sont allés en Syrie, ont étudié les institutions du gouvernorat d'Alep. Les rebelles essaient en effet de créer des institutions dans les zones libérées. En janvier 2013, il n'y avait pas de fragmentation territoriale entre groupes armés, et les insurgés ont un imaginaire très marqué par l'Etat. Les groupes armés ont survécu dans les zones où le régime était faible, des régions sous-administrées, loin des villes et près des frontières. Le conflit change d'échelle à l'été 2012 avec la prise de toute la zone frontalière avec la Turquie. Un groupe comme Liwa al-Tawhid, qui apparaît justement à ce moment-là, est forcé de créer des institutions plus centralisées. La première autorité mobilisée est la justice, qui devient un travail collectif. Un tribunal civil est créé à Alep à l'été 2012, suivi d'une police civile et d'une police militaire. Mais des cours locales ont résisté à l'intégration. Le problème est que les institutions manquent de ressources et sont dépendantes de l'extérieur ; en outre, certains groupes comme le front al-Nosra n'y participaient pas. La question humanitaire, en Syrie, est devenue majeure. Laura Ruiz de Elvira Carrascal rappelle qu'au moins 7 millions de Syriens ont besoin d'une aide humanitaire. A l'été 2013, on comptait déjà 4 millions de personnes déplacées et au moins 2 millions de réfugiés, dont 1,2 millions en Jordanie. La solidarité locale, la diaspora syrienne et les organisations humanitaires s'activent, mais la prise en charge des réfugiés par les pays voisins est difficile, et risque d'entraîner des déstabilisations.


Vincent Geisser montre pourquoi le Liban est sans doute le plus exposé aux effets déstabilisateurs du conflit syrien. La répercussion est paradoxale, car anxiogène, mais aussi fédératrice, autour d'un renouveau du discours national libanais. Si le gouvernement s'est largement dissocié de la guerre en Syrie, il n'en demeure pas moins que certains acteurs libanais utilisent à leur profit le conflit. C'est plus d'ailleurs une question politique que confessionnelle. Rien ne le montre mieux que les positions différentes des chrétiens. Le général Aoun soutient ainsi le régime, au nom de la défense de l'Etat et de l'hostilité au communautarisme. Le nouveau patriarche maronite du Liban, élu en mars 2011, au début de la révolution, a été accusé d'avoir une posture favorable au régime syrien. Les partis chrétiens du 14 mars (Forces libanaises et Kataeb), au contraire, soutiennent les insurgés. On voit bien que les stratégies sont plus politiques que confessionnelles, même si ce dernier facteur est bien présent. Les sunnites libanais, quant à eux, développent une stratégie de minorité active. La menace fantasmée d'une invasion chiite et l'antagonisme historique ne s'illustrent nulle part ailleurs mieux qu'à Tripoli. Le courant salafiste, qui se modèle d'ailleurs sur le Hezbollah, a trouvé l'occasion de s'affirmer avec la guerre civile syrienne et déborde le clan Hariri. La stratégie des sunnites, minorité active, reproduit celle des mouvements chiites Amal et Hezbollah dans les années 1980 et 1990. En face, les soutiens d'Assad sont hétéroclites. Le Hezbollah distingue astucieusement, dans son discours, "bonnes" et "mauvaises" révolutions, ce qui justifie le soutien au régime, tout comme la mise en scène de la "menace salafiste". De nombreux groupuscules pro-régime s'activent au Liban : la branche libanaise du Parti Baas, le Parti Syrien Social Natonaliste, le Parti Démocratique Arabe de Tripoli et sa milice, les Chevaliers Rouges. La guerre civile syrienne renforce le statu-quo au Liban ce qui n'empêche pas nombre d'habitants de se dire qu'ils sont passés à côté des printemps arabes... La réaction irakienne initiale, ambigüe, à la révolution syrienne, reflète les divisions profondes de la société. Les dirigeants étaient parmi les seuls à penser en 2011, néanmoins, que le conflit durerait et affecterait la scène régionale. Les Kurdes d'Irak se retrouvent fragilisés par la crise syrienne. Les sunnites irakiens, qui soutiennent majoritairement l'insurrection, sont tentés entre l'appartenance nationale ou confessionnelle. En outre, le conflit syrien a relancé l'EII, devenu en avril 2013 l'EIIL, et le cycle de violences est revenu dans certaines provinces irakiennes. Enfin, l'Irak accueille au moins 200 000 réfugiés syriens et voient les anciens réfugiés irakiens revenir sur son sol, en raison du conflit... La Turquie, après le désamorçage de l'épineuse question du PKK en 1999, s'était rapprochée de la Syrie, jusqu'en 2011. Elle attend en conséquence l'été 2011 avant de couper les ponts, constatant l'échec de négociations ou de mains tendues. Le pays accueille au moins un demi-million de réfugiés, non sans mal, d'autant que les alaouites du Hatay ne les considèrent pas comme les bienvenus... Ankara suit aussi de près le devenir des Kurdes syriens. Le régime a cependant survécu, et tous les liens n'ont pas été coupés. La Turquie a ainsi pris le contre-pied de sa stratégie d'avant la révolution, qui la faisait se démarquer des pays occidentaux. Elle a également renforcé les liens avec les pays du Golfe (le Qatar) et même avec l'Egypte de Morsi, jusqu'à sa chute. Mais le conflit syrien divise aussi l'opinion publique turque. Le mouvement palestinien est entrelacé avec le devenir de la Syrie : plus de 500 000 Palestiniens y vivent comme réfugiés, et l'opposition à Israël est commun aux deux entités. Pendant la guerre au Liban Hafez el-Assad a pourtant affronté l'OLP, avant que l'axe de la résistance ne reprenne ses droits dans les années 1990-2000. Dès mars 2011, de jeunes Palestiniens participent au mouvement de contestation, et la fracture s'étale au grand jour dès le mois de juin. En 2012, le Hamas rompt avec le régime syrien et quitte le pays, tandis que le FPLP-Commandement Général, lui, combat aux côtés de l'armée. Le Jihad Islamique, contrairement au Hamas, est plus favorable au régime, au nom de la lutte contre Israël. Le rapport à Israël détermine donc pour bonne part le positionnement. Quoiqu'il en soit, les Palestiniens apparaissent, plus que jamais, divisés par le conflit. Pour l'Iran, d'après Bernard Hourcade, l'acte fondateur de la relation avec la Syrie est le soutien que celle-ci lui apporte dès 1982 dans la guerre contre l'Irak. La dimension religieuse est réelle, mais marginale : l'alliance est avant tout politique. Au départ, l'Iran n'est pas hostile aux printemps arabes, même si les islamistes de la force Qods des Gardiens de la Révolution et autres s'activent pour relancer leur discours politico-religieux. Ce n'est qu'après le soutien de plus en plus prononcé de l'Occident puis des pays du Golfe que l'Iran soutient sans réserve le régime syrien, plus sur une logique nationaliste qu'islamiste. L'élection du président Rohani en juin 2013 conforte le camp de ceux qui pensent que la crise syrienne est l'occasion de négociations, et non d'un affrontement. Car la stabilité de la région dépend aussi de la capacité des deux acteurs régionaux majeurs, l'Iran et l'Arabie Saoudite, à négocier. La Jordanie, souligne Jalal al-Husseini, a été lourdement affectée par la guerre en Syrie : réfugiés nombreux, économie en berne. Les réfugiés sont regardés, depuis l'été 2012, avec davantage d'hostilité. La Jordanie maintient un discours d'équilibre, mais le roi Abdallah, en novembre 2011, avait été le premier chef d'Etat à demander le départ de Bachar el-Assad. Depuis avril 2013, la Jordanie laissait acheminer des armes via son territoire, et penchait ainsi plutôt du côté des rebelles, mais la posture pourrait bien changer.


Nicolas Dot-Pouillard montre que même un journal comme Al-Akhbar, favorable au Hezbollah dans la scène libanaise, a connu des tensions, car l'équipe voulait donner la parole aux opposants du régime syrien. Les gauches arabes, de la même façon, sont clivées : elles demandent le départ d'Assad mais restent sceptiques sur le soutien apporté par les monarchies du Golfe à l'insurrection. La solution, pour elles, est politique, et pas militaire. La dynamique islamiste dans certains pays des printemps arabes a refroidi bien des ardeurs. D'autant que le régime syrien passe encore pour le camp de l'anti-impérialisme. Alain Gresh pense que la crise syrienne illustre surtout l'incapacité des Etats-Unis et des autres pays occidentaux à emporter l'adhésion de la communauté internationale, notamment en raison du recul de l'influence américaine et de la montée en puissance d'autres acteurs. Les pays émergents ont montré une grande méfiance face à un processus qui apparaît pour eux dominé par les Etats-Unis et les pays occidentaux. La Russie cherche à retrouver son statut de grande puissance, mais elle est liée aussi, historiquement, à la Syrie. Et le précédent libyen a laissé des traces à Moscou. La Russie retrouve sa place sur la scène diplomatique. La Chine, qui n'a pas d'intérêts majeurs en Syrie, est dans le sillage de la Russie. Claire Beaugrand souligne quant à elle qu'une lecture confessionnelle du rôle de l'Arabie Saoudite et du Qatar serait pour le moins réductrice. D'autant que les pays du Golfe étaient plutôt en bons termes avec la Syrie avant 2011. Pour l'Arabie Saoudite, la Syrie faisait contrepoids à l'Irak jusqu'en 2003. Le Qatar, lui, s'est installé à la faveur des crises au Liban et via le soutien de la France, en 2006 et en 2008. La violence de la répression du régime en 2011 change la donne. L'Arabie Saoudite tente d'abord d'éviter la contagion révolutionnaire puis d'encadrer l'aide aux rebelles. Le Qatar cherche lui à se positionner comme intermédiaire entre l'Occident et l'islamisme. L'émirat, qui soutient les Frères Musulmans, agit plus ouvertement que l'Arabie Saoudite. Critiqué pour son aide militaire et la construction de l'opposition extérieure, le Qatar a été marginalisé, à l'été 2013, par l'Arabie Saoudite, qui reprend le flambeau. L'aide saoudienne arrive d'ailleurs plutôt par le sud. Le Qatar perdra peut-être son rôle d'acteur régional ; l'Arabie Saoudite, elle, peut sortir renforcée de la crise syrienne. On compte de 10 à 15 millions de Syro-Libanais en Amérique latine, au Brésil, en Argentine et au Vénézuela essentiellement. Bachar el-Assad a réactivé les liens par une tournée tonitruante dans ces trois pays en juin 2010. Majoritairement, les communautés en exil ont pris position en faveur du régime syrien, notamment au Vénézuela, au nom d'une vision anti-impérialiste de l'histoire. Au Brésil, le soutien est plus discret. En Argentine, la présence d'une forte et ancienne communauté alaouite et l'influence du Parti syrien social nationaliste ont incontestablement joué. La diplomatie syrienne a continué les visites en 2012. Comme l'Iran, la Syrie maintient donc une présence en Amérique latine, ce qui entraîne en retour une certaine politisation des communautés en exil.


Incontestablement, et malgré l'absence d'une conclusion, l'ouvrage fera date. C'est sans doute, en français, la meilleure synthèse sur le conflit syrien entre 2011 et l'été 2013. Comme tout ouvrage collectif, il est parfois inégal, mais sur les 25 contributions, nombre d'entre elles valent le détour. La première partie, "La fabrication de la guerre civile", qui occupe les deux tiers de l'ensemble, se concentre sur le contexte syrien. C'est sans doute la plus partagée, mais on y trouve d'excellents articles, comme celui sur les ressources sécuritaires du régime, sur les alaouites, en particulier. Globalement, la deuxième partie, plus réduite, est plus efficace, en dépit du manque de place pour certains articles qui réduit les contributions. La remise en perspective de l'impact de la crise au Liban, le rôle de l'Irak ou de la Turquie, la place de l'Iran ou de l'Arabie Saoudite et autres monarchies du Golfe, celle des diasporas, sont remarquablement bien analysées. On aurait peut-être souhaité davantage de place consacrée à l'insurrection armée, qui finalement n'apparaît que dans un seul article, ce qui est peu. Globalement, aussi, la situation militaire est relativement évacuée : il est vrai qu'elle est complexe, que le conflit est encore en cours, mais il y avait à dire, et ce dès le printemps 2013, de nombreux articles ou ressources étaient disponibles. Il est dommage que l'article sur les ressources sécuritaires n'ait pas été prolongé par un autre sur les forces militaires du régime. Les grands absents sont aussi les volontaires étrangers, dans les deux camps, évoqués dans le même article que l'insurrection, mais finalement non abordés en soi. Mis à part ce léger bémol, on ne peut que saluer l'effort accompli, qui aide à mieux cerner les acteurs et les défis de la crise, comme l'annonçait le sous-titre.

Raphaël LEFEVRE, Ashes of Hama. The Muslim Brotherhood in Syria, Hurst&Company, 2013, 273 p.

 

Raphaël Lefèvre travaille au King's College de l'université de Cambridge pour sa thèse ; il s'est spécialisé sur le mouvement islamique syrien. Comme il le rappelle dans le prologue, beaucoup d'observateurs ne pensaient pas, au départ, que le printemps arabe puisse gagner la Syrie, régie par les "Hama rules" : un renvoi au massacre de Hama, en 1982, où le régime d'Hafez el-Assad n'avait pas hésité à écraser dans le sang une rébellion islamiste. Or, en réalité, le souvenir meurtri de cet événement a alimenté la contestation au régime après les premiers incidents à Deraa, en mars 2011. Le siège de Homs, en février 2012, a rappelé à beaucoup de Syriens le massacre tragique de Hama. Il y a donc un contentieux à régler entre les sunnites et le régime. Mais celui-ci, tout comme les autres minorités, est également marqué par la mémoire des événements de Hama. Les Alaouites craignent un retour de l'insécurité des années 1979 et 1982 et le régime instrumentalise la menace supposée des Frères Musulmans pour sa propagande. Il a souvent agité l'épouvantail des Frères Musulmans et a continué de le faire pendant la guerre civile. Pourtant, on connaît fort peu de choses, en particulier en Occident, sur les Frères Musulmans syriens. C'est ce vide que se propose de combler R. Lefèvre, qui est parti interroger les Frères Musulmans syriens eux-mêmes, tout en recoupant bien sûr ces interviews avec d'autres sources des plus fiables, et jusqu'aux documents capturés au moment de la mort d'Oussama Ben Laden. Il a eu accès aux mémoires d'importants membres du djihad syrien -notamment Abou Musab al-Suri. Le livre propose une approche chronologique, en quatre parties.


Dans la première, l'auteur retrace la naissance de l'islam politique en Syrie jusqu'au coup d'Etat baassiste de 1963, en montrant comment les Frères Musulmans syriens ont réconcilié l'islam politique avec la démocratie, une première dans le monde arabe. Le salafisme naît, au XIXème siècle, du déclin de l'Empire Ottoman et de l'ingérence de plus en plus grande des puissances extérieures, en particulier occidentales. Les élites du Moyen-Orient réfléchissent à des solutions et certains rejettent celle qui consiste à s'inspirer des Occidentaux. Jamal al-Din al Afghani envisage la communauté islamique comme une nation : son nationalisme panislamique veut revenir à l'âge d'or des premiers califes, les salaf. Afghani a une certaine influence en Inde et en Egypte, alors dominées par les Britanniques. Mais c'est son élève Mohammed Abduh, un Egyptien, qui donne véritablement naissance au salafisme. Abduh, quant à lui, cherche à montrer la compatibilité entre l'islam et les nouveautés apportées par l'Occident, et en introduisant en particulier le rationalisme au sein de l'islam. Afghani et Abduh s'opposent ainsi violemment aux oulémas, gardien de la tradition islamique. La Syrie va tendre l'oreille au discours salafiste, et ce d'autant plus qu'elle est la terre d'origine d'Ibn Taymiyya, un théologien médiéval qui est considéré comme l'ancêtre intellectuel du salafisme. Redécouvert par les wahhabites à la fin du XVIIIème siècle, cet auteur est remis à l'honneur à Damas par Abd al-Qadir al-Jazairi, qui insiste sur l'harmonie entre la connaissance rationnelle et la révélation, et une interprétation littérale de la charia. Les salafistes rejettent cependant le versant intolérant d'Ibn Taymiyya, en particulier à l'égard des minorités. C'est donc un islam politique modéré qui émerge en Syrie. Les salafistes adoptent progressivement le constitutionnalisme et le libéralisme politique ; mais leur caractère élitiste et intellectuel provoquera plus tard une crise interne dans leur organisation. Parallèlement, club et sociétés pullulent dans l'Empire ottoman. La période du mandat français exacerbe les tensions liées à l'occupation étrangère mais aussi à la confrontation aux normes occidentales de la puissance occupante. Les sociétés créées notamment à Damas, mais aussi à Alep, protestent contre l'installation d'écoles chrétiennes par les Français. Ces populistes islamistes vont entrer dans la sphère politique à la faveur de la Seconde Guerre mondiale. En mai 1944, les manifestations organisées à Damas sont soutenues par 40% des habitants de la capitale. La naissance des Frères Musulmans syriens, en 1946, suit celle de la branche égyptienne en 1928. Hassan al-Banna, le fondateur de cette dernière, se distingue des penseurs salafistes précédents en envisageant l'islam englobant toute la société. En 1939, les Frères Musulmans sont devenus une puissance de premier plan en Egypte. Des Syriens qui ont étudié au Caire et ont rencontré al-Banna vont contribuer à l'émergence de la branche syrienne des Frères Musulmans. Le premier congrès de l'organisation se tient à Alep en 1945, dans la métropole du nord qui a été un centre majeur de l'activité islamiste durant la décennie 1930. Les Frères Musulmans syriens ne sont pas un décalque de la branche égyptienne : la présence de nombreuses minorités en Syrie les obligent à composer avec cette réalité. Pragmatiques, ils vont entrer dans le jeu électoral et participer très tôt aux élections, d'où la création d'un parti représentant l'islam politique. Le jeu politique syrien, au moment de l'indépendance, comprend alors le Bloc National, des formations de gauche comme le parti Baas, et des formations islamistes. Le Bloc National, qui remporte les élections de 1947, craint la montée en puissance des Frères et fait saisir leur journal, al-Manar. Dès mars 1949 a lieu un premier coup d'Etat fomenté par le colonel Husni as-Zaim, qui dissout les partis politiques dont celui des Frères. Après un nouveau coup d'Etat, les élections de novembre 1949 voient les Frères Musulmans se présenter pour la première fois seuls sur une liste. Leur succès leur fait obtenir des places de ministres. Dépeints comme des "fanatiques", les Frères Musulmans montrent en réalité leur talent pour le compromis : lors de la discussion sur la constitution, en février 1950, comme l'opposition à leur proposition de déclarer l'islam religion officielle est trop forte, ils cèdent en obtenant un article qui fait de l'islam la religion du chef de l'Etat. L'activité des clubs et des sociétés continue, et les Frères soutiennent la cause palestinienne, plus pour contrer, d'ailleurs, le parti Baas. Réalisant aussi la montée du socialisme, ils investissent ce terrain : Mohammed al-Sibai, un des fondateurs historiques du mouvement, publie en 1959 Le socialisme de l'islam qui cherche à présenter une troisième voie islamique entre l'ouest et l'est. Les Frères sont plutôt favorables aux Soviétiques, mais sont très hostiles aux communistes syriens qui recrutent dans les mêmes groupes sociaux qu'eux -les classes moyennes et inférieures, éduquées, des grandes villes. Cette orientation n'est d'ailleurs pas sans provoquer des remous au sein des Frères Musulmans. Ceux-ci affrontent bientôt la concurrence du parti Baas, créé en 1940, sur la base d'un nationalisme panarabe, mais qui s'adjoint rapidement une composante socialiste, et s'allie avec le mouvement paysan d'Akram al-Hawrani. En 1954, les Frères Musulmans décident de se retirer de la vie politique : la répression lors des coups d'Etat précédents les a affaiblis, et par ailleurs, en Egypte, Nasser, devenu très populaire en Syrie, a écrasé les Frères Musulmans. En 1958, ils acceptent le projet de République Arabe Unie, mais c'est le Baas qui s'impose pour en sortir, par un coup d'Etat, en 1961, et qui a commencé par ailleurs à pénétrer l'armée. Ce sont les officiers baassistes et nasséristes de cette dernière qui mène le coup d'Etat de 1963.


L'opposition entre le Baath et les Frères Musulmans qui se développe de 1963 à 1982 ne se limite pas qu'à une fracture idéologique. Le Baath ne rejette pas l'influence de l'islam, mais pour les Frères Musulmans, l'idéologie de ce parti est une trahison de la doctrine islamique. Les premiers incidents ont lieu dès juillet 1964 et dégénèrent en émeutes, particulièrement à Hama, un des bastions du conservatisme religieux. Les événements dégénèrent quand des manifestants tuent un milicien baasiste. Marwan Hadid, un activiste musulman, se retranche avec ses partisans dans la mosquée Sultan, et tient 29 jours avant de se rendre, montrant déjà l'existence d'un courant islamiste radical. Le régime va alors tenter de contrôler ce mouvement religieux, et ce d'autant plus que l'armée et le parti Baas sont de plus en plus dominés par les minorités. Hafez al-Assad, qui s'empare du pouvoir en novembre 1970, se montre d'abord conciliant à l'égard des sunnites. Mais dès 1973, les Frères Musulmans, déçus de ses gesticulations, rejettent non seulement le parti Baath mais aussi le régime lui-même, de plus en plus dominé par les Alaouites. Pour de nombreux Syriens déshérités, ces bouleversements politiques ont été l'occasion d'une ascension sociale fulgurante. Le régime a veillé, via une politique de réforme agricole et de nationalisations, à casser l'influence de l'ancienne élite ; en outre, les classes pauvres et moyennes des villes, électorat traditionnel des Frères Musulmans, sont relativement délaissées au profit des masses rurales. Les choix d'Assad en matière de politique étrangère gonflent aussi le mécontentement des Frères : invasion du Liban en 1976 pour combattre l'OLP, soutien à l'Iran chiite pendant la guerre Iran-Irak en 1980... Le parti Baas s'efface devant la domination du clan Assad et les protestations tournent à l'émeute dans les grandes villes syriennes dès la fin des années 1970. A Hama et Alep, les habitants se sentent mis à l'écart par la mainmise du parti Baas sur le pouvoir en 1963. A Alep, le massacre des cadets alaouites de l'Ecole d'Artillerie, en 1979, déclenche une répression suivie d'une vague de manifestations mais qui restent assez pacifiques. A Hama au contraire, le meurtre d'un chauffeur de camion par un paysan alaouite conduit aux discours enflammés des Frères Musulmans et de l'Avant-Garde combattante pour soulever la population contre le régime. De 25 à 40 000 habitants sont massacrés par les troupes prétoriennes d'Assad en février 1982. Cela est dû à l'alliance étroite entre le mouvement paysan, les marchands, les Frères et les notables ruraux. Damas, surveillée par les compagnies de défense du frère d'Hafez, Rifat, reste au contraire relativement calme. Les élites locales ont contribué à calmer le jeu mais une nouvelle génération d'activistes islamistes a émergé, qui utilise une rhétorique religieuse et est prête à recourir à la violence pour atteindre ses buts : elle a manqué de déclencher une guerre civile sectaire. Il faut dire qu'à la fin des années 1970, l'opposition islamique au régime est devenue de plus en plus sectaire. Les Alaouites, qui constituent environ 10% de la population syrienne, étaient socialement marginalisés, économique exploités et isolés religieusement jusqu'au mandat français. Les Français ont utilisé le ressentiment des Alaouites contre les sunnites, en leur donnant, pendant un temps, leur propre Etat (1920-1936). En revanche, à l'indépendance, les sunnites dominent le jeu politique et marginalisent les alaouites jusque dans la province où ils sont dominants, Lattaquié. Mais les alaouites ont investi le parti Baas et surtout, depuis le mandat français, le corps des officiers de l'armée. Il faut attendre cependant 1969 pour que les Alaouites s'imposent vraiment au sein du parti qui a pris le pouvoir. C'est ce que consacre aussi l'arrivée d'Hafez el-Assad l'année suivante. En réalité, le régime n'est pas complètement alaouite : Hafez s'allie avec la bourgeoisie sunnite de Damas qui obtient des postes dans le Baath en échange de son soutien. Il s'appuie sur sa famille, son clan, sa secte religieuse et sur les officiels du Baath dans la campagne. Le baril de poudre sectaire explose cependant dès les années 1970. L'opposition islamique s'est radicalisée, notamment sous l'effet de l'Avant-Garde combattante, un mouvement djihadiste lié aux Frères Musulmans. Un membre des moukhabarat est tué à Hama en 1976, le recteur de l'université de Damas et un professeur d'Alep sont abattus en 1977, jusqu'au massacre, le 16 juin 1979, des cadets de l'école d'artillerie d'Alep par un commando de l'Avant-Garde introduit par le capitaine sunnite et baasiste Ibrahim Yusuf, qui tue 83 personnes. C'est alors qu'Hafez purge l'armée et le Baath des sunnites et se repose largement sur les Alaouites. L'appareil répressif est d'ailleurs dirigé par eux : Rifat, mais aussi Ali Haydar, qui dirige les commandos, et Ali Douba, le chef du renseignement militaire. En dépit de cette "alaouisation", le régime reste étroitement entre les mains d'Hafez el-Assad.


Les Frères Musulmans regroupent en réalité une variété de sociétés et de mouvements islamiques préexistants. Un clan d'Hama est souvent vu comme s'opposant à une faction d'Alep. La distinction la plus opérante reste cependant, à partir des années 1960, celle entre l'aile de Damas et celle du nord, Alep, Hama, et d'autres cités. La branche de Damas, plus modérée, va se retrouver progressivement marginalisée. Au départ, les Frères Musulmans sont surtout issus de Damas, ils se connaissent entre eux, c'est une élite intellectuelle, leur discours est d'ailleurs plus intellectuel que politique : ils souhaitent un Etat islamique démocratique, où l'islam est religion d'Etat, source de la loi. Ils n'ont pas hésité à s'allier avec des nationalistes réactionnaires en 1944. Cette empreinte damascène marque fortement Issam al-Attar, qui prend la tête des Frères de 1957 à 1969. Al-Attar, qui ne veut pas se départir du jeu démocratique et de la légalité, refuse de participer au coup d'Etat préparé en 1962, ce qui lui est reproché par certains Frères. Durant la décennie 1960, les Frères Musulmans se déchirent donc entre partisans des villes du nord et ceux de Damas. Les premiers reprochent aux seconds de rejeter les particularités d'un islam soufique dépassé par l'exigence salafie. En réalité, c'est un prétexte car certains Damascènes restent fidèles à l'enseignement soufique : la querelle est avant tout une querelle de pouvoir, les Frères du nord se sentent dominés par ceux de Damas. Al-Ittar est reconnu pour ses talents de prêcheur, mais pas pour ceux de politicien et de diplomate. Il se résoud à un exile plus ou moins forcé dès 1964, à Aix-la-Chapelle. La faction nord est dirigée par Amin Yagan, l'adjoint d'Ittar à la tête de l'organisation : entre 1969 et 1972, les Frères Musulmans sont ainsi dire sans direction et les fidèles d'al-Ittar s'exilent également. Ces exilés dispersent l'influence du mouvement notamment en Angleterre. L'Aleppin Abdel Fatah Abu Ghuddah prend finalement la tête du mouvement, avant de céder la place en 1975 à Adnan Saadeddine, né à Hama, dont l'arrivée au pouvoir consacre la radicalisation politique et idéologique des Frères Musulmans, autour d'un groupe de Hama mené notamment par Said Hawwa. Hama est également la patrie du radical Marwan Hadid, qui mène la lutte armée en 1964 et qui a rencontré en Egypte Sayyid Qutb, qui promeut la lutte armée contre Nasser. Jusqu'à sa mort en 1966, Qutb défend l'utilisation de la violence pour renverser les régimes arabes impies et il a probablement influencé Hadid. Le succès du message repose sur son caractère universel. Marginalisé après son échec de 1964, Hadid part dans camps d'entraînement palestiniens en Jordanie, avant d'en être chassés au moment de Septembre Noir. Revenu en Syrie, il crée l'Avant-Garde combattante, un groupe d'élite de combattants chargés de mener des attaques ciblées contre le régime. Il est arrêté à Damas en juin 1975 et exécuté l'année suivante : en représailles, ses hommes abattent le major Muhammad Gharrah, le chef du renseignement général à Hama. Pour Abou Musab al-Suri, un des membres de l'Avant-Garde et qui sera plus tard l'idéologue d'al-Qaïda, la période de 1976 à 1980 est un véritable âge d'or du djihadisme. Abd us-Sattar az-Zaim transforme l'Avant-Garde en une organisation terroriste professionnelle, décentralisée en cellules relativement autonomes, tout en ayant infiltré les forces armées : nombre de ses membres se retrouveront plus tard dans al-Qaïda. Le régime croit d'abord à une manoeuvre du rival irakien. Mais la vérité se fait jour quand Adnan Uqlah, un Aleppin, conduit le massacre de l'école d'artillerie d'Alep en 1979, Hafez el-Assad échappant à un attentat en juin 1980. Uqlah, qui dirige désormais l'Avant-Garde, se trouve à la tête d'une organisation accrue par l'arrivée de volontaires, et dirige le tout d'une poigne de fer. Les Frères Musulmans, en se ralliant bon gré mal gré aux djihadistes, ont fait le jeu du régime qui a pu les accuser de "terrorisme" pour justifier une répression aveugle. A la mi-1979, une réunion des Frères Musulmans accepte le principe de l'utilisation de la violence pour renverser le régime. Les moukhabarat ciblent indistinctement les Frères Musulmans ou l'Avant-Garde. La répression est notamment menée par Rifat, qui après l'attentat contre son frère, en 1980, fait arrêter des milliers de personnes, dont 500 à 1 000 meurent en détention. La législation se durcit et une loi, la 49, datée du 7 juillet 1980, condamne à la peine de mort les membres des Frères Musulmans. Ali Sadreddine al-Bayanouni devient le chef de la branche militaire des Frères, qui reste cependant moins efficace que l'Avant-Garde. Si les Frères s'unissent face au régime, les dissensions demeurent et le commandement unifié se dissout vers la fin de 1981. L'Avant-Garde et la branche locale des Frères à Hama, devant l'occupation progressive de la ville par les forces de sécurité, commencent à distribuer des armes aux habitants et à appeler au soulèvement. Les Frères d'Hama se désolidarisent de ceux d'Alep, et Adnan Uqlah, qui était à Amman, est rappelé par Umar Jawa, le commandant de l'Avant-Garde, à Hama. La direction des Frères enjoint à Jawa de ne pas provoquer de soulèvement, mais le message n'arrive pas, probablement à dessein. Les 400 militants de l'Avant-Garde sont rejoints par des milliers de sympathisants en février 1982 à Hama. Le régime envoie les compagnies de défense, qui se sont déjà tristement illustrées dans la répression, et la 3ème division blindée. Hama est pilonnée par l'artillerie, des quartiers entiers sont pulvérisés. Le nombre de victimes, impossible à établir précisément, se chiffre entre 10 et 40 000 morts. Les services syriens découvrent alors que l'Irak a protégé une partie des islamistes radicaux syriens, et leur a fourni des armes. L'Arabie Saoudite a aussi servi de pays de refuge pour de nombreux exilés.


Avec le massacre d'Hama, Hafez el-Assad a envoyé un message très clair à l'opposition islamique, mais il est aussi forcé de tenir compte de la popularité de plus en plus importante du mouvement. Il va donc coopter l'encadrement religieux, puis, après 2003, son fils Bachar va encourager le départ des djihadistes en Irak. Les vétérans de l'Avant-Garde, eux, se détournent vers le djihad mondial. Les relations entre les Frères et l'Avant-Garde sont exécrables. Uqlah, qui continue la lutte armée à partir d'Amman, est finalement tué à la fin 1982. Certains djihadistes se rendent, profitant de l'amnistie déclarée par le régime, d'autres partent vers l'Afghanistan. Ils vont y être influencés par Abdullah Azzam, un des pères du djihad afghan depuis Peshawar. Certains l'avaient déjà rencontré en passant par les camps jordaniens ou libanais. Azzam internationalise le djihad afghan et crée les structures pour acheminer les combattants arabes sur place : en 1984, il dispose déjà de 400 hommes prêts au combat. Les Syriens sont peu nombreux, mais se radicalisent devant la répression exercée par les Assad. Abou Musab al-Suri, qui a fait partie de l'Avant-Garde, est l'un des premiers à rejoindre Ben Laden en 1987, comme la plupart des Syriens servant avec Azzam. La mort de ce dernier, en novembre 1989, accélère la naissance du djihadisme issu du salafisme. Al-Suri tire les leçons de l'expérience syrienne pour recommander une organisation structurelle qui deviendra la base -al-Qaïda. Al-Suri se rend ensuite en Espagne, puis en Angleterre en 1994 où il est en lien avec le GIA algérien. En Espagne, Imad Eddine Barakat Yarkas dirige la première cellule, de 1995 à son arrestation en 2001, qui commet les attentats de Madrid trois ans plus tard. Al-Suri n'a perdu de vue le djihad syrien, tout comme Abu Baseer al-Tartousi, un érudit basé à Londres qui prêche un conflit ouvertement sectaire. L'invasion de l'Irak en 2003 fournit aux djihadistes un nouveau champ de bataille. Les moukhabarat laissent ce mouvement se développer : ils ont une longue expérience d'instrumentalisation des mouvements terroristes. Mais ils ont encadré le flux et ont parfois financé des groupes proches d'al-Qaïda en Irak. L'arme est à double tranchant : des attentats ont lieu en Syrie en 2004 et en 2005, et Fatah al-Islam, largement créée grâce au soutien syrien, échappe à son patron. Le régime syrien coopte aussi les oulémas pour s'assurer l'encadrement de l'islamisme : Ahmad Kouftaro puis Ahmad Hassoun sont nommés successivement grands muftis. A l'avènement de Bachar el-Assad, en 2000, celui-ci est obligé de davantage composer avec les religieux sunnites en raison des pressions intérieures et extérieures montantes. La Syrie devient pour les Américains un pays "voyou" après les attentats du 11 septembre (ce qui ne l'empêche pas de collaborer étroitement avec les Américains dans la "guerre contre le terrorisme" pour tenter de rentrer en grâce aux yeux de la communauté internationale, et pour se débarrasser des djihadistes, comme on l'a dit), et elle doit se retirer du Liban en 2005. Elle soutient le Hezbollah en 2006 et conserve une rhétorique pro-palestinienne, pour s'attirer de plus larges soutiens dans le monde sunnite syrien. Les Frères Musulmans en exil se déchirent entre Aleppins et ceux d'Hama, se rejetant la responsabilité du massacre. Le régime, qui continue la répression, accentue les divisions en proposant des négociations en 1984. La fracture est consommée dès 1986. Le clan Hama gagne l'Irak de Saddam Hussein. La faction aleppine, dont le chef, Ali Sadreddine al-Bayanouni devient le chef des Frères, renonce à la violence après le massacre de Hama, revient au pluralisme politique et à la démocratie, même si le mouvement reste attaché à l'islam politique. L'arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad ouvre des espoirs de compromis, vite dissipés. En 2005, Abdel Hakim Khaddam, un membre important du régime, fait défection et rejoint les Frères Musulmans en exil. Mais l'association avec l'ancien vice-président syrien ne permet pas aux Frères de s'imposer parmi l'opposition syrienne. En mars 2011, le mouvement de contestation n'a rien de religieux, au départ. Mais l'expérience de Homs, dès l'année suivante, montre que le caractère sectaire du conflit se développe ensuite. La répression du régime a entraîné à la fois la militarisation puis la radicalisation de l'opposition. En février 2012, alors que débute le siège de Homs, le régime relâche al-Suri, détenu depuis 2005, pour servir sa propagande qui prétend combattre le "terrorisme". Les Frères Musulmans, dénoncés quasiment dès le départ par le pouvoir Assad, aident à la création de camps pour les réfugiés en Turquie, au Liban et en Jordanie. Leur nouveau dirigeant, Mohammed Riyadh al-Suqfah, appartient à la faction de Hama, ce que d'aucuns regardent avec méfiance. A la mi-juillet 2012, les Frères annoncent qu'ils créeront un parti politique, après la chute d'Assad, pour concourir aux élections. Il y a cependant des doutes sur la capacité du mouvement à être crédible sur le terrain, d'autant plus qu'une partie de l'organisation, qui a rejoint le Conseil National Syrien créé en 2011, marque une rupture générationnelle. Le Mouvement pour la Justice et le Développement, basé à Londres, rassemble en outre ceux qui se présentent comme les héritiers d'al-Ittar.


Comme le montre l'exemple syrien, les Frères Musulmans sont loin d'être une organisation uniforme dans tous les pays du monde arabe. Le mouvement syrien, inspiré par le salafisme, est dès le départ plus intellectuel et politique que son homologue égyptien. Mais cela n'empêche pas les Frères syriens de céder parfois à un discours plus radical, inspiré d'Ibn Tammiyya, en particulier après le coup d'Etat de 1963. La radicalisation tient aussi à des problèmes de direction du mouvement, et conduit à l'exemple de Marwan Hadid, devenu un martyr pour les djihadistes. Les groupes djihadistes comme l'avant-garde opèrent d'abord indépendamment, puis les Frères s'y rallient car ils voient les disciples de Hadid gagner en popularité et ils pensent par ailleurs que le régime pourrait bien succomber. Les survivants du massacre de 1982, déçus par les Frères, rejoignent le djihad afghan puis celui mondialisé par al-Qaïda. Les Syriens djihadistes y acquièrent une expérience qui leur sera profitable plus tard, au moment du déclenchement de l'insurrection. La faillite d'un islam modéré laisse un espace aux Frères Musulmans pour renaître de leurs cendres, avec aussi la mémoire des luttes, leur implantation historique dans les grandes villes, une légitimité certaine. Surtout, ce sont leur capacités d'organisation qui peuvent faire la différence, en mobilisant réseaux et ressources indispensables au succès.

 

En plus de l'appareil de notes, et en dépit de l'absence d'une bibliographie récapitulative, Raphaël Lefèvre a ajouté dans les annexes des textes importants liés au parcours des Frères Musulmans syriens. L'un des principaux mérites du livre de Lefèvre est de montrer que les Frères Musulmans n'ont aucunement un système de commandement "centralisé", et sans doute encore moins qu'al-Qaïda. En Syrie, le mouvement a composé avec différentes tendances de l'islamisme, le tout compliqué par des réalités très locales (opposition entre les courants des différentes villes). Indéniablement, les Frères Musulmans sont avant tout le reflet de réalités syriennes, en particulier celles des classes moyennes urbaines sunnites qui ont alimenté leur organisation. Ils ont accompagné mais parfois aussi contribué aux évolutions du pays, comme le montre encore leur soutien à l'Armée Syrienne Libre en mars 2012, alors que la charte promue en 2001 bannissait le recours à la violence.

 


samedi 2 janvier 2021

Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution Finale en Pologne, Texto, Paris, Tallandier, 2007, 368 p.

 

Tallandier a publié il y a déjà quelques années dans sa désormais fameuse collection "Texto" un ouvrage devenu un classique : Des hommes ordinaires, de l'historien américain Christopher R. Browning, grand spécialiste de la Shoah. Celui-ci s'inscrit dans la droite ligne des travaux de Raul Hilberg, un des "pères fondateurs" de l'historiographie du sujet, avec sa somme La destruction des Juifs d'Europe parue en 1985. Dans ce livre, Browning cherchait à comprendre les motivations des "participants de base" de la Shoah, les exécuteurs de masse, ici les membres d'un bataillon de réserve de la police allemande, connu par le procès dont l'unité fut l'objet dans la RFA des années 60. Dans cette nouvelle édition, l'ouvrage comprend aussi une postface très intéressante (p.277-320) où Browning explique ce qui le différencie de l'historien Daniel Goldhagen, dont l'interprétation de la Shoah a suscité beaucoup de polémiques.


Comment des "hommes ordinaires", ainsi que le suggère le titre du livre, peuvent-ils du jour au lendemain participer à des meurtres de masse au nom d'une idéologie et d'une politique prônées par un Etat, c'est la question à laquelle tente de répondre Christopher Browning dans son ouvrage. Question qui se pose d'ailleurs pour tous les participants au génocide juif de la Seconde guerre mondiale, allemands et autres. Browning est l'élève de Raoul Hilberg, historien sur le tard auteur de la monumentale Destruction des Juifs d'Europe parue en 1985 et traduite en français en 1988. Le livre de Browning, paru en 1992, a lui aussi été rapidement traduit en français.


Pour son ouvrage, Browning a utilisé les archives judiciaires de la République Fédérale d'Allemagne qui a intenté un procès aux policiers de réserve du 101ème bataillon entre 1962 et 1972. Plus précisément, ce sont 210 témoignages dont il s'est servi, soit un peu moins de la moitié de l'effectif du bataillon concerné qui comptait 500 hommes environ. Le 101ème bataillon de police de réserve allemand a participé à l'exécution de 38 000 Juifs par balles au bas mot -selon le macabre décompte scrupuleusement organisé par l'historien- et à la déportation de 45 000 autres dont l'immense majorité a trouvé la mort dans les chambres à gaz du camp d'extermination de Treblinka.


La préface est signée Pierre-Vidal Naquet : elle est intitulée "le premier cercle est le dernier". L'historien helléniste chevronné, décédé en 2006, évoque les oeuvres d'Hilberg, de Claude Lanzmann et de Primo Levi. Il oppose les mémoires héritées de la Shoah au travail d'historien mené par Christopher Browning. Il rappelle également que Browning appartient à la génération d'historiens nés après la Shoah et qu'il a participé à un procès contre un nazi canadien. Il souligne aussi que le livre "Des hommes ordinaires", le troisième de son auteur, se rattache à la tradition italienne de la micro-histoire, ce qui en constitue l'originalité parmi les écrits de cet historien. Pierre Vidal-Naquet estime que l'intérêt principal de l'ouvrage est de mettre en exergue les exécutants de la Solution Finale, à l'échelle la plus fine : on connaît bien les grands noms du nazisme, Himmler, Heydrich, Eichmann pour n'en citer que quelques-uns. Mais qui connaît ceux qui ont fusillé, torturé, gazé les Juifs et les autres déportés ? Ce sont ces "hommes ordinaires", plongés dans la "zone grise" chère à Vidal-Naquet, que Browning tente de comprendre dans son étude.


La préface de Browning lui-même définit son propos. La Solution Finale a été mise en oeuvre de manière spectaculaire en Pologne entre le printemps 1942 et le printemps 1943. Un chiffre : à la mi-mars 1942, 75 à 80 % des victimes de la Shoah étaient encore en vie ; un an plus tard, elles étaient mortes. Si l'offensive allemande de 1942 dans le sud de la Russie a échoué, la mise en oeuvre de l'extermination des Juifs, en revanche, a connu un succès immense. Comment, alors, comprendre que des "hommes ordinaires", sans passé judiciaire, qui n'avaient jamais tué, aient pu exécuter ce projet de meurtre de masse ? Browning précise également comment il a eu accès à ses sources, comment il les a appréhendées, comment il a essayé de se garder des défauts propres à ce genre d'exercice.


Après un chapitre introductif qui présente le point critique pour le 101ème bataillon, l'arrivée dans le village de Josefow le 13 juillet 1942 où va avoir lieu la première tuerie, Browning expose dans un deuxième chapitre l'Ordnungspolizei, la police de maintien de l'ordre à laquelle est rattaché le 101ème bataillon. Cette Orpo est issue d'une police créée sous la République de Weimar : elle a absorbé les anciens vétérans des Freikorps qui ont écrasé l'agitation révolutionnaire après la fin de la Grande Guerre ; largement militarisée, elle est aussi un moyen de contourner les restrictions militaires imposées par le traité de Versailles ; enfin, c'est un outil de formation pour les cadres de la future Wehrmacht nazie. A l'arrivée d'Hitler au pouvoir, Himmler réorganise les forces de police en deux branches. La Gestapo et la police criminelle relèvent de Reinhardt Heydrich. La police de maintien de l'ordre, qui nous intéresse, est sous les ordres de Kurt Daluege : elle comprend une police municipale, une police rurale équivalente à notre gendarmerie, et une police urbaine. Elle compte 62 000 hommes en 1938 : son service territorial la rend attractive et beaucoup d'Allemands s'y engagent pour éviter de servir dans l'armée. En 1939, au déclenchement de la guerre, elle compte 139 000 hommes : les plus jeunes sont versés dans l'armée régulière, mais les plus âgés peuvent continuer à s'y enrôler de sorte qu'en 1940, elle compte près de 250 000 hommes. Sa tâche est celle d'une force d'occupation : elle rassemble les prisonniers après les combats, récupère les armes abandonnées, assure la sécurité des zones arrière. Constituée pour beaucoup d'officiers de police de carrière, l'Ordnungspolizei quadrille ainsi le Gouvernement Général de Pologne. Mais l'Ordnungspolizei peut être mobilisée, là où elle est présente, par les représentants spéciaux SS de Himmler dans les districts, et ce sera le cas pour la campagne d'extermination de la Solution Finale.


Dans le chapitre 3, Browning décortique l'implication de l'Orpo dans la Solution Finale dès 1941. Parmi les 3000 membres des tristement célèbres Einsatzgruppen (ils sont 4 au départ) lancés sur les traces de la Wehrmacht en URSS, 500 font partie de l'Orpo. Un 5ème Einsatzgruppe est formé par l'Orpo en juillet et occupe la partie orientale de la Pologne annexée par Staline en 1939. Avec l'accélération de l'extermination en raison des succès de l'armée allemande en Russie, 5 500 policiers supplémentaires viennent bientôt renforcer les groupes de tueurs nazis. Dès le 27 juin, le 309ème bataillon de police massacre plusieurs centaines de Juifs à Bialystok. Fin août, d'autres policiers fusillent presque un millier de Juifs à Minsk. Le 45ème bataillon participe au massacre de Babi Yar, près de Kiev, où 33 000 Juifs sont tués les 29 et 30 septembre dans l'un des plus grands massacres de la "Shoah par balles". Face à l'ampleur de la tâche, l'Orpo doit recruter des auxiliaires locaux : ils seront 300 000 en 1942.


A l'automne 1941, l'Orpo doit participer à la déportation des Juifs (chapitre 4). Elle fournit l'escorte des trains de la mort et se charge d'acheminer les Juifs pour les entasser dans les wagons. Les effectifs sont souvent faibles, et les gardes adoptent une attitude différente selon le profil des déportés : relativement indifférents lorsque le "chargement" est constitué de Juifs inconscients de leur sort, beaucoup plus brutaux lorsque les déportés ont bien compris ce qui les attend à l'arrivée et tentent de s'évader des wagons. Mais cela n'aide pas à comprendre comment ces hommes ont pu devenir des tueurs, d'où la présentation du 101ème bataillon (chapitre 5). Cantonné à Hambourg au déclenchement de la guerre, il participe à la campagne de Pologne pour sécuriser les zones arrière puis revient dans sa ville de stationnement. En mai 1940, il est expédié dans le Warthegau, cette terre polonaise rattachée au Reich où Hitler veut installer des colons allemands : le 101ème bataillon expulse manu militari plus de 36 000 Polonais résidant sur place en 5 mois. Il exécute aussi des opérations de "pacification" et la garde du ghetto de Lodz : de nombreux Juifs et Polonais sont tués. Reconstitué en mai 1941, le bataillon est en formation jusqu'en juin 1942. Il participe pendant ce laps de temps à l'escorte de trois trains de Juifs et Tziganes allemands expédiés dans les ghettos de Lodz, Minsk et Riga. Il revient en Pologne en juin 1942. Moins de 20 % de l'effectif d'origine est présent. Le bataillon, fort de 500 hommes environ, est de recrutement hambourgeois, avec quelques éléments du Schleswig-Holstein et du Luxembourg. Si le commandant du bataillon, Wilhelm Trapp, est un ancien de la Première guerre mondiale et un vieil adhérent du parti nazi, il n'est pas membre de la SS, contrairement aux deux capitaines de compagnie ; les 7 lieutenants, membres également du parti nazi, ne sont pas non plus chez les SS. Sur 32 sous-officiers connus, 22 sont membres du Parti mais seulement 7 des SS. 63 % des policiers sont du milieu ouvrier, peu qualifié, 35 % sont des employés et 2 % des membres des classes moyennes ou supérieures. 25 % des hommes de troupe sont membres du Parti, avec une répartition égale entre ouvriers et employés. Ils viennent de Hambourg, une ville connue pour avoir été très antinazie.


Globocnik, le représentant de Himmler dans le district de Lublin, est confronté au manque de main d'oeuvre pour mettre en place la Solution Finale que lui a exposé son chef (chapitre 6). Le district compte 300 000 Juifs ; le Gouvernement Général de Pologne dans son ensemble, 2 millions. Les trois bataillons de l'Orpo présents dans le secteur, 1 500 hommes, vont donc être mis à contribution. Globocnik recrute également des supplétifs dans les camps de prisonniers soviétiques, parmi les anticommunistes. Entraînés dans le camp SS de Trawniki, ils en gardent le nom, encadrés par des officiers allemands. Le ghetto de Lublin est la première cible en mars 1942 : la quasi totalité des 40 000 Juifs sont tués par balles ou envoyés au camp d'extermination de Belzec. En mai, c'est le camp de Sobibor qui prend le relais ; en juin, 100 000 Juifs ont déjà été éliminés.


Le 101ème bataillon se retrouve pris dans l'engrenage lorsque le 11 juillet, Globocnik ordonne à Trapp d'éliminer les 1 800 Juifs du village de Josefow (chapitre 7). Trapp, qui a mauvaise conscience, propose aux plus âgés du bataillon de ne pas y participer si besoin : un lieutenant refuse, plusieurs hommes également. Les policiers de réserve, mal formés à la tâche qui les attend, resteront profondément marqués par cette première exécution : on leur a appris à viser des organes ou points vitaux à l'aide de leur baïonnette pour les fusillades, mais certains paniquent, oublient, et sont éclaboussés par le sang et la cervelle de leurs victimes. Des policiers se débrouillent pour échapper aux pelotons d'exécution. Le commandant du bataillon reste toute la journée dans le village en se lamentant sur son sort. Pour les tireurs, on a prévu des rations d'alcool supplémentaires mais cela ne suffit pas à calmer l'émotion et le désarroi de certains. Browning décortique les témoignages des policiers au sujet du massacre de Josefow (chapitre 8) : les autojustifications sont variées mais souvent faibles ; cependant, si une douzaine d'hommes a refusé d'accomplir l'exécution, beaucoup se sont arrangés pour n'y prendre qu'une faible part alors que d'autres l'accomplissent sans états d'âme. Plus qu'un refus moral, c'est une démoralisation des policiers qui guette ; aussi, les actions ultérieures verront les policiers se charger de l'évacuation des ghettos et de la déportation ; lors des exécutions, ce sont les supplétifs qui exécuteront le "sale boulot".


C'est ce qui se passe lors du deuxième massacre à Lomazy, le 17 août 1942 (chapitre 9). 1 700 Juifs sont fusillés à l'aide d'un groupe de 50 Trawniki qui assure l'essentiel des exécutions, à grand renfort d'alcool encore une fois. Les policiers de réserve, maintenant mieux formés et commençant à s'habituer à la pratique, tuent plus de victimes en trois fois moins de temps. En août encore, le 101ème bataillon participe à l'évacuation des ghettos de la région pour la déportation vers le camp de Treblinka, procédure qui s'accompagne de violences mesurées ou non, sans participation obligatoire des Trawniki (chapitre 10). Le 22 septembre, les fusillades reprennent à Seromkola (chapitre 11) : 200 à 300 Juifs sont fusillés dans des carrières de pierre dans ce village déjà victime d'un groupe d'autodéfense polonais en 1940. Le 25 septembre, en représailles de la mort d'un policier dans une embuscade, 68 Polonais sont tués à Talcyn. Pour tenir le quota imposé de 200 victimes, les policiers fusillent des Juifs du ghetto de Kock. A ce moment-là, en 8 opérations, dont 3 avec le concours des Trawniki, le bataillon a tué 4 600 Juifs et 68 Polonais et a déporté 15 000 Juifs à Treblinka. En octobre, les déportations reprennent (chapitre 12): 27 000 rien que pour le bataillon, avec plus d'un millier de Juifs tués au cours de râtissages et de fusillades à l'encontre de ceux qui se sont cachés. Le capitaine Hoffmann, l'un des deux commandants de compagnie, parmi les plus ardents aux massacres, devient chroniquement malade en raison de son "travail" (chapitre 13) : en désaccord avec Trapp, il finit par être muté du bataillon début 1943. A la mi-novembre, ce sont 6 500 Juifs qui ont été abattus par les policiers et 42 000 autres déportés. Commence alors ce que l'on a appelé la "chasse aux Juifs" (chapitre 14) : le 101ème bataillon participe à des battues, des opérations de patrouille dans les forêts, à la campagne et en ville pour débusquer tout Juif caché mais également les partisans et les prisonniers de guerre russes évadés. Les ordres sont impitoyables : tout ennemi rencontré doit être passé par les armes. Les volontaires ne manquent plus, désormais, dans le bataillon : les exécutions donnent lieu à des rituels obscènes et symboliques. Un réseau de dénonciateurs et d'informateurs permet au bataillon d'intervenir efficacement. Les policiers interviennent même sur les propriétés des colons allemands lorsque le nombre des employés juifs est anormalement élevé.


En mai 1943, les derniers ghettos sont vidés et les exécutions sommaires accélèrent le processus (chapitre 15). En novembre 1943, celles-ci culminent dans ce que l'on a baptisé la "fête de la moisson" : dans le district de Lublin, le 101ème bataillon participe à la mise à mort de 42 000 Juifs, soit plus que le ravin de Babi Yar à Kiev, mais encore moins que les 50 000 victimes des Roumains à Odessa en 1941. L'Erntfest répond à deux problèmes : d'une part, il faut éliminer les Juifs maintenus en vie pour l'effort de guerre dans les camps de travail ; par ailleurs, les déportés, qui sentent l'évolution, commencent à se soulever : ghetto de Varsovie en avril-mai, camps de Sobibor et de Treblinka. Le 101ème bataillon exécute donc 30 000 Juifs dans son district : si les hommes sont maintenant "rôdés", ils sont cependant surpris par l'ampleur du nombre de cadavres à faire disparaître ; les bûchers intoxiquent plusieurs policiers. En tout, le 101ème bataillon a donc fusillé depuis juin 1942 38 000 Juifs et en a déporté 45 000, et ce pour une unité d'à peine 500 hommes. Après leur participation à la Solution Finale (chapitre 16), les hommes du bataillon sont de plus en plus engagés contre les partisans, ou contre l'armée soviétique. Certains sont capturés par les Russes mais la plupart parviennent à rentrer en Allemagne et s'engagent dans la police sous la RFA. En octobre 1947, Trapp, le lieutenant Buchmann, celui qui avait refusé de tirer à Josefow, et deux autres policiers sont extradés en Pologne et jugés l'année suivante : le commandant du bataillon et l'un des policiers sont pendus, les deux autres soumis à des peines de prison. Après la création d'un organisme spécifique par la RFA en 1958 pour s'occuper des criminels nazis, 210 membres du bataillon sont interrogés entre 1962 et 1972. Quelques peines de prison sont prononcées. Les poursuites s'arrêtent là mais le procès a fourni la matière au présent livre.


Browning s'intéresse d'abord au triangle Allemands-Polonais-Juifs (chapitre 17). Dans leurs témoignages, les policiers ne parlent que peu de leurs rapports avec les Polonais. Considérés comme des bandits, mais pas foncièrement anti-allemands, les Polonais, par contre, sont victimes comme les Juifs d'un accroissement des violences de la part du bataillon. Si en septembre 1942 on se soucie de ne pas froisser les populations polonaises pendant l'action de représailles en consultant le maire du village, en janvier 1943, la mort d'un policier entraîne une riposte démesurée : une section brûle un village entier et fusille les 15 femmes âgées qui y étaient demeurées. Concernant les Juifs, les policiers ne mettent évidement pas en avant leur engagement nazi, mais dénoncent parfois l'antisémitisme et la brutalité de certains camarades. Pourtant, en décrivant comment ils distinguent Juifs et Polonais, ils font appels à des stéréotypes racistes bien propres au nazisme. Deux catégories de Juifs sortent du lot : ceux d'origine allemande parfois croisés dans les massacres, et les Juifs qui travaillent souvent pour le bataillon, aux cuisines par exemple, toutes deux à éliminer aussi. Les policiers parlent plus de ces personnes, mais n'éprouvent aucun scrupule ou presque quand il s'agit de les assassiner. En revanche, ils se déchargent sur les Polonais, accusés d'antisémitisme notoire et brutal, d'être des dénonciateurs, des traîtres et des assassins. Il y a là un effet de projection : les policiers, refoulant leurs actes et ne voulant pas charger leurs collègues, se défaussent sur les Polonais, dont certains ont, il est vrai, activement collaboré à la Solution Finale.


Comment, alors, comprendre le parcours infernal de ces "hommes ordinaires" (chapitre 18) ? Browning donne d'abord comme explication celle-ci : la guerre engendre toujours un surcroît de violence. Une guerre raciale comme celle menée par les Allemands sur le front de l'est a amplifié la "brutalisation" des soldats allemands. Deux phénomènes s'y rattachent : les exactions commises dans ce qu'il appelle le "délire de guerre", très fréquentes dans tous les conflits, et la politique promue par un Etat, comme les bombardements de civils, les constructions pharaoniques par une main-d'oeuvre corvéable à merci, etc. Le 101ème bataillon relève du second phénomène. La déshumanisation de l'ennemi a accéléré la brutalisation des policiers, qui n'est pas la cause de leur comportement mais l'une de ses manifestations. La segmentation de la Solution Finale, le partage des tâches, notamment après le massacre de Josefow, a contribué à rendre de plus en plus inhumains les policiers du 101ème bataillon : on rejoint là une théorie avancée par Hilberg. Les policiers n'étaient pas des bureaucrates. Ils n'ont pas été sélectionnés comme les membres des Einsatzgruppen, mais la forte proportion de membres du Parti nazi incite à penser qu'on voulait tout de même des unités sûres. Les officiers non plus n'étaient pas des séides d'Himmler : Trapp est plutôt un vieux combattant de la Grande Guerre, et même les capitaines SS ne se sont pas distingués. On ne s'est donc pas servi du bataillon parce qu'il avait été prévu pour cela : simplement, il fallait des effectifs pour assurer les exécutions et le bataillon était là et disponible. Des expériences psychologiques menées après la guerre permettent de cerner plusieurs profils, forcément généralisants, au sein du 101ème bataillon : un noyau dur de tueurs qui ont pris de plus en plus plaisir et part aux massacres ; un groupe moyen majoritaire qui exécutait les tâches sans faire de zèle , et une petite minorité qui a toujours refusé les exécutions. Les soucis de carrière ont parfois influé dans le comportement (notamment des policiers professionnels) mais aussi l'obéissance aux ordres, souvent invoquée. Pourtant aucun des insoumis n'a jamais été puni. Mais comme le montre d'autres expériences psychologiques, la contrainte du groupe, sociale, a pesé dans beaucoup de cas. Les policiers ont-il été endoctrinés ? Ils ont bien été soumis à un programme de propagande continu : mais comme le remarque Browning, celui-ci porte sur les grands thèmes nazis habituels, pas sur la tâche même d'extermination. L'effet est donc très limité. D'autant plus que la propagande est surtout forte en 1943, après la plupart des massacres ; elle s'adresse à des hommes jeunes alors que les policiers sont plutôt âgés et ont connu la République de Weimar. Rien de comparable donc à ce qu'ont subi les Einsatzgruppen pendant deux mois avant l'invasion de l'URSS, un véritable matraquage idéologique. Le conformisme de groupe, par contre, a beaucoup pesé dans la participation de 90 % des hommes aux tueries. Ne pas laisser le sale boulot aux camarades, la peur d'être isolé, la volonté de défendre son honneur d'homme : effets pervers de la guerre, du racisme et de l'endoctrinement. Browning reprend enfin l'idée de Primo Levi, la "zone grise" : parfois, les bourreaux confrontés à leurs victimes hésitent et leur comportement n'est plus le même, ce qui est le cas du 101ème bataillon mais également des SS gardant les camps de la mort, par exemple. Sans dénier la responsabilité personnelle des policiers, la conclusion de Browning est assez pessimiste sur l'humanité : en effet, le comportement du 101ème bataillon en tant qu'entité humaine est si troublant, comme l'a démontré son ouvrage, ces "hommes ordinaires" sont passés si facilement à leur statut de massacreurs, en étant soumis à des pressions sociales, étatiques, et autres, que n'importe quel autre groupe aurait pu faire de même placé dans ces circonstances.

Steven J. ZALOGA, Bagration 1944. The destruction of Army Group Center, Campaign 42, Osprey, 1996, 96 p.

 

L'opération Bagration (du nom du général russe, d'origine géorgienne, tué à La Moskowa/Borodino en 1812) reste relativement peu connue en France. Déclenchée le 22 juin 1944, trois ans jour pour jour après Barbarossa, la grande offensive d'été soviétique en Biélorussie mène l'Armée Rouge, en 5 semaines, aux portes de Varsovie. C'est sans conteste la plus grande défaite allemande de toute la guerre : le Groupe d'Armées Centre de la Wehrmacht y laisse 17 divisions entièrement détruites, 50 autres sont durement malmenées, soit bien plus qu'à Stalingrad. Ce désastre se combine avec les pertes subies en Normandie au même moment. C'est cette opération que Steven Zaloga, historien américain, spécialiste du matériel militaire et du front de l'est, traite dans ce volume de la collection Campaign d'Osprey : c'est d'ailleurs un titre assez précoce (1996) dans une bibliographie du sujet alors plutôt restreinte.


Les 96 pages du volume donnent un aperçu synthétique de bonne facture de l'opération Bagration. L'auteur y explique, en particulier, comment les Allemands se sont fourvoyés en prévoyant une attaque russe au nord de l'Ukraine, une illusion savamment entretenue par la maskirovka des Soviétiques, comparable à l'opération Fortitude menée pour le débarquement en Normandie. Par ailleurs, l'imminence du débarquement à l'ouest oblige les Allemands à renforcer le front occidental à partir de l'automne 1943, dégarnissant d'autant le front de l'est, alors que la guerre aérienne au-dessus du Reich avale les chasseurs et laisse l'Ostfront sans protection face aux nuées d'appareils soviétiques.


Hitler s'enferme de plus en plus dans ses intuitions et la guerre tournant mal, il en vient à ne croire qu'à sa bonne étoile et à l'ordre de "tenir sur place", illustré par la création des Festungplatz dans le Groupe d'Armées Centre. Il sous-estime par ailleurs gravement les capacités de l'Armée Rouge, qui domine en fait les Allemands depuis une année au moins. Le maréchal Busch, qui commande le Groupe d'Armées Centre, est plus un fidèle politique qu'un officier compétent. En face, Staline, après les premières années de déboires, a appris à faire davantage confiance aux officiers de l'Armée Rouge. Les commandants de front de l'opération Bagration, à quelques exceptions près, sont tous issus des expériences sanglantes de 1941-1942 : Bagramian, par exemple, un des rares non-Russes à être devenu commandant de front.


Alors que l'Armée Rouge gagne en puissance, grâce à une industrie de guerre tournant à plein régime et au Lend-Lease anglo-saxon, sans parler de l'expérience engrangée depuis 1941, la Wehrmacht n'a plus assez d'hommes, de chars et d'avions pour couvrir l'ensemble du front. La qualité des soldats a également diminué, de même que le rythme d'entraînement, faute d'essence, partie en fumée sous les coups de l'aviation stratégique anglo-américaine. Pendant Bagration, les Soviétiques vont par ailleurs faire preuve de capacités remarquables en termes de logistique et d'utilisation du génie, en raison du terrain particulièrement coupé (forêts, marécages, rivières) de Biélorussie. Ils peuvent aussi compter sur les centaines de milliers de partisans de la région qui apportent un concours précieux à l'Armée Rouge avant et pendant l'opération.


Le résultat de Bagration, décrite par Zaloga dans l'essentiel de l'ouvrage, est sans appel : l'Armée Rouge détruit le Groupe d'Armées Centre et se retrouve devant Varsovie, avec des têtes de pont sur la rive occidentale, même si elle regarde écraser dans le sang le soulèvement de l'Armée Intérieure polonaise. Le secteur central du front de l'est se stabilise jusqu'en janvier 1945 : d'ici là, ce sont les deux ailes, nord et sud, qui auront la priorité. Bagration marque essentiellement la faillite du renseignement allemand, qui n'a pas su déceler l'axe principal de l'offensive d'été soviétique ; cette faillite du renseignement repose en grande partie sur une sous-estimation plus que grossière des progrès et des capacités de l'adversaire, qui surclasse désormais la Wehrmacht. Hitler, par son ordre insensé de tenir sur place à tout prix, a largement contribué à l'ampleur du désastre. Cela n'empêche pas le Groupe d'Armées Nord-Ukraine, attaqué dans un deuxième temps de l'offensive et beaucoup mieux équipé que son homologue du centre, d'être repoussé en deux semaines : mais la retraite étant ordonnée à temps, les pertes s'en trouvent plus limitées. Cependant, la disproportion des forces et des talents est telle que pour l'armée allemande à l'est, c'est déjà le commencement de la fin, pour paraphraser Churchill.


Quelques coquilles dans le texte n'enlèvent rien à cette lecture bien utile, bien illustrée (sauf pour les cartes, qui datent un peu, et pour les vues plongeantes, de l'ancien modèle d'Osprey, peu commodes à la lecture), pourvue d'une courte bibliographie de référence et d'autres annexes. Une bonne introduction au sujet.

David M. GLANTZ, Jonathan HOUSE, When Titans Clashed. How the Red Army Stopped Hitler, University Press of Kansas, 1995, 414 p.

 

David Glantz est l'un des historiens américains qui a profondément renouvelé la vision de l'Ostfront pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est Directeur du Combat Studies Institute de Fort Leavenworth, au Kansas, depuis sa fondation en 1979 jusqu'en 1983, et directeur des opérations soviétiques du Center for Land Warfare de l'US Army War College à Carlisle, en Pennsylvanie, de 1983 à 1986. En 1993, il crée le Journal of the Slavic Military Studies. Glantz est sans doute l'un des meilleurs connaisseurs de l'Armée Rouge et du rôle de l'URSS dans la Seconde Guerre mondiale. C'est lui qui a remis à sa juste place l'effort soviétique qui est venu à bout des Allemands, tout en démontant toute une historiographie occidentale très influencée par les mémoires des généraux nazis survivants. Il participe aussi à la redécouverte de l'art opératif soviétique, de première importance pour l'armée américaine à la fin des années 70 et dans les années 80. Glantz s'est associé pour ce travail à Jonathan House, professeur au Gordon College en Géorgie.


Ce livre, qui n'est pas le premier de Glantz , est sans doute le plus abordable parmi sa nombreuse bibliographie. Le but de l'ouvrage est tout simplement de proposer un nouveau regard sur la Grande Guerre Patriotique, comme l'appelle encore les Russes : en effet, en 1995, la fin de l'URSS et l'ouverture des archives -temporaire- permet d'avoir accès à une nombreuse documentation qui va enfin autoriser, en Occident, à contrebalancer le récit classique fourni par les anciens militaires nazis dans le contexte de la guerre froide, où les Soviétiques sont devenus les adversaires, et donc accepté sans broncher par les Américains et d'autres. Il comprend quelques erreurs de détail (dans les pages sur Koursk, le Panther se retrouve affublé d'un canon de 88mm au lieu de 75, etc), mais il n'en est pas moins très instructif.


Les deux auteurs divisent le livre en plusieurs parties. La première fait le point sur les évolutions de l'Armée Rouge entre 1918 et 1941, à la veille de l'attaque allemande. La guerre civile russe est bien mise en avant comme un moment fondateur, qui va accoucher de l'art opératif, malheureusement sabré par les grandes purges de 1936-1938. Cependant, l'héritage se maintient à travers, par exemple, la prestation de Joukov à Khalkin-Gol contre les Japonais en 1939. Sont ensuite exposées les raisons du pacte germano-soviétique et les conséquences de la guerre désastreuse contre la Finlande, en 1939-1940. Celle-ci entraîne la mise en oeuvre d'un certain nombre de réformes qui ne sont pas achevées en juin 1941 : la Wehrmacht a donc attaqué au meilleur moment, face à un adversaire en pleine réorganisation. Suit un tableau des forces en présence et un point sur l'absence de réaction de Staline devant l'imminence évidente de l'attaque.


La guerre elle-même est divisée en trois grandes phases, à laquelle une partie est consacrée. La première va de l'invasion à décembre 1942. Cette période voit l'Armée Rouge subir des pertes catastrophiques (11 millions d'hommes, tués, blessés, disparus, prisonniers, fin 1942). Mais la machine de guerre tactique allemande n'a pu venir à bout des réserves soviétiques, et par ailleurs les survivants ont appris, dans le sang, les leçons de la Wehrmacht. La mobilisation industrielle de l'URSS est sans équivalent en face, et l'aide alliée joue aussi son rôle. Pour Glantz, l'échec de Barbarossa n'est pas seulement celui d'Hitler, mais aussi celui des officiers allemands qui ont appliqué des succès tactiques en Europe occidentale à une géographie orientale.


La deuxième période, de novembre 1942 à décembre 1943, constitue un tournant. Les Allemands perdent l'initiative et finalement la guerre, une grande partie du territoire russe est libérée. La Wehrmacht n'a plus assez d'hommes et pas assez de matériel en ligne malgré la mobilisation totale des ressources du IIIème Reich. Mais les Allemands ont aussi perdu parce que les chefs soviétiques, auxquels Staline fait désormais confiance, ont surclassé leurs opposants. Lors de la bataille de Koursk, ces officiers soviétiques montrent leurs capacités à tester des concepts opérationnels ou stratégiques, notamment dans l'emploi des blindés. Economiser du sang devient, également, un but recherché par l'Armée Rouge, ce qui n'est pas peu dire.


Lors de la troisième période du conflit, de janvier 1944 à mai 1945, les Allemands voient leurs pertes considérablement augmenter et dépasser même celles des Soviétiques. Cette phase est marquée par des combats proprement horrifiques, qui culminent en 1945 jusqu'à la prise de Berlin. Surtout, la victoire soviétique porte en germe la guerre froide avec l'occupation des territoires libérés en Europe centrale et orientale, d'où le déni occidental sur les performances de l'Armée Rouge qui devient bientôt l'ennemi.


En conclusion, Glantz et House rappellent que la guerre, pour les Soviétiques, ne s'arrête pas avec la capitulation allemande. En août 1945, l'Armée Rouge mène en effet une opération de grande envergure contre les Japonais en Mandchourie. Celle-ci devient un cas d'école de l'art opératif soviétique, à partir de celui développé et amélioré contre les Allemands. Les Soviétiques ont, pendant le conflit, supporté le gros de l'effort contre l'Allemagne nazie : les pertes russes sont là pour en témoigner, tout comme les pertes allemandes d'ailleurs. Cela ne veut pas dire que l'aide occidentale est à négliger : les Anglo-Américains, avec leur campagne de bombardement stratégique contre l'Allemagne (hors de portée de l'URSS), ont considérablement affaibli la Luftwaffe à l'et et ont permis à leur façon aux VVS de s'imposer. Le Lend-Lease a assuré la motorisation de l'infanterie soviétique et le succès de certaines des plus réussies des opérations en profondeur. La logistique soviétique doit aussi beaucoup à l'apport américain (locomotives, rations, métaux, etc). Pour Glantz, le rapport de forces entre les deux armées s'est en fait inversé durant le conflit, chacune prenant la place que l'autre occupait au départ. En revanche, les conséquences de la guerre pour l'Etat soviétique sont plutôt néfastes : si Staline a engrangé un prestige considérable, la peur de l'invasion conduit l'URSS à créer une zone tampon et à entretenir des Etats-clients partout à travers le monde, ce qui va gréver la reconstruction du pays ravagé par un conflit dantesque. Un poids lourd dont l'URSS ne se relèvera pas.


Cet ouvrage de synthèse a pour mérite essentiel de fournir une autre vision de la guerre à l'est. Glantz propose certes un récit plutôt soviéto-centré, mais sans négliger le bord allemand ni tomber dans une hagiographie trop visible côté russe. Après des décennies de bourrage de crâne par les mémorialistes allemands -récits encore très populaires aujourd'hui, il fallait bien qu'un jour arrive la vision de "ceux d'en face". Les cartes de l'ouvrage, nombreuses, mériteraient cependant d'être travaillées : visiblement ce n'est pas le point fort de Glantz, qui s'intéresse aussi surtout aux opérations terrestres, et assez peu à l'aviation, ce qui est un défaut, sans doute, là aussi. Les annexes sont cependant abondants et quelques pages reviennent sur les archives utilisées.