" Historicoblog (4): août 2020

mercredi 26 août 2020

Thomas DANDOIS et François-Xavier TREGAN, Daesh, paroles de déserteurs, Paris, Gallimard, 2018, 180 p.


Ce livre est le résultat d'un travail de François-Xavier Trégant, doctorant chercheur en Syrie dans les années 1990, reporter correspondant au Yémen dans les années 2000, et Thomas Dandois, reporter et réalisateur de documentaire. D'après le préambule des éditions Gallimard, ils ont noué contact avec des membres d'une cellule d'exfiltration de déserteurs de l'Etat islamique et ont pu interroger ces déserteurs entre l'automne 2015 et l'été 2017, de la Turquie à l'Europe. Cela leur a permis de réaliser plusieurs documentaires, notamment pour Arte, mais ils ont choisi publier ce livre, considérant que le format télévisuel restait insuffisant pour tout retranscrire - on les comprend.
 
Le préambule des auteurs revient sur un des déserteurs, Abou Maria, qui n'est pas à proprement parler un "repenti", mais plutôt un "déçu" de l'Etat islamique. Méfiant, il se livre petit à petit, mais montre aussi aux deux journalistes des images d'une nièce posant à côté d'un corps, à Raqqa... les déserteurs interrogés par le duo ont tous vécu en Syrie, surtout à Raqqa et dans la province de Deir Ezzor - comme souvent, il nous manque le volet irakien, que nous connaissons bien moins par ce genre de sources. Ils sont tous syriens, sauf un Jordanien. Les auteurs ont découpé leur livre en 2 parties : la première traite de leurs pérégrinations, la seconde expose les témoignages eux-mêmes. Ils ont voulu documenter l'Etat islamique de l'intérieur, sans porter de jugement. Ils reconnaissent toutefois qu'être un déserteur de l'EI ne signifie pas forcément être un repenti, comme ils ont pu le constater.
 
Dans la première partie, on comprend que les contacts des deux journalistes dans une cellule d'exfiltration des déserteurs de l'EI sont des membres de Thuwwar Raqqa, autrement dit Liwa Thuwar al-Raqqa, devenue plus tard Jabhat Thuwar al-Raqqa. C'est là qu'on voit le défaut principal, peut-être, de cet ouvrage : tout à leur travail de documentation sur l'EI via des témoignages de déserteurs, les deux auteurs n'ont pas forcément cherché à recouper, à vérifier, à croiser les informations qu'on leur donnait. Le portrait qu'Abou Shouja, leur contact de Thuwar Raqqa, leur fait de sa faction est un peu plus compliqué que celui-ci ne veut bien l'admettre. J'avais moi-même eu l'occasion de dresser le portrait de ce groupe à l'automne 2017 pour France-Soir. Né à l'automne 2012, Liwa Thuwar Raqqa se rattache bien à l'Armée Syrienne Libre. Toutefois, après la chute de Raqqa et la proclamation de l'Etat islamique en Irak et au Levant en avril 2013, Liwa Thuwar Raqqa, qui n'est pas en position de force, est obligée de collaborer ponctuellement avec l'EIIL, le front al-Nosra et la formation salafiste Ahrar al-Cham dans certaines opérations. A l'automne, il se rapproche du front al-Nosra qui s'oppose de plus en plus à l'EIIL à Raqqa. Mais en janvier 2014, quand le combat armé éclate contre l'EIIL, Liwa Thuwar Raqqa se désolidarise d'al-Nosra qui tente d'abord la négociation avec l'adversaire djihadiste. Le groupe combat l'EIIL jusqu'à l'épuisement de ses capacités, puis il se replie au nord de la province de Raqqa et à l'est de la province d'Alep. Sans assistance des autres rebelles syriens, il finit par se rallier aux Kurdes de l'YPG, et accueille déjà à ce moment-là des défecteurs de l'EI. En porte-à-faux avec l'YPG, Liwa Thuwar Raqqa, devenue Jabhat Thuwar Raqqa, intègre les Forces Démocratiques Syriennes au début de 2016, non sans conflit. La formation continue d'exfiltrer des déserteurs de l'EI, mais son bureau politique est très hostile au projet kurde pour le nord-est syrien, ce qui explique la marginalisation de la faction au sein des FDS et ses conflits répétés avec les Kurdes. La cellule d'exfiltration et basée à Sanliurfa, base arrière de Jabhat Thuwar Raqqa en Turquie, mais aussi lieu de transit de nombreux combattants venus de Syrie, dont des djihadistes - et l'EI lui-même y a des cellules, à l'époque. Un travail complexe et non sans risques : plusieurs membres du groupe ont été capturés par l'EI et exécutés. La cellule a selon ses dires exfiltré 6 ou 7 Français, dont une femme rentrée sur le territoire national sans que les autorités ne le sachent.  Leur travail s'est professionnalisé au fil du temps, tout comme la riposte de l'EI, qui a verrouillé de plus en plus l'information. Le but de la cellule est aussi de contrer la propagande de l'EI, à l'époque omniprésente et particulièrement rôdée, par les témoignages des déserteurs. Les membres collectent toutes les informations possibles sur l'EI, jusqu'aux noms des "coordinateurs" qui assurent le contact avec l'EI en Syrie ou dans des pays étrangers. Sur le téléphone portable, ils trouvent, par exemple, cette vidéo montrant des djihadistes jetant des corps dans le Houtah, ce gouffre près de Raqqa dont on a beaucoup parlé récemment en raison de cette fosse commune. Dans celui d'un combattant français qui expliquait vouloir rentrer, d'autres vidéos montraient des cours pour la fabrication de bombes, l'entraînement pour une attaque au VBIED. La cellule ne l'a finalement pas aidé ; il avait des papiers français en règle et un passeport valide, il affirmait qu'en France personne n'était au courant de son départ. Il aurait été arrêté par la Turquie et, à l'époque, était en détention dans ce pays.
 
Dans la deuxième partie, le premier témoignage est celui d'Abou Ali, le seul étranger -Jordanien- de l'échantillon. Il est entré par la Turquie, après avoir été séduit par les vidéos de propagande de l'EI -les deux auteurs affirment qu'il a rejoint l'EI "pour des raisons humanitaires, comme beaucoup d'autres avant lui" ; discours éculé des djihadistes malheureusement, qui résiste en général assez mal à l'analyse, au recoupement, etc, qui manque encore une fois crullement ici. Ce qu'il dit sur son entrée en Syrie et son entraînement (dans la province de Homs) semble assez cohérent. Il est envoyé en Irak, à Mossoul puis à Falloujah, où il sert comme ambulancier sur le champ de bataille, ce qu'il est impossible de confirmer, dans le livre. Déjà frappé par la vidéo de l'exécution du pilote jordanien al-Kasasbeh qu'on leur a diffusé à l'entraînement, il l'est encore plus sur le terrain quand il constate que l'EI abandonne ses blessés, et quand il voit les abus commis, notamment sur les esclaves sexuelles. Il demande à revenir en Syrie. Questionné à Raqqa, il est finalement envoyé à Manbij, plus proche de la frontière turque. Il considère l'EI comme un véritable Etat, sauf sur le plan économique, mais sépare les combattants des membres de l'amniyat, corrompus et lâches selon lui.
 
Le deuxième témoignage est celui d'Abou Oussam, un Syrien de Raqqa. Il s'est engagé dans l'EI peu de temps après que le groupe est pris la ville, au début de 2014 - et non 2013, comme le dit le témoignage, là encore le recoupement et les vérifications manquent... Ce qu'il dit sur l'entraînement est cohérent. Il a combattu sur le front de Ras-al-Ayn contre les Kurdes, puis est revenu à Raqqa avant d'aller à Deir Ezzor puis Mayadin. Il insiste sur le fait que l'EI recrute de bonne heure des adolescents, utilisés comme chair à canon. A Mayadin, il voit des hommes arrêtés pour des broutilles qui sont envoyés creuser des tranchées autour de la ligne de front de l'aéroport de Deir Ezzor, un des endroits les plus meurtriers de la ligne de front. Le massacre des Shaytat (et non bataille de Shaytat, comme cela est incorrectement retranscrit), tribu rétive à l'autorité de l'EI dans la province de Deir Ezzor, l'a secoué, de même que le traitement des femmes vendues comme esclaves sexuelles au champ pétrolifère d'al-Omar, où se trouve aujourd'hui une des principales bases américaines en zone FDS.
 
Abou Hozeifa, comme le précédent, a rejoint l'EI car il était déçu par ce qu'il avait vu de l'ASL et du front al-Nosra, corrompus selon lui. Il s'est engagé en 2013. Après avoir combattu les Kurdes et les rebelles syriens, il devient émir de checkpoint. Il est chargé d'arrêter les déserteurs ou les personnes recherchées. Il tombe des nues quand il assiste à l'exécution d'un Saoudien, Abou Mohammad al-Jazraoui, qui avait participé selon lui aux batailles de la base de la division 17, de la base de la brigade 93, de l'aéroport de Tabqa et contre les Kurdes, et qui est pourtant assassiné par l'amniyat. De la même façon, l'exécution de 3  soldats du régime prisonnier,s égorgés à Soulouk, l'a, selon ses dires, horrifié. Toutefois, ce qui l'a poussé à partir, c'est l'intention que le groupe avait de marier sa soeur à un combattant tunisien...
 
Abou Maria, le plus rétif des déserteurs, a rejoint l'EI le 15 juillet 2013, au moment où l'EIIL apparaît et "avale" les combattants d'al-Nosra, dont il faisait d'ailleurs partie. Après son entraînement, il est soldat à Shaddadi, puis revient à Raqqa comme émir local puis responsable des cuisines. Il a connu un Français, Abou Bakr, chrétien converti à l'islam, tué au combat contre les rebelles sur la ligne de front de la province d'Alep. Il a perdu ses illusions en voyant l'injustice de certains responsables, en particulier. Il dit être lui-même descendu en rappel dans le gouffre du Houtah pour chercher un corps, afin de confondre l'instigateur de l'assassinat, ce qui a eu lieu... éléments qui ne sont pas recoupés dans le livre, encore une fois. Difficile d'accorder complètement crédit à ces témoignages non vérifiés.
 
Kaswara, 16 ans, a fait partie de l'amniyat. Il a menti sur son âge pour passer par un camp d'entraînement d'adultes et non par ceux des enfants, plus contraignants. Il est d'abord "nettoyeur" en Irak : autrement dit, il passe derrière les combattants une fois un territoire conquis pour éliminer les opposants restants et faire appliquer la loi de l'EI. Puis il devient espion dans le territoire de l'EI : il exécute des gens par égorgement, il dénonce les contrevenants. Il commence à doute quand il est arrêté, à tort, torturé, avant d'être relâché. Surtout, un de ses amis accusé d'homosexualité est jeté du haut d'un silo sur ordre d'un émir algérien, qui finit par le violer. Il passe alors en Turquie, puis en Grèce, où il affirme que l'EI continue de le menacer à distance et d'avoir des cellules sur place.
 
Abou Fourat, un enseignant de Deir Ezzor, a essayé de protéger ses élèves de l'EI. Le groupe cherche en effet à récupérer les garçons pour en faire des combattants, et les filles pour les mariages forcés. Il explique que même si le groupe n'a pas suscité l'adhésion au départ, les conditions matérielles ont poussé beaucoup de personnes, en particulier non éduquées, à rejoindre le groupe, sans parler des anciens voyous. L'EI a provoqué les conditions facilitant le recrutement, mais Abou Fourat incrimine aussi le régime syrien, qui a relâché les djihadistes de Sednaya.
 
Moussa et Youcef sont deux jeunes enfants qui racontent comme l'EI les a recrutés et endoctrinés à Deir Ezzor. Moussa finit par atterrir dans un camp d'entraînement pour enfants, à Tabqa. Il finit par s'en échapper. Mais les deux frères restent marqués par les scènes qu'ils ont vus, comme les exécutions. Leur oncle, Souhab Dehri, qui a tout fait pour les sortir de cet enfer, explique que le plus grand des deux est encore fragile. D'après lui, la victoire posthume de l'EI tient dans ce formatage des enfants qui constitue une nouvelle génération de combattants endoctrinés.
 
Abou Ahmad n'est pas véritablement un "combattant forcé" comme cela est indiqué dans le titre du témoignage : membre du front al-Nosra, il a dû rallier l'EI quand celui-ci l'a emporté. Il a ensuite combattu sur le front de Kobané, où il a vu beaucoup d'enfants-soldats. Il évoque la fameuse unité "armée du califat", peut-être Jaysh al-Khilafah (il aurait été intéressant de creuser ce point), un groupe spécial constitué d'hommes jeunes, de 15 à 20 ans, en bonne condition, célibataires, et qui sont envoyés en première ligne. Il décrit l'entraînement des enfants, qui semble cohérent avec ce que l'on sait. Il explique aussi que les enfants sont souvent volontaires quand il y a besoin de candidats aux attaques suicides si la situation l'exige - en temps normal, les volontaires s'inscrivent sur une liste et peuvent attendre longtemps avant d'être sollicités. Il dit aussi que les enfants sont volontaires, et se prêtent malheureusement souvent aux exécutions, pour faire leurs preuves.
 
Mohammad, Abou al-Abbas, s'est engagé dans l'EI car il était en conflit avec des rebelles syriens. Après l'entraînement, il est devenu chanteur car remarqué par un recruteur du média Ajnad, Abou abd al-Rahman. D'après lui, l'EI choisit souvent de jeunes gens pour chanter les anasheeds. Un jour, il gagne un concours où est venu d'Irak Abou Muhammad al-Baghdadi : le prix, un pistolet 9 mm et 2 grenades... il a fini par fuir en Turquie, ce à quoi il songeait dès le camp d'entraînement. La chanson qu'il chante à la fin de son témoignage est le nasheed de l'EI Qariban Qariban, un des nasheeds célèbres du groupe, que ce dernier a encore utilisé dans une vidéo longue pour le secteur Kirkouk en Irak en mars dernier.
 
Le dernier témoignage est celui de Rayan, activiste média, qui a quitté Deir Ezzor en juillet 2014. Issu d'une famille pauvre, il a pour voisin des musulmans très conservateurs, qui basculent dans le djihadisme : certains partent combattre en Irak avec Zarqawi. Par leur intermédiaire, il lit Ibn Tamiyyah, Sayyid Qutb, et manque lui aussi de partir en Irak. Puis, il va à l'université à Damas, où ses rencontres, ses lectures, ses échanges finissent par l'éloigner de cette dimension religieuse. Revenu chez lui après la révolution, il cherche à s'engager dans l'ASL, sans succès. Il se tourne alors vers le front al-Nosra, dont il ne perçoit pas au départ la dimension djihadiste, avant qu'on lui demande de prêter la ba'yah : à ce moment-là, il s'enfuit. 2 de ses frères s'engagent par contre avec al-Nosra. Quand l'EI l'emporte, ils fuient avec al-Nosra vers la province de Deraa. Lui-même est convoqué par le responsable média de la wilayat al-Khayr de l'EI (qui correspond à la province de Deir Ezzor) qui lui enjoint de rejoindre l'organisation. Il prend alors la fuite vers la Turquie. Il décrit comment l'EI embrigade les plus jeunes, avec ses "tentes missionnaires" (tentes de dawaa) et les "points médiatiques" où sont diffusées les vidéos de propagande. L'EI a retiré toutes les télévisions des lieux d'habitation et supprimé tous les moyens d'information extérieurs, pour faciliter son contrôle et son recrutement, en particulier chez les plus jeunes.
 
On ne peut qu'être d'accord avec la conclusion deux auteurs : l'EI a préparé sa survie en formant cette nouvelle génération d'enfants, qui va prendre le relais. A l'époque déjà, la cellule de Thuwar Raqqa, qui disposait d'importants renseignements sur les combattants étrangers, se heurtait au dédain des Occidentaux, qui préférait laisser les djihadistes nationaux sur place plutôt que de les rapatrier. Les moyens mis en oeuvre pour s'occuper de ceux qui sont revenus apparaissent bien dérisoires. On mesure d'autant mieux l'enjeu critique, aujourd'hui, du rapatriement des djihadistes, hommes et femmes, et des enfants, qui pourraient constituer la prochaine génération de terroristes djihadistes. L'intention des deux auteurs était de présenter l'EI de l'intérieur, sans jugement. Le résultat n'est pas inintéressant, mais trop partiel : un travail de fond, recoupant les témoignages, vérifiant les informations -par exemple celles sur les Français, mais aussi d'autres éléments que j'ai moi-même recoupé ainsi que j'ai essayé de le montrer ci-dessus-, bref, allant plus au fond des choses, aurait sans doute permis d'avoir quelque chose de plus complet, et aussi de plus exact.



lundi 24 août 2020

Delphine MINOUI, Les Passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie, Paris, Seuil, 2017, 158 p.

Voici un des livres qu'il me tardait le plus de ficher, ce qu'il m'était très difficile de faire avec le suivi quotidien de la propagande de l'Etat islamique et mes autres activités... je le lisais, je le relisais, et je me désespérais de ne pas pouvoir prendre le temps d'en faire une fiche de lecture. C'est désormais possible !

Daraya évoque pour moi un souvenir : celle d'une vidéo montrant un char T-72 du régime syrien détruit, dans une explosion impressionnante, par un tir de RPG-29. Je n'ai jamais eu l'occasion de travailler sur ces documents, et de vérifier que cela se passait bien à Daraya. Mais cela m'avait marqué, quelques mois avant que je ne commence mon travail sur le conflit syrien, en août 2013.

Delphine Minoui, reporter au Figaro, est tombée par hasard, sur Facebook, à l'automne 2015, sur une photo de la bibliothèque de Daraya. A force de recherches, elle finit par retrouver l'auteur de la photo, Ahmad Moudjahed. L'entreprise à laquelle il participe est sans doute l'une des plus emblématiques de la "troisième voie" que beaucoup ne veulent pas voir, ni entendre, celle de la révolution syrienne, contre le régime de Bachar el-Assad, et loin des djihadistes. A distance, elle va donc échanger avec les militants de la localité, afin d'écrire un livre qui, espère-t-elle, rejoindra un jour les rayons de cette bibliothèque clandestine.

Ahmad, 23 ans, étudiant en génie civil, rejoint la révolution à ses débuts, et reste dans sa ville d'origine, soumise au blocus par Damas en novembre 2012. C'est à la fin 2013 que vient l'idée aux militants de Daraya de créer une bibliothèque : ils trouvent de nombreux ouvrages dans les ruines des bâtiments pulvérisés par les barils explosifs lâchés par milliers des hélicoptères du régime syrien. Alors, ils les récupèrent, les restaurent, les classent dans cette bibliothèque improvisée dans le sous-sol d'un bâtiment. En n'oubliant pas d'indiquer pour chacun à qui il appartient vraiment - un pied-de-nez au pillage indiscriminé que le régime syrien, lui, n'hésite pas à pratiquer. Ahmad, fier de sa bibliothèque, envoie à la journaliste une vidéo du lieu avec en fond sonore la musique du film Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain.

Delphine Minoui peut aussi parler à Abou el-Ezz, le directeur de la bibliothèque, qui avait été récemment blessé par l'explosion d'un baril explosif. Jeune, comme Ahmad, il voit dans ce projet un défi lancé au formatage de la pensée par le clan Assad. Les lecteurs avalent de tout : des romans à Ibn Khaldoun, de Proust au Petit Prince.

Si Damas s'acharne sur Daraya à coups de barils explosifs, c'est que l'endroit a son histoire de résistance. A la fin des années 1990, un groupe d'une trentaine d'activistes, les Shebab de Daraya, avaient commencé à organiser des actions publiques pour critiquer, implicitement, le régime syrien. Ils sont finalement arrêtés au début du règne de Bachar, qui a succédé à son père en 2000, après les manifestations suite à la guerre en Irak de 2003. Muhammad Shihadeh, que les jeunes surnomment "Ustez" (le professeur) en raison de son expérience, est l'un des activistes arrêtés et envoyés dans la redoutable prison de Sednaya. Il y côtoie des Frères Musulmans, des salafistes, des djihadistes -ceux-là même que Bachar relâchera en 2011 en faisant le pari, réussi, qu'ils couleront l'opposition non djihadiste-, et le leader communiste Abdul Aziz Khayr. Libéré après la vague d'élargissements consécutive au retrait syrien du Liban en 2005, Shihadeh regagne Daraya. Il est au premier rang des manifestants en 2011, après les premiers soubresauts de la révolution à Deraa. En dépit des tirs de soldats, les militants de Daraya poursuivent une action pacifique, malgré les morts lors d'une attaque pendant des funérailles, en février 2012. C'est qu'après le massacre d'août 2012, lorsque 500 à 700 personnes sont tuées lors d'une incursion du régime, que le conseil local se forme et encadre 2 unités de l'Armée Syrienne Libre qui se constituent dans la ville - lesquelles seront toujours sous l'autorité du conseil local, une chose assez rare. Vient alors le blocus en novembre, puis les attaques au gaz sarin d'août 2013, et la non-intervention de l'Occident. La décision de créer la bibliothèque, fin 2013, est également la réponse à un sentiment d'abandon, pour retrouver l'espoir. 

Delphine Minoui parle aussi avec Omar Abou Anas, un des combattants de l'ASL d'une des deux brigades de Daraya (Liwa Shuhada al-Islam - une de leurs vidéos de novembre 2015, ici une autre de mai 2016 - et non Liwa Shuhaha al-Islam comme cela est écrit dans le livre, l'autre étant Ajnad al-Sham), qui est surnommé "Ibn Khaldoun" car c'est un des plus gros lecteurs de la bibliothèque, et notamment de cet historien musulman. Aux questions que lui posent la journaliste, assez directe, on devine aisément qu'Omar n'a rien d'un djihadiste ou d'un terroriste, contrairement à ce que laisse entendre Damas. Son livre préféré : La coquille, de Mustapha Khalifé, qui raconte l'enfer du bagne de Palmyre sous Hafez el-Assad - je dois moi-même à la lecture de ce livre d'avoir découvert ce dernier ouvrage, qu'il est difficile d'arrêter de lire en cours de route... Ahmad raconte comment juste après le blocus, une demi-douzaine de combattants du front al-Nosra ont tenté d'investir Daraya. Sans succès, car la résistance civile, appuyée sur le conseil local, a été trop forte. Ahmad lui-même reconnaît un temps avoir été séduit par le discours, sans succomber toutefois. Il faut dire aussi que tous les combattants de Daraya sont des locaux - il y a davantage d'étrangers, sans aucun doute, dans les combattants du régime autour de Daraya...

Le 13 novembre 2015, Ahmad envoie un message de soutien à Delphine Minoui après les attentats de Paris. Difficile de penser qu'un djihadiste, au vu de ce que martèle la télévision syrienne, puisse faire preuve d'autant de compassion... le 7 décembre, le bâtiment abritant la bibliothèque reçoit un baril explosif. Les militants doivent nettoyer, reconstruire. Un mois plus tard, le régime coupe le dernier accès de  Daraya à l'extérieur avec la ville voisine de Moadamiya. Il ne reste plus que 8 300 personnes dans Daraya. La journaliste échange avec Shadi, un de ces nombreux activistes devenus reporters "sur le tas", avec un Canon D70 transporté au péril d'une vie féminine jusqu'à Daraya. Avec son appareil, Shadi documente toute la vie de Daraya, dont les nombreuses attaques au baril explosif.

Pour tenir, les militants de Daraya ont créé début 2015 un petit magazine, Karkabeh (Le foutoir). Empli de dérision. Sous terre, où les habitants de Daraya ont appris à se réfugier, les militants réinventent la démocratie. S'interrogent sur tout, le cours des événements depuis 2011, le rôle de certains acteurs extérieurs pourtant vus d'ordinaire comme bienveillants, ainsi la Turquie. Une trêve, le 27 février 2016, permet un temps aux habitants de souffler. Quant à Delphine Minoui, elle est à Istanbul quand l'EI commet un attentat dans la ville, le 19 mars 2016. Mais comme elle le reconnaît elle-même, cette violence n'est qu'un épiphénomène comparée à ce que subit Daraya depuis plusieurs années.

La journaliste discute également avec Houssam Ayash, le chef de la communication du conseil local. Lui échange avec une Syrienne de Moadamiyah, réfugiée à Istanbul avec ses parents, et avec laquelle il veut se marier. L'ONU se décrédibilise en participant à la mascarade des convois autorisés à ravitailler l'enclave par le régime syrien... lesquels soit n'arrivent pas à destination, soit ne comprennent aucune nourriture pour des milliers d'êtres humains qui meurent de faim. Les militants trouvent du réconfort dans certaines lectures : des témoignages sur le siège de Sarajevo, les écrits du poète palestinien Mahmoud Darwish.

Après un silence pesant, Delphine Minoui rétablit le contact avec les militants de Daraya le 12 juillet 2016. Shadi, le reporter, a été blessé par l'explosion d'un baril explosif : son appareil photo, qui l'a sauvé, a été détruit. Deux jours plus tard, le conseil local de Daraya écrit à François Hollande pour le supplier d'intervenir. En vain, évidemment. Assad réduit, par la famine et les bombardements, ce qui reste de la "troisième voie". Et l'EI, lui, frappe à Nice. La peur du djihadiste fait compléter oublier le massacre entrepris depuis 2011 par Damas - au point que beaucoup, en France, préfèrent maintenant pactiser avec Assad, adhérant à son discours fabriqué "Moi ou le chaos", tout un programme. Omar, le combattant, finit par être tué en tentant de ralentir la progression  des forces du régime. Après les barils explosifs vient le temps des bombes incendiaires, qui comme ailleurs, dans une stratégie délibérée, visent les hôpitaux, selon un schéma bien connu.

Le 27 août 2016, Daraya doit finalement baisser les armes. Les civils sont évacués, les 700 derniers rebelles évacués en bus vers Idlib. Bachar al-Assad viendra, le 12 septembre, parader dans la localité qu'il a sciemment réduit en ruines. Comme de coutume, les forces du régime mettront à sac la bibliothèque clandestine, dont les livres seront revendus sur les souks de Damas. Les activistes de Daraya, eux, sont venus raconter l'histoire de la bibliothèque de Daraya à l'Institut français d'Istanbul, où Delphine Minoui venait écouter avec sa fille des histoires lues à la médiathèque. Ahmad, avec Abou al-Ezz, a choisi de rester à Idlib. Il verra arriver les réfugiés d'Alep-Est, puis ce sera l'attaque chimique à Khan Sheykhoun, en avril 2017. A Idlib, ils verront les différences avec Daraya : les groupes militaires prennent le pas sur les organes civils, Hayat Tahrir al-Sham finit par imposer sa domination.

Delphine Minoui n'a pas pu tenir sa promesse : Les Passeurs de livres de Daraya ne figureront pas dans les étagères de la bibliothèque. Il n'en demeure pas moins que son ouvrage rend justice à cette "troisième voie", à ces Syriens qui un jour ont dit non à la dictature imposée par le clan Assad depuis plus de 40 ans à leur pays. Contrairement à ce qu'aucuns pensent ou cherchent à faire croire, relayant les éléments de langage du régime syriens, ils ont existé, et existent encore.

dimanche 23 août 2020

Steven J. ZALOGA et Felipe RODRIGUEZ, T-90 Standard Tank. The First Tank of the New Russia, New Vanguard 255, Osprey, 2018, 48 p.

C'est encore Steven Zaloga, spécialiste de l'armée soviétique et de son matériel, qui s'est collé à l'écriture de ce volume Osprey/New Vanguard sur le char T-90.

Le T-90 a été le char le plus produit depuis la chute de l'URSS : 2 700 exemplaires depuis 1991. C'est une évolution du char T-72 conçu par l'usine UVZ de Nijni Taguil, de sa propre initiative sous le nom de Obiekt 188, avant la fin de la guerre froide. Ce prototype insère sur le char T-72 le système de tir A145 Irtysh du char T-80U ainsi qu'un nouveau blindage réactif, le Kontakt-5. Le développement du char ne vient pas à terme avant la chute de l'URSS. Ce n'est qu'en 1992 que le char est accepté pour la production par les autorités russes : on le rebaptise T-90, à la fois pour marquer la nouvelle décennie et pour le  distinguer aussi du T-72, qui a fait piètre figure chez les Irakiens pendant la guerre du Golfe...

Le T-90 dispose d'une tourelle en fonte améliorée par rapport au T-72, du blindage réactif Kontakt-5 et du système de protection TShU-1 Shtora contre les missiles antichars. Il a un canon de 125 mm perfectionné, le 2A46M-1, avec une nouvelle gamme de munitions, et bénéficiant du système de tir du T-80U. Le T-90 dispose aussi d'une mitrailleuse NSVT de 12,7 mm téléopérée pour le commandant de char, qui bénéficie en outre de meilleurs systèmes optiques. Le moteur du T-90 est un moteur diesel amélioré par rapport au T-72B  : le char est plus lourd, plus mou à la manoeuvre, mais son moteur est plus fiable et consomme moins que celui du T-80U.

La guerre de Tchétchénie pousse le T-90 en avant en raison de la piètre performance des T-80U et T-72. Toutefois, la production est faible dans la seconde moitié des années 1990 : une centaine d'exemplaires livrés aux unités d'Asie et de Sibérie, la 21ème division de fusiliers motorisés de Taganrog, la 5ème division de chars de la Garde. L'usine UVZ se tourne donc vers l'exportation, le char s'appelant alors T-90S. L'Inde va acquérir le T-90S, baptisé localement Bhishma, pour contrer la flotte de chars pakistanaise. Les modifications apportées pour la version indienne donnent naissance au T-90A (Vladimir, du nom du chef designer de UVZ, décédé en 1999), qui est dotée d'une tourelle soudée. La version utilise un nouveau viseur thermique, soit le Peleng ESSA biélorusse importé calqué sur un modèle français de Thalès (finalement produit sous licence à Vologda à partir de 2012), soit le viseur thermique Zenit Buran-M, et le nouveau canon 2A46M-5. Début 2012, 7 ans après avoir été accepté pour le service, le char se compte à 490 exemplaires au sein de l'armée russe : mais on parle d'arrêter sa production en faveur du nouveau T-14 Armata ou de la version modernisée du T-72, le T-72B3. La version exportation, le T-90SA, a été livrée à l'Algérie, ainsi que des T-90S. Ce dernier a également été vendu au Turkménistan, à l'Ouganda, à l'Azerbaïdjan, à l'Irak et au Viêtnam. Le régime syrien a reçu à partir de 2015 des T-90, puis des T-90A. La version ultime du T-90, le  T-90AM, a été conçue pour l'exportation. Elle dispose d'une tourelle allongée à l'arrière par un compartiment protégé accueillant des obus, pour éviter les explosions internes, et le nouvel autochargeur AZ-185M2, ainsi qu'un nouveau blindage réactif baptisé Relikt, un système de contrôle de tir Kalina, et une station de mitrailleuse 6P7K de 7,62 mm téléopérée, le T05BV-1, qui peut aussi accueillir une mitrailleuse 6P50 Kord de 12,7 mm. L'Inde s'est montrée intéressée par le nouveau modèle, de même que le Koweït. Sur le plan domestique, le T-90 est concurrencé par d'autres projets de l'usine UVZ : si l'Obiekt 195 avec canon de 152 mm a finalement été abandonné, le T-14 Armata doit à terme le remplacer. L'armée russe préfère actuellement le char T-72B3, version améliorée du T-72B avec un canon 2A46M-5, un système de contrôle de tir Peleng Sosna-U, et des communications digitales. 600 T-72B ont déjà été modernisés en 2016 et UVZ a reçu contrat pour en moderniser 1 000 autres, à un coût unitaire de 880 000 dollars. Une version avec moteur amélioré, le T-72B3M, coûterait 1,3 millions de dollars pièce.

Le volume se termine sur les variantes du T-90 : le véhicule blindé BMPT Terminator, le lance-roquettes automoteur TOS-1, le véhicule du génie IMR-2M, le véhicule de dépannage BREM-1M, le poseur de pont blindé MTU-90, le véhicule démineur BMR-3M.

Si la partie historique et description matérielle de l'engin est comme toujours très satisfaisante avec Zaloga, qui reconnaît par ailleurs que les sources en anglais sont ténues et ne cite que 2 sources russes en fin de volume, on ne peut que déplorer l'absence totale de la partie utilisation opérationnelle alors que le livre a été publié en 2018. Comme cela est cité dans le livre, la Russie a livré des T-90 au régime syrien, qui les a redistribués au sein de ses forces armés et autres milices, lesquelles les ont utilisés au combat. Plusieurs ont été détruits ou touchés par des missiles antichars, 2 ont été capturés par Hayat Tahrir al-Sham qui les a retournés contre le régime, et 1 par l'EI dans l'est à la fin 2017. Liwa Fatemiyoun, la division créée par les Pasdarans avec des Hazaras recrutés en Iran pour se battre en Syrie, a également été pourvue de chars T-90. Ces chars sont toujours utilisés au combat cette année et les livraisons à la Syrie continuent depuis la Russie. Kataib Hezbollah, milice chiite irakienne pro-iranienne qui a combattu en Syrie aux côtés du régime syrien, a déployé un char T-90 pendant la bataille d'al-Qaïm en novembre 2017. L'Irak lui aussi a reçu de nouveaux contingents de chars T-90.

On ressort un peu frustré, au final, de cette lecture : reproche fréquent que l'on peut adresser aux volumes de chez Osprey, idéaux pour découvrir certains matériels quand on est néophyte, mais pas assez conséquents, en taille, pour proposer l'étude de l'emploi opérationnel des engins, faute aussi, peut-être, de recherches de l'auteur sur le sujet. Dommage !

jeudi 20 août 2020

Seidik ABBA, Mahamadou Lawaly DAN DANO, Voyage au coeur de Boko Haram. Enquête sur le djihad au coeur de l'Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2019, 86 p.

Ce court opuscule est en travail à quatre mains entre Seidik Abba, journaliste et écrivain, originaire de Diffa au sud-est de Niger, ville régulièrement visée par les djihadistes locaux, et  Mahamadou Lawaly Dan Dano, ancien gouverneur de Diffa (2016-2018), artisan d'un programme de démobilisation des djihadistes.

Dès l'introduction malheureusement, on sent que l'ouvrage ne se présente pas sous les meilleurs auspices. Les auteurs ont du mal à expliquer la différence entre les deux branches rivales nigérianes, celle de la province Afrique occidentale de l'Etat Islamique (PAOEI) et le Jamat Ahl al-Sunna li-l Dawah wal Jihad (JAS) d'Aboubakar Shekau. On comprend vite qu'ils ont fait le choix minimal de retranscrire, brièvement, des entretiens avec des djihadistes repentis du centre de déradicalisation de Goudoumaria, au Niger. Ils soutiennent que cela en apprend beaucoup sur la question, tout comme les 3 annexes, présentant les circonstances de la mort de Maman Nour, l'interview d'un chef de canton et un portrait d'un chef djihadiste, Aboucar Maïnok. Force est de constater que malheureusement, ce n'est pas le cas.

Les 22 témoignages sont en effet livrés brut, sans aucun commentaire critique ou presque. Peu ou pas de datation, et souvent pas de précision quant à l'appartenance à tel ou tel des 2 groupes - on la devine parfois à la lecture du témoignage. Surtout, ces témoignages, en plus de ne pas être contextualisés, ne sont pas recoupés par d'autres sources, secondaires ou non. Certes, les témoignages bruts apportent quelques informations intéressantes : on voit les différences de motivation dans l'engagement (par intérêt, par adhésion au projet religieux, par contrainte) ou le sort tragique réservé aux femmes. Des djihadistes repentis montrent que le groupe est bien organisé sur le plan militaire, que la PAOEI a adouci le traitement réservé aux civils notamment pour devenir autosuffisante sur le plan alimentaire. Les îles du lac Tchad comprennent des camps d'entraînement militaire pour les nouvelles recrues. Les djihadistes examinent avec précision les positions attaquées, et laissent toujours une possibilité de fuite aux défenseurs pour briser la résistance plus facilement. Les djihadistes, qui fonctionnent par escouades de 5 à 10 hommes, selon les témoignages, abandonnent les corps de leurs camarades en cas de défaite. Certaines recrues sont aussi victimes de châtiments corporels sévères, notamment l'ablation d'une main. La partie la plus intéressante du livre est peut-être celle du business de la guerre : comment les djihadistes montent des attaques ciblés pour se ravitailler, visent à enrôler tous les métiers possibles par être autosuffisants, ont des acheteurs dans les villes, se ravitaillent en pièces détachées pour leurs véhicules, ont des courriers aussi pour leurs achats dans les zones tenues par le gouvernement.

Les annexes ne tiennent pas plus leurs promesses. L'interview du chef de canton rappelle juste, en quelques pages à peine, que la zone entre Diffa, au Niger, et Maiduguri au Borno, au Nigéria, constitue un ensemble cohérent en dépit de la division coloniale en deux pays. Le deuxième annexe sur la mort de Maman Nour ne nous apprend rien de plus que l'on savait déjà. Et comme le dernier, bien trop court, sur le chef Aboucar Mainok, il n'est pas sourcé ni muni de notes. La bibliographie en fin de volume compte singulièrement peu de livres récents sur le sujet, et tous francophones, oubliant ainsi un pan entier de la recherche (anglophone).

En résumé, on ressort avec un grand sentiment d'inachevé. Interroger les djihadistes repentis pour mieux comprendre les djihadistes des différents groupes du bassin du lac Tchad est sans doute indispensable. Mais se contenter de livrer leur témoignage brut, sans aucune contextualisation ni apparat critique, et en ne tentant pas de confronter ces témoignages aux autres sources sur le sujet, semble quelque peu limité. Espérons qu'un ou plusieurs autres ouvrages essaieront de dépasser cette simple retranscription brute.

mercredi 19 août 2020

Brice ANDLAUER, Quentin MÜLLER, Pierre THYSS, Traducteurs afghans. Une trahison française, La Boîte à Bulles, 2020, 112 p.

Cette bande dessinée est l'adaptation d'un livre : Tarjuman, enquête sur une trahison française, qui raconte l'histoire de ces centaines d'Afghans employés par l'armée française (dont les tarjuman, les traducteurs), mais qui au retrait de la France, en 2012, n'ont pas eu droit pour la plupart à un visa. Un abandon qui rappelle des précédents fâcheux dans l'histoire de l'armée française. C'est avec grand intérêt que j'ai lu cette bande dessinée (et pas encore le livre) car peu de temps auparavant, j'avais été moi-même interrogé par un des auteurs, Quentin Müller, après la mort du général Soleimani en Irak. J'ai eu à faire à un journaliste très professionnel et j'étais donc curieux de lire cette histoire relatée en bande dessinée.

Celle-ci est préfacée par Caroline Decroix, vice-présidente de l'association des interprètes afghans de l'armée française, qui a contribué à leur combat. Le propos choisit de faire découvrir cette histoire par le parcours de 3 des interprètes : Abdul Razeq Adeel, qui fait ce choix dès 2001 alors qu'il n'est même pas majeur, qui sert d'interprète pour la formation de l'armée nationale afghane (ANA), avant d'accompagner les soldats français en mission dans la Kapisa, un secteur particulièrement dangereux. Shekib Daqiq s'engage en 2010 ; quant à Orya, il accompagne lui aussi les soldats français sur le terrain. Les tarjuman doivent faire face à la jalousie des soldats de l'ANA ; aux talibans, qui plastiquent leur maison (Abdul Razeq en septembre 2011), ou qui placent des checkpoints temporaires sur les routes (Shekib échappe par miracle à l'un d'entre eux en revenant de son travail), avant de se faire tirer dessus par un homme à moto. Revenus dans leurs villages, les tarjumans sont mal considérés : au moment où la France se retire, les talibans sont toujours là, et la population ne veut pas de problème avec eux. Les demandes de visas que font les traducteurs ne sont pas prises en considération, alors que ces derniers sont parfois menacés directement au téléphone par les talibans. Les tarjumans se constituent en association, sont appuyés par Caroline Decroix. Abdul Razeq obtient finalement un visa. Shekib, lui, tente de passer par la route des migrants clandestine, et se retrouve séparé de sa femme pendant le voyage. Orya, qui n'a pas eu son visa, est blessé à coup de fusil à pompe par des agresseurs en moto. La femme de Shekib, revenue à Kaboul après avoir été placée dans un camp de réfugiés en Turquie, a la jambe brûlée à l'acide en pleine rue. En juillet 2018, Caroline Delcroix se rend à Kaboul pour soutenir les tarjumans qui militent encore pour obtenir leur visa. La question débouche finalement dans les médias français : on compare la situation des tarjumans avec les harkis - comparaison également faite en son temps par Emmanuel Macron... et le 20 octobre 2018, Qader Dawudzai, un ancien tarjuman, est tué dans une attaque suicide à Kaboul. Interpelé par un sénateur dix jours plus tard, le ministre des Affaires Etrangères Jean-Yves Le Drian apporte une réponse qui malheureusement manque singulièrement de compassion. Seuls 250 des 800 personnels afghans employés par la France ont été rapatriés à ce jour.

Dans la postface, les auteurs rappellent qu'un autre tarjuman a été grièvement blessé par balles au moment où ils écrivent ces lignes. Reçu à l'ambassade de France en novembre 2019, on n'avait pas prix au sérieux les menaces dont il assurait faire l'objet. Les tarjumans doivent faire à une administration qui comme souvent n'est pas à la hauteur de ses responsabilités et qui rend le combat encore plus difficile. Caroline Delcroix aura dû batailler pour obtenir la "protection fonctionnelle" d'un étranger, ce qui a permis finalement à Orya d'arriver en France en janvier 2019.

On ne peut qu'être sensible, évidemment, à la situation des tarjumans afghans. La situation risque d'ailleurs de se répéter sur d'autres théâtres où la France est engagée. Ayant été moi-même fort mal traité par certaines administrations en raison de mon travail sur le conflit syrien et l'Etat islamique, et en raison de menaces de mort de djihadistes français, j'ai une raison particulière de trouver ce combat particulièrement noble. Quand des vies humaines sont en jeu, il n'y a pas à hésiter, mais à agir.