" Historicoblog (4): 2021

samedi 6 novembre 2021

Tony LE TISSIER, The Siege of Küstrin. Gateway to Berlin, 1945, Stackpole Books, 2009, 312 p.

 

Auteur : Tony Le Tissier (né en 1932) est un auteur britannique, qui s'intéresse particulièrement aux derniers mois de la Seconde Guerre mondiale sur le front de l'est. Lieutenant-colonel dans l'armée britannique, il a été le dernier gouverneur militaire de la prison de Spandau, où ont été enfermés des criminels de guerre nazis tels Rudolf Hess ou Albert Speer. Il a ensuite résidé à Berlin où il a entamé des recherches pour l'écriture de ses ouvrages.

Edition : le livre est édité chez Stackpole Books, une maison d'édition née en 1930 aux Etats-Unis, en Pennsylvanie. La compagnie d'origine a fusionné en 1959 avec une autre branche qui publiait des documents militaires. Elle a commencé à publier des livres d'histoire tels que ceux-ci dans les années 1950, notamment sur la guerre de Sécession. La qualité des ouvrages publiés dépend souvent des auteurs, cela peut être assez inégal.

Analyse : Dans la très courte introduction (moins d'une page), l'auteur explique qu'il a puisé pour son livre dans 2 recueils allemands de témoignages de survivants du siège, et qu'il a consulté le musée de Seelow. Le livre prend donc la forme d'une compilation d'extraits de témoignages mis en contexte par des passages tirés de sources secondaires. A la lecture, c'est parfois un peu long, même si les témoignages sont très vivants.

Le Tissier fait l'historique de la forteresse de Küstrin, surtout développée aux XVIIIème siècle par Frédéric II, renforcée au XIXème siècle. La vieille ville (Altstadt) est construite sur une péninsule au confluent de la Warthe et de l'Oder. La ville nouvelle (Neustadt) se développe avec le chemin de fer à l'est de l'Oder dans la seconde moitié du XIXème siècle. Les nazis rebaptisent comme partout ailleurs les rues ou certains lieux publics. A partir de 1939, la ville est protégée par des unités de Flak, et n'est touchée que 2 fois par des bombes suite à des raids sur Berlin. L'aviation anglo-américaine ne prend pas la ville pour cible, et la Flak de Küstrin n'est pas très entraînée. A partir du 20 janvier 1945, après le déclenchement de l'offensive Vistule-Oder par les Soviétiques, les premiers trains de réfugiés arrivent dans la localité. La Volkssturm locale est mobilisée le 24 janvier. Il y a au château de Küstrin des officiers accusés d'avoir participé au complot du 20 juillet 1944. Le Stalag IIIC a déjà été vidé de ses prisonniers qui doivent parfois traverser l'Oder gelé.

Küstrin est déclarée "forteresse" le 25 janvier. La défense est dirigée par le général Raegener, qui dispose de peu d'effectifs à part les miliciens locaux et des membres de bataillons de remplacement stationnés dans la ville. Des tourelles de chars Panther arrivent pour être positionnées tant bien que mal sur des bunkers. Les 21. Panzer Division et 25. Panzergrenadier Division sont retirées du front de l'ouest pour venir défendre le secteur. Les nazis créent aussi la Panzer Division Müncheberg, du nom d'une localité de la région, pour gonfler la résistance.

Le front allemand s'étant désintégré sous la poussée soviétique, la 219ème brigade blindée de la 2ème armée de chars de la Garde parvient à faire pénétrer 15 à 20 chars dans Neustadt, la partie de Küstrin sur la rive est de l'Oder, le 31 janvier 1945, le jour même où le flot de réfugiés traversant la ville s'était arrêté. Le raid surprend les premiers éléments de la 25. Panzergrenadier Division tout juste arrivés en gare. Les chars soviétiques sont stoppés en catastrophe à coups de Panzerfaüste et les survivants se replient - l'unité soviétique était manifestement équipée de chars du Lend-Lease, puisque les Allemands témoignant parlent de Sherman et d'un Valentine III. Les Soviétiques constituent des têtes de pont sur l'Oder au nord et au sud de Küstrin, ce qui expose rapidement la ville à être encerclée, les Allemands n'arrivant pas à les réduire avec des contre-attaques engageant des effectifs trop faibles.

Küstrin se retrouve assiégée avec 8 à 10 000 civils pris au piège. Les Soviétiques, après l'échec du raid "coup de sonde", ne peuvent pas concentrer au départ suffisamment de moyens pour l'emporter : des unités de la 8ème armée de la Garde de Tchouikov termine le siège de Poznan, et l'offensive contre la Poméranie se développe pour protéger le flanc droit de la pénétration soviétique jusqu'à l'Oder. Le commandant de la garnison de Küstrin est remplacé par le général SS Reinefarth, tristement célèbre pour ses exactions dans la répression du soulèvement de Varsovie en 1944, mais qui s'avèrera un piètre commandant militaire, nommant un colonel inexpérimenté de la Feldgendarmerie pour défendre la rive est. Alors que les premiers obus tombent sur la ville, la 8ème armée de la Garde pousse à partir de la tête de pont au sud de Küstrin pour faire la jonction avec celle du nord, sur la rive ouest de l'Oder. Le 3 février, la Luftwaffe intervient en masse pour freiner l'avance soviétique. Le 5 février, Küstrin voit son dernier accès terrestre vers l'ouest coupé par l'Armée Rouge. Le parti nazi lance un journal local, tandis que les pelotons d'exécution passent par les armes 14 Ostarbeiter accusés de pillage - de nombreux soldats allemands seront pendus pendant le siège pour la même raison ou sur l'accusation d'avoir déserté. Reinefarth dispose de 8 à 9000 hommes, un ensemble hétéroclite comprenant même des bataillons turkmènes ou du Nord-Caucase, des Hongrois et surtout des unités de Flak. Il divise la défense en deux secteurs : Altstadt et la rive ouest sont dirigés par le major Wegner, un vétéran de l'infanterie, Neustadt par Walther, le colonel sans expérience de la Feldgendarmerie. La 21. Panzer Division parvient à ouvrir un corridor à l'ouest en direction de Küstrin, relevée ensuite par la 25. Panzergrenadier Division. Ce corridor permet d'évacuer une partie de la population civile et d'obtenir du ravitaillement pour soutenir le siège. Les Soviétiques bombardent Küstrin avec leur artillerie puis leur aviation. Une guerre de positions s'installe, qui n'est pas sans rappeler la guerre des tranchées : les Soviétiques font bon usage de leurs tireurs d'élite, et cherchent à s'approcher au plus près des positions adverses, en creusant.

A partir du 19 février, les autorités accélèrent l'évacuation des civils, alors que l'artillerie soviétique bizarrement ne profite pas de la situation pour cause des pertes aux Allemands. Des soldats sont encore pendus pour des pillages. Körner, le responsable local du parti, organise l'évacuation mais 500 à 600 civils seront encore dans Neustadt quand les Soviétiques s'en empareront. La chute de Poznan libère des formations soviétiques de la 8ème armée de la Garde, ce qui va accélérer le cours des événements. Pour maintenir le moral de la garnison, le parti ouvre un cinéma de campagne pour les défenseurs. Les Soviétiques maintiennent la pression par des tirs d'artillerie et les raids nocturnes des Po-2. L'assaut sur Neustadt, préparé de longue date, débute le 7 mars. L'aviation soviétique engage plus d'une centaine de bombardiers en plus de l'artillerie. Les sapeurs font sauter les ponts sur la Warthe pour empêcher l'Armée Rouge de traverser. La 5ème armée de choc met 4 jours à venir à bout de la résistance des 3/5ème de la garnison : 3 000 soldats allemands sont morts, plus de 2 700 ont été capturés. Le général Berzarin annonce la prise de Küstrin, mais il ne s'agit en réalité que la partie sur la rive orientale de l'Oder... la 8ème armée de la Garde pousse par le sud sur la rive ouest tandis que la 5ème armée de choc prend à sa charge l'assaut sur l'Altstadt. Les Soviétiques procèdent ainsi à un double enveloppement : un anneau intérieur enserre les défenseurs de Küstrin, tandis qu'un anneau extérieur garde contre les tentatives de contre-attaque depuis l'ouest, comme à Stalingrad. Les tentatives de dégagement menées par la 25. Panzergrenadier Division et la Panzer Division Müncheberg ne débouchent pas, de même que la contre-offensive plus importante menée fin mars sous l'autorité du général Heinrici, nouveau commandant du groupe d'armées Vistule. A ce moment-là, les Soviétiques tirent plus de 1 000 obus par heure sur la ville assiégée. L'attaque finale débute le 29 mars. Les restes de la Volkssturm mettent bas les armes tandis que Reinefarth dirige une tentative de percée vers l'ouest, alors même qu'Hitler a donné l'ordre de se battre jusqu'au dernier homme après que le commandant de la place ait demandé l'autorisation de tenter une sortie. Près d'un millier d'hommes parviennent à gagner les lignes de la 9. Armee à travers les positions soviétiques, parfois victimes aussi du feu de leurs camarades qui n'ont pas été prévenus de la percée. Les survivants combattront sur les hauteurs de Seelow au moment de l'offensive de l'Armée Rouge sur Berlin. Küstrin est prise le 31 mars. Reinefarth ne sera pas inquiété ni par les nazis, ni par la justice alliée. Relâché en 1948, il meurt tranquillement sur l'île de Sylt en 1979. Les Soviétiques auraient perdu 5 000 morts et 15 000 blessés dans le siège de Küstrin. Les ponts de chemin de fer de Küstrin sur l'Oder seront détruits par la Luftwaffe et ses Mistel en avril, au moment de l'offensive soviétique sur Berlin.

Illustrations/cartes : 11 cartes illustrent le texte. La première montre le siège de la ville par les Russes en 1758 et n'a pas grande utilité. Les suivantes permettent de se situer quelque peu mais il manque des cartes de position du front et les principaux repères généraux de l'ensemble de Küstrin (les cartes n'en montrent que des parties). Au milieu de l'ouvrage se trouvent 8 pages de photos avec un commentaire minimum.

Conclusion : un ouvrage monocorde, n'offrant que le point de vue allemand de la bataille, hormis l'utilisation des principaux mémoires de généraux/maréchaux soviétiques ayant participé aux opérations. Il a pour lui d'être le seul en anglais sur le sujet ; il me reste à lire quelques ouvrages en allemand (ils existent) pour voir s'ils font mieux. En annexe l'auteur a fournir la composition sommaire de la garnison au 22 février 1945, le rapport de Reinefarth après sa percée et celui du Kreisleiter Körner.

vendredi 5 novembre 2021

Article : David W. Wildermuth, Who Killed Lida's Jewish Intelligentsia? A Case Study of Wehrmacht Involvement in the Holocaust's “First Hour”, Holocaust and Genocide Studies, Volume 27, Issue 1, Spring 2013, Pages 1–29

Les Allemands à Grodno, 23 juin 1941.


 https://academic.oup.com/hgs/article-abstract/27/1/1/762306

 

Auteur : David Wildermuth est professeur à l'université de Shippensburg (Pennsylvanie, Etats-Unis). Ses champs de recherche comprennent la Shoah, l'héritage culturel, démographique et historique de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne et dans l'ex-URSS. Il a signé quelques articles spécialisés sur le sujet dont celui-ci, ainsi que des fiches de lecture.

Edition : Holocaust and Genocide Studies est un journal scientifique publié par Oxford University Press, qui propose des analyses en pointe sur l'étude des différents génocides, dont la Shoah. Il est associé à l'United States Holocaust Memorial Museum. Son premier numéro date de 1986.

Analyse : l'auteur montre à travers un exemple, celui de Lida, en Biélorussie, que la Wehrmacht a pris part, dès le début de Barbarossa, à des massacres de Juifs, et qu'elle ne s'est pas contentée de demander ou de soutenir l'action des Einsatzgruppen. Ce faisant, il se pose en porte-à-faux avec certains travaux allemands récents comme ceux de Christian Hartmann, qui expliquait que la Wehrmacht n'avait pas tant massacré en 1941, les exécutions se déroulant plutôt à l'arrière du front, mais au moment de ses retraites, plus tard. Wildermuth choisit de contextualiser un micro-exemple précis, celui de la communauté juive de Lida en Biélorussie, qui comprenait 8500 personnes sur une population totale de 20 000 habitants environ. Les sources disponibles divergent sur la date et le nombre des exécutions : de 92 à 155 tués, entre les 28 juin et 5 juillet, mais toutes évoquent davantage les Einsatzgruppen que la Wehrmacht. Pour Wildermuth, c'est pourtant bien la Wehrmacht qui a massacré l'intelligentsia juive de Lida : il fait la comparaison avec le massacre de celle de Grodno, commise par le Teilkommando Haupt de l'Einsatzkommando 9. L'auteur a utilisé à la fois des sources des bourreaux - 8., 35., 161. I.D., division de sécurité 403, Einsatzgruppe B - et celles des victimes. Le Teilkommando Haupt a été crée après la visite de Heydrich à Grodno, au début de Barbarossa, pour accélérer l'extermination des Juifs. Grodno est tombé sans combat ou presque entre les mains allemandes après un bombardement aérien, dès le 23 juin. A Lidna en revanche, la 161. I.D. doit batailler aux abords de la ville avant d'y entrer le 27 juin, après des raids aériens, et alors que la localité est en proie au chaos et au pillage, les Soviétiques retraitent en étant harcelés par des nationalistes polonais qui accueillent les Allemands à bras ouverts. La 161. I.D. est relevée rapidement par la 35. I.D., qui attend à son tour l'arrivée des bataillons de la division de sécurité 403. Les deux divisions d'infanterie appartiennent à la 9. Armee, qui est une des premières à instaurer des mesures sévères contre les Juifs soviétiques, dans la ligne des directives reçues avant Barbarossa. Une des divisions allemandes a procédé dès l'occupation de la ville à l'exécution de 92 Juifs, avant de créer un conseil local juif, de regrouper les Juifs dans un camp de travail à l'extérieur de la ville et de les faire travailler pour nettoyer les ruines. Un soldat allemand témoigne avoir assisté à l'exécution de 20 Juifs sous la conduite d'un officier. La 161 I.D. associe par ailleurs dans ses rapports les soldats soviétiques du 55ème régiment de fusiliers, accusé d'avoir exécuté des prisonniers allemandes (dont un blessé) et d'avoir parfois mutilé leurs corps, à des Juifs. La 35. I.D. a également exécuté des Juifs et incendié le village de Bielica, non loin de Lida, sous prétexte que des civils auraient fait le coup de feu avec les soldats soviétiques. Des photos de soldats allemands témoignent de la dévastation à Lida après les premiers jours d'occupation. Par comparaison, à Grodno, c'est le Teilkommando Haupt de l'Einsatzgruppe B qui est à l'oeuvre, du 30 juin au 4 juillet. Les SS demandent aux Juifs de venir s'enregistrer, les rassemblent et les exécutent, ainsi que quelques Polonais, selon un schéma connu. Si la Wehrmacht n'a pas massacré les Juifs à Grodno, c'est que l'avance militaire y a été rapide, la confiscation de nourriture aisée, d'après les documents étudiés par Wildermuth. A l'inverse, les 35. I.D. et 161. I.D. ont connu de violents combats avant d'entrer dans Lida. La 35. I.D. semble marquée par au moins un cas de mutilation de cadavres allemands, et elle ne fait que 7 prisonniers en 3 jours - beaucoup ont probablement été exécutés. Ces deux divisions associent les Juifs à l'activité de guérilla, de partisans, aux exactions commises sur les soldats allemands. La division de sécurité 403, qui s'installe à Lida par la suite, a eu peu de pertes et ne procède pas à de telles représailles, l'encadrement se plaignant même que les soldats ne montrent pas assez d'allant dans la persécution des Juifs... La dureté des combats joue donc un rôle dans l'opportunité saisie par des troupes de première ligne - et non celles arrivant derrière - de participer à l'extermination des Juifs. La Wehrmacht avait ainsi intégré les "ordres criminels" et également servi d'instrument à cette politique nazie dès les premiers jours de Barbarossa.

Conclusion : un article passionnant qui montre qu'il faut se garder de toute généralisation. Le micro-exemple développé ici, à Lida, confirme que des soldats allemands ont pu participer à l'extermination des Juifs dans un contexte de combats violents où l'idéologie nazie pousse à l'exécution des prisonniers et à l'association entre le Juif et le "bolchevik", le "partisan", dans la ligne des ordres criminels diffusés avant Barbarossa, et dont les divisions concernées ici ont bien eu connaissance comme on le constate dans les documents d'archives.


jeudi 4 novembre 2021

Article : I. I. Kuznetov & A. A. Maslow (1994) The Soviet general officer corps, 1941–1942: Losses in combat, The Journal of Slavic Military Studies, 7:3, 548-566

Dovator commandait le 2ème corps de cavalerie de la Garde au moment de sa mort, le 19 décembre 1941.


 https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13518049408430159?journalCode=fslv20

 

Auteurs : I.I. Kuznetov est professeur à Irkoutsk et membre de l'Académie russe des Sciences. A. A. Maslov est un chercheur résidant près de Sumy en Ukraine. L'article a été traduit par David Glantz, qui à l'époque est le rédacteur en chef du Journal of Slavic Military Studies.

Edition : voir la présentation du journal que j'ai faite précédemment.

Analyse :  les auteurs proposent de nouvelles informations sur les pertes du corps des officiers de l'Armée Rouge, souvent dissimulées pendant la période soviétique. Cela rejoint le débat sur les pertes subies pendant la guerre, qui s'élèvent au moins à 27 millions de morts dont 8 668 400 militaires. Des généraux soviétiques sont tués dès les premiers jours des hostilités. Le 23 juin, le commandant adjoint du district militaire Ouest, Mikhailin, est tué par une frappe aérienne. Kopets, le général qui dirige l'aviation du même district, se suicide le même jour au vu des pertes subies par ses forces. Le 24 juin, le général Pouganov, chef de la 22ème division blindée, est tué lors d'une attaque de ses chars à Kobrin. Fin juin, le commandant de la 143ème division de fusiliers, Safronov, est tué. Borisov, commandant du 21ème corps de fusiliers du district Ouest, qui s'est distingué pendant la guerre d'Hiver contre la Finlande et a été remarqué par le futur maréchal Malinovsky, périt à la même période. Le commandant du 6ème corps mécanisé, Khatskilevich, est tué de même que son chef de l'artillerie, Mitrofanov. Dans l'encerclement à l'ouest de Minsk disparaissent Garnov, commandant du 5ème corps de fusiliers, son assistant Boudanov et le commandant de la 50ème division de fusiliers, Evdokimov. Boudanov était un vétéran de la guerre civile, bien noté par Joukov. Garnov, qui s'était élevé du rang depuis la Première Guerre mondiale où il avait servi comme simple soldat, avait combattu en Espagne avec les républicains. Le 8 juillet 1941, Filatov, le commandant de la 13ème armée, est mortellement blessé par un raid aérien près de Mogilev. Dans la région de la Baltique, Dedaev, commandant de la 67ème division de fusiliers, Pavlov, commandant de la 2ème division blindée, Zhurba, commandant de la 14ème division de fusiliers, sont tués (le dernier par une frappe de l'aviation également). En Ukraine, les commandants des 87ème et 124ème divisions de fusiliers et de la 12ème division blindée, ainsi que le commandant du 22ème corps mécanisé (Kondrusev) sont tués. Kondrusev, ouvrier devenu soldat, avait été décoré à la tête d'une division de fusiliers contre la Finlande. Il avait échappé à des accusations mensongères pendant les purges, en 1938, ce qui l'avait néanmoins beaucoup affecté, selon des témoignages contemporains. Durant la bataille de Smolensk, qui débute le 10 juillet 1941, 6 généraux trouvent la mort. Eremin, le commandant du 20ème corps de fusiliers, avait combattu pendant la Première Guerre mondiale, puis dans la guerre civile et en Finlande où il s'était distingué à la tête de la 50ème division de fusiliers. Petrovskii, qui dirige le 63ème corps de fusiliers, est également tué avec son chef de l'artillerie, Kazakov. Le 18 août, c'est le chef de la 61ème division de fusiliers de ce corps, Prishchep, qui décède après blessure. Le commandant de la 45ème division de fusiliers, Magon, longtemps porté disparu, a été reconnu 20 ans après la guerre comme décédé durant une tentative de percée à Mogilev le 7 août. Korneev, chef d'état-major de la 20ème armée, est abattu fin juillet ; Gorbachev, commandant la 250ème division de fusiliers, est tué le 26 juillet, 3 autres généraux sont portés disparus. 5 généraux sont tués dans la poche d'Ouman en Ukraine, dont 2 portés disparus ne seront confirmés décédés qu'en 1945, au retour de généraux prisonniers des Allemands qui témoigneront en ce sens. 9 généraux supplémentaires périssent dans l'encerclement géant de Kiev. 9 autres généraux tombent dans les combats devant Moscou. Pendant la contre-offensive soviétique de décembre 1941, 3 généraux connus meurent, dont le fameux Panfilov, commandant de la 8ème division de cavalerie de la Garde (erreur de l'article : c'est la 8ème division de fusiliers de la Garde, ancienne 316ème division de fusiliers). En avril 1942, dans la contre-offensive ratée à Viazma, Efremov, le commandant de la 33ème armée du front de l'Ouest, se suicide pour ne pas être capturé. 2 commandants de division périssent aussi sur le front de Carélie. Beaucoup d'autres généraux périssent au premier semestre 1942. Parmi les nombreux commandants de division tués sur le front de Léningrad, Bogaichuk, dont la 125ème division de fusiliers s'était distinguée sous ses directives depuis juin 1941. 2 commandants de l'aviation sont également tués durant la défense de Sébastopol. Le 11 mai 1942, Lv'ov, le commandant de la 51ème armée, est tué dans la péninsule de Kerch. La désastreuse contre-attaque soviétique à Kharkov en mai 1942 entraîne la mort de 12 généraux supplémentaires, dont Anisov, chef d'état-major remarqué de 57ème armée, et Borisov, chef d'état-major du 6ème corps de cavalerie, qui avait percé les lignes allemandes à coups de sabre à Kiev. Les Soviétiques répertorient minutieusement les circonstances des décès des généraux : ils font ainsi une enquête sur Podlas, le chef de la 57ème armée, dont les conditions de décès restaient inconnues. Plusieurs généraux périssent aussi durant l'offensive vers Stalingrad : par exemple Glaskov, le commandant de la 35ème division de fusiliers de la Garde, Broud, le commandant de l'artillerie de la 64ème armée, tué par l'aviation. D'autres tombent sur le front de Voronej, comme Lizioukov, le commandant de la 5ème armée de chars, fait Héros de l'URSS pour ses prouesses en 1941. 3 généraux périssent aussi dans le Caucase, dont Bodin, le chef d'état-major du front Transcaucase. 6 autres généraux meurent dans la partie centrale du front de l'est et 4 autres sur le front nord. 3 autres, qui avaient été dépassés par l'avance allemande de 1941 et avaient organisé des détachements de partisans, sont également tués. Au total, 133 généraux soviétiques meurent en 1941-1942 : 104 au combat, 3 de maladie, 6 se sont suicidés (dont 3 pour échapper à la capture), 3 sont morts dans des accidents d'avion et 18 sont portés disparus.

Conclusion : un article un peu fastidieux à lire en raison du nombre importants de patronymes, les auteurs listant tous les généraux tués, mais néanmoins intéressants notamment quand ils s'attardent sur le parcours des plus remarquables avant leur mort et sur l'intérêt porté par les autorités soviétiques aux circonstances de la mort et souvent de la disparition des généraux (pour savoir s'ils sont véritablement morts ou non : on sait ce qu'il adviendra des prisonniers revenus des camps allemands...).

mercredi 3 novembre 2021

Article : Vasyl Doguzov & Svitlana Rusalovs'ka (2007) The Massacre of Mental Patients in Ukraine, 1941-1943, International Journal of Mental Health, 36:1, 105-111

Des Juifs ukrainiens sont obligés de se déshabiller devant les membres de l'Einsatzgruppen qui vont les exécuter. Octobre 1941. Source : https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/gallery/einsatzgruppen-photographs

 https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.2753/IMH0020-7411360110

 

Auteur : Vasyl Doguzov et Svitlana Rusalovs'ka. Doguzov est le chef du département scientifique du musée national de médecine d'Ukraine, spécialiste en relations internationales à l'université de Kiev. Rusalovs'ka est diplômée de psychiatrie à l'université de Halifax, au Canada, et psychiatre à Ottawa.

Edition : créé en 1972, l'International Journal of Mental Health est un journal spécialisé en psychiatrie et sur les disciplines liées : psychologie clinique, travail social, science comportementale. Il est actuellement dirigé par Eric Bui, professeur à l'université de Caen.

Analyse : les Allemands envahissent l'URSS avec dans l'idée d'exterminer les patients des hôpitaux psychiatriques, exceptés ceux qui peuvent travailler. Cette vision tranche avec celle existant en Ukraine avant l'invasion : les malades mentaux sont vus comme des "fous de Dieu", à traiter avec humanité et charité. Le nombre de personnes massacrées est aujourd'hui encore inconnu et s'élève probablement à plusieurs dizaines de milliers. Pendant la Première Guerre mondiale, le personnel médical de ces institutions avait souvent été transféré au front : des patients étaient morts de faim ou de dénuement faute d'approvisionnement. La victoire des bolcheviks amène une stabilisation de la situation : les institutions sont reprises en main, de nouveaux bâtiments sont construits - ailleurs que sur les anciens monastères, ce qui était souvent le cas précédemment- et le NKVD utilise les institutions pour y enfermer parfois des opposants, désignés comme "malades mentaux". A l'hôpital Pavlov de Kiev, il reste 1 500 patients au moment de l'occupation allemande. En octobre 1941, 308 patients juifs sont exécutés dans une forêt près de l'hôpital. Le personnel libère les patients et refuse de tenir les listes à jour pour les Allemands. A partir de janvier 1942, les Allemands utilisent des camions à gaz et tuent 525 personnes supplémentaires jusqu'en septembre. A Kherson, les Allemands abattent un millier de patients de l'hôpital psychiatrique, et utilisent l'endroit comme cantonnement militaire. Ils le détruisent au moment de leur retraite. A Simferopol, en Crimée, le personnel parvient à évacuer 600 des 900 patients. Les autres sont tués par un camion à gaz le 7 mars 1942. Le directeur de l'institution et sa femme se suicident avec du cyanure. A Dniepopetrovsk, les Allemands tuent 1 300 patients de l'institution du village d'Igren ; un Einsatzgruppe abat 30 à 60 personnes par jour, certains sont mis à mort en testant des poisons. Fin décembre 1941, il ne reste plus que 200 personnes : elles sont enfermées nues dans une pièce non chauffée, à -30°, où elles finissent par mourir de froid. Le site sert ensuite de camp de concentration. Dans la région de Kharkov, l'institut de Strelechansk, construit sur un couvent, est investi par un Einsatzgruppen qui y abat 435 patients.

Conclusion : un article qui vaut surtout par les exemples précis d'extermination commis par les Allemands en Ukraine, avec des sources occidentales ou russes assez récentes, et quelques ouvrages plus anciens de la période soviétique. Le sujet mériterait un traitement plus approfondi sans aucun doute.

Article : Christian Ganzer (2014) German and Soviet Losses as an Indicator of the Length and Intensity of the Battle for the Brest Fortress (1941), The Journal of Slavic Military Studies, 27:3, 449-466

 

 

Des soldats allemands à la porte de Terespol dans la forteresse de Brest-Litovsk.

https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/13518046.2014.932632 


Auteur : Christian Ganzer. Aujourd'hui chercheur rattaché à l'université de Leipzig, en Allemagne, il a travaillé de 2009 à 2014 à l'université Dragomanov de Kiev, en Ukraine. Sa thèse porte sur Brest-Litovsk, à savoir les combats de juin-juillet 1941 et l'endroit comme lieu de mémoire à partir des commémorations et de l'écriture de l'histoire en URSS de cette bataille devenue mythique à partir de l'ère Khrouchtchev. Ganzer a coécrit un ouvrage sur les musées est-européens de la Seconde Guerre mondiale et son travail de thèse a été publié en allemand en 2020.

Edition : l'article a été publié dans le Journal of Slavic Military Studies. Ce journal scientifique a été créé par le fameux David Glantz en 1988 sous le nom de Journal of Soviet Military Studies, et il a pris son nom actuel en 1993. Le rédacteur en chef actuel est Martijn Lak. Ce journal est incontournable pour toutes les personnes intéressées par le front de l'est pendant la Seconde Guerre mondiale, entre autres sujets traités : ses articles permettent souvent de voir l'état de la recherche sur la dimension militaire du conflit. Certains auteurs français parfois peu scrupuleux plagient malheureusement beaucoup ces articles sans les citer correctement, faisant croire qu'ils apportent ainsi des analyses "nouvelles" alors qu'ils ne font que reprendre les acquis de la recherche étrangère.

Analyse : Brest est l'un des sites mémoriels les plus importants de l'ex-URSS, avec l'ancienne Stalingrad. La Biélorussie, où se situe Brest aujourd'hui, a hérité de la mémoire soviétique : la résistance héroïque des défenseurs pendant 32 jours, du 22 juin au 23 juillet, nourrie des récits des rares survivants, prisonniers des Allemands ou ayant rejoint les lignes soviétiques. Côté allemand, la source la plus fiable sur les combats est le rapport du commandant de la 45. Infanterie Division, la principale unité impliquée dans la bataille, qui reconnaît 453 tués, 668 blessés et 7 223 Soviétiques capturés. Les Soviétiques crient au scandale, indiquant que le nombre de pertes allemandes est sous-estimé et celui des leurs surestimé. Les ouvrages russes récents, comme celui de Rotislav Aliev, un des seuls sur le sujet, souffrent d'une méthode non professionnelle qui en limite la portée. Ganzer s'attache surtout à revoir certains points de la bataille. Le nombre des pertes soviétiques est pour ainsi dire inconnu : le rapport journalier de la 45. I.D. précise que 2 000 corps adverses ont été trouvés sur les lieux au soir du 28 juin, le 29 juin marquant pour les Allemands la fin de la bataille. Pour les pertes allemandes, l'auteur est allé voir le texte du prêtre de la 45. I.D., qui liste 475 tués, mais présente quelques problèmes (morts non situés ou non datés). Il a recoupé ce document avec les extraits de la presse allemande locale, qui eux aussi demeurent incomplets. Le 22 juin, 314 soldats allemands sont tués, dont 30 dans la ville de Brest et ses alentours, et 10 par l'artillerie allemande... Le 23 juin, les pertes tombent à 35 tués. Elles remontent à 56 tués le 24 juin qui est le dernier jour de combats impliquant fortement l'infanterie. Il y a encore 21 morts le 25 juin et  7 le 26 juin. Le dernier soldat allemand est tué le 27 juin, d'autres succombant dans les hôpitaux. Le document du prêtre ne mentionne pas le lieu de mort de 13 soldats supplémentaires. Le rapport du commandant de la 45. I.D. semble a priori correct selon Ganzer sur les blessés. Les sources sont beaucoup plus ténues du côté soviétique. Un rapport du 53ème corps d'armée évoque 3 062 prisonniers pour les 24-27 juin et 940 de plus pour la période du 27 au 30 juin. En croisant les sources, Ganzer calcule que les Soviétiques ont laissé entre 6 713 et 7 779 prisonniers entre les mains des Allemands : le rapport du commandant de la 45 I.D. est bien dans cette fourchette. La plupart des 9 000 combattants soviétiques ont été faits prisonniers, donc. 10 commissaires politiques capturés ont été fusillés par les Allemands, dont Emin Fomin, fait prisonnier et exécuté le 26 juin. La 45. I.D. avait pris connaissance de "l'ordre des commissaires" dès le 19 juin, trois jours avant l'attaque, et ce jusqu'à la troupe comme le montrent les témoignages de soldats : on voit qu'il a été mis en oeuvre sans état d'âme. Ganzer pointe ainsi que les 3 premiers jours de combat ont été les plus meurtriers, et que les combats s'arrêtent au 29 juin. Le 2 juillet, le gros de la 45. I.D. quitte les lieux. Un bataillon du 130. I.R. reste avec un bataillon de réserve, et le 5 juillet ils sont remplacés par une unité territoriale. Un seul incident a lieu le 23 juillet quand une unité de nettoyage du site est attaquée : un officier soviétique est capturé, 6 Allemands sont blessés.

Conclusion : un article qui remet les pendules à l'heure sur le "mythe" de la défense soviétique de Brest-Litovsk, et qui pose la question intéressante de la fiabilité des sources allemandes tels que les rapports d'unités, en les comparant aux sources soviétiques du même ordre, et qui prouve que l'on peut tirer des faits solides de ce type de document, s'ils sont critiqués. 

mardi 2 novembre 2021

Article : Alexander Hill (2002) The partisan war in north-west Russia 1941–44 : a reexamination, Journal of Strategic Studies, 25:3, 37-55

Partisans soviétiques dans la région de Pinsk, 1942. Source : https://collections.ushmm.org/search/catalog/pa1142246

Auteur : Alexander Hill, diplômé de l'université de Cambrigde, enseigne actuellement à l'université de Calgary au Canada depuis 2004. Il s'intéresse à l'histoire militaire de l'URSS et de la Russie en particulier sur la période 1914-1945. Il a signé plusieurs livres dont un sur le mouvement partisan dans le nord-ouest de l'URSS, thème qui était son sujet de thèse. Il a écrit aussi il y a quelques années un livre sur l'Armée Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale et plus récemment 2 ouvrages aux éditions Osprey, dont un livre ayant trait à son sujet de prédilection, les partisans. Il prépare un livre photographique sur le front de l'est dont la parution est imminente.

Edition : Le Journal of Strategic Studies a été créé en 1978 par des chercheurs anglo-américains. Son but est de proposer une approche multidisciplinaire de l'étude de la guerre. Récemment il s'est intéressé à la Chine, à la zone Asie-Pacifique et à l'Afrique.

Analyse : dans cet article, Alexander Hill utilise les sources soviétiques déclassifiées à partir de 1991 pour montrer combien le mouvement partisan créé dans le nord-ouest de l'URSS a souffert, dès 1941, des contre-mesures allemandes qui ont limité son efficacité. Jusqu'ici la version officielle soviétique minimisait ce constat et se contentait de dire que les partisans avaient été plus efficaces après 1941 suite à la reprise en main et des efforts de réorganisation pilotés depuis Moscou. Hill précise toutefois que le secteur où les partisans opèrent, celui du groupe d'Armées Nord, présente des spécificités : peu de populations non-russes et peu de Juifs également, un intérêt économique limité pour les Allemands. L'avance allemande au nord provoque peu d'encerclements massifs de forces soviétiques comme au centre et au sud en 1941, toutefois le chaos règne à l'arrière des lignes soviétiques. Les premiers partisans notent que la population considère le régime soviétique comme "fini". Les Allemands inondent la population de propagande, mentent sur la supposée prise de Léningrad, alors que celle-ci n'a pas accès ou peu à la propagande soviétique. Les premiers détachements de partisans se forment sous l'autorité du parti communiste ou de ses organisations, l'armée ayant abandonné cette tâche depuis les purges des années 1930. Toutefois, le NKVD et l'Armée rouge constituent rapidement leurs propres unités de reconnaissance ou de démolition opérant sur l'arrière immédiat du front allemand. Léningrad coordonne dès août-septembre 1941 les efforts du parti, de l'armée et du NKVD pour les partisans. Toutefois, comme les responsables politiques dominent, une partie de la population collabore avec les Allemands pour régler ses comptes avec le régime soviétique. La menace de représailles allemandes suffit à dissuader les habitants de collaborer avec les partisans, alors même qu'en 1941 la 281ème division de sécurité, une des seules à se charger spécifiquement de la lutte contre les partisans dans le secteur, a des effectifs sans proportion avec le territoire à surveiller. Les Soviétiques renvoient parfois les membres du parti ou autres responsables qui ont fui en 1941 vers leur région d'origine. Beaucoup de détachements de partisans rejoignent aussi à terme l'Armée Rouge. En décembre 1941, il y a peut-être 4 000 partisans derrière les lignes du groupe d'armées Nord, qui font face à 3 divisions de sécurité, des fractions de l'Einsatzgruppe A et des unités retirées du front, comme un régiment de la 2ème brigade SS. L'hiver 1941 rajoute aux difficultés des partisans, selon un schéma connu : plus de difficultés à se ravitailler, nécessité de construire des abris, traces plus visibles dans la neige... L'efficacité des partisans soviétiques en 1941 est ainsi quasi nulle, même si les responsables allemands s'inquiètent dans les derniers mois de l'année de la destruction de groupes plus importants - avec des survivants qui continuent de se cacher en petits groupes. 3 ans plus tard, durant l'offensive finale pour libérer Léningrad, en janvier-février 1944, la menace des partisans est devenue autrement plus sérieuse : ils sont capables d'entraver l'acheminement des troupes (12. Panzerdivision et 8. Jäger- Division) par leurs attaques sur les voies de communication et perturbent les communications en détruisant les lignes téléphoniques. Le gain d'efficacité est dû au renversement du conflit : les Soviétiques ont pris l'ascendant, les Allemands n'ont plus intérêt à préserver la population et accélèrent l'exploitation économique, ce qui par voie de conséquence augmente les exactions sur les habitants, lesquels rejoignent plus les partisans. Les Soviétiques mettent aussi les choses au point en précisant le sort qui attend ceux qui ont collaboré ou ceux qui ne prennent pas position. Ainsi, de 2 à 5 000 partisans dans la première moitié de 1943, le secteur voit le nombre gonfler à plus de 20 000 en janvier 1944. Les Allemands retirent progressivement des troupes de l'arrière pour les envoyer sur le front, les collaborateurs ne se sentent plus tourner. Pourtant ils n'ont pas poussé autant qu'ailleurs le recrutement forcé de travailleurs et ont même promu une réforme agricole limitée.

Conclusion : une mise au point bienvenue sur l'efficacité du mouvement partisan soviétique sur les arrières du Groupe d'Armées Nord, croisant à la fois les sources connues (allemandes) et nouvelles depuis peu à cette date (soviétiques déclassifiées), et critiquant le point de vue ancien des sources occidentales parfois inspirées par le contexte de guerre froide (se contentant donc d'utiliser les travaux allemands ou les documents soviétiques capturés par eux et commentés de leur point de vue) ainsi que celui des travaux russes contemporains ayant du mal à se départir de la ligne officielle soviétique.


https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/01402390412331302765

lundi 1 novembre 2021

August von Kageneck, La guerre à l'est, Tempus 21, Paris, Perrin, 2002, 201 p.

 


Auteur : August von Kageneck (1922-2004). Officier de la Wehrmacht, il a servi dans la 9. Panzerdivision lors de l'invasion de l'URSS en 1941, a été ensuite instructeur dans l'arme blindée, puis a repris du service à l'ouest dans la Panzer Lehr. Le 20 juillet 1944, il devait participer à l'opération Walkyrie voulue par les conjurés ayant programmé l'assassinat d'Hitler, sans en connaître les motifs véritables, mais l'ordre n'est jamais parvenu pour son unité. Fait prisonnier par les Américains, il échappe assez rapidement à la captivité. 2 de ses frères sont morts pendant la guerre, un pilote et un officier d'infanterie qui est justement l'un des sujets principaux du livre évoqué ici. Kageneck s'installe ensuite en France où il devient correspondant de plusieurs journaux allemands, dont Die Welt. Il oeuvre pour la réconciliation franco-allemande. Il était intervenu aussi dans le documentaire Les grandes batailles - Allemagne, de Daniel Costelle (1973).

Edition : le livre est parmi les premiers de la collection Tempus des éditions Perrin. Il s'agit d'une réédition en format poche, donc, de l'ouvrage paru en 1998. Pas d'indice dans le livre laissant entrevoir une traduction, il est donc probable que Kageneck ait rédigé le texte en français. Aucun appareil critique, il n'y a que l'avant-propos de Kageneck qui fait à peine trois pages. Ce dernier explique avoir eu deux raisons d'écrire : la première, c'est la suggestion de son éditeur français, qui voulait un récit vivant de la façon dont les soldats allemands avaient combattu sur le front de l'est - Kageneck croit bon d'ajouter "à l'exclusion de toute idéologie", ce qui laisse songeur. La seconde, c'est qu'il veut répondre à une polémique née après la parution de son autre ouvrage, Examen de conscience : des lecteurs français auraient été choqués par le fait que Kageneck reconnaisse que la Wehrmacht avait sa part de responsabilité dans les crimes nazis. Ce dernier ne veut pas revenir complètement sur ce constat mais rétropédale quelque peu, ce que nous aurons l'occasion de constater, en effet. En outre, il écrit ici sur le 18. Infanterie Regiment de la 6. Infanterie Divison, celui où son frère a servi et a été tué, qui bénéficie de deux témoignages d'officiers survivants ayant été publiés, l'unité est donc bien couverte du côté allemand pour se prêter à un récit tel que voulu par l'éditeur français.

Illustrations/cartes : rien à part 2 cartes en tête d'ouvrage, assez illisibles, et qui couvrent seulement la période 1943-1944 (!) alors que le récit commence évidemment en 1941. Cela n'aidera pas le lecteur néophyte à se situer correctement... 

Analyse : on ne peut que constater ici que Kageneck reprend certains lieux communs des mémorialistes allemands que l'on trouve dès les années suivant la fin de la guerre pour tenter de se justifier quand à leur comportement durant le conflit sur le front de l'est. Ainsi en est-il de l'argument, utilisé dès les premiers jours de Barbarossa, pour massacrer les prisonniers soviétiques : l'Armée Rouge mutile les cadavres allemands (p.22). Ou bien d'un autre, celui selon lequel les soldats soviétiques sont en tenue de "non-combattant" (p.23) et donc exclus du droit de la guerre. Un peu plus loin, Kageneck évoque les discussions, parmi les officiers du régiment 18, sur le fameux "ordre des commissaires", qui implique l'exécution de tous les commissaires politiques soviétiques capturés sur le champ de bataille. L'ordre a sans suscité quelques remous, mais la recherche a bien montré ces dernières années que la très grande majorité des divisions allemandes l'ont appliqué, documents d'archives à l'appui - 90% au minimum selon les travaux de l'historien Felix Römer. De la même façon, Kageneck ne tranche pas véritablement quand il évoque la supposée attaque préventive de l'Allemagne contre une offensive soviétique en gestation (argument classique de la propagande nazie pour justifier Barbarossa)... P.31, Kageneck évoque une rafle que le régiment 18 a effectué le 5 juillet 1941, à Oszmania, précisant que "66 communistes et 33 hommes soupçonnés d'être des partisans" ont été arrêtés, et que la "presque totalité de la population était composée de Juifs". Or un massacre a eu lieu les 3-4 juillet dans la localité, au moins 40 personnes ont été abattues. Le 26 juillet, une sous-unité de l'Einsatzkommando 9 abat toute la population juive masculine de l'endroit (527 tués). On a donc du mal à croire comme l'affirme Kageneck un peu plus loin que les soldats allemands ignoraient tout des crimes commis sur le front de l'est (même s'il concède que des soldats, et pas seulement des SS, les ont perpétrés, ce qui est encore plus en décalage avec ce qui précède)... l'auteur a d'ailleurs une vision très sommaire de l'adversaire soviétique, dont il reconnaît le courage, l'excellence de certaines de ses armes (le char T-34, le canon de 76 mm), mais pour le reste, on a l'impression que les Allemands font face à une horde fanatisée par un régime totalitaire pire que celui des nazis. Comme souvent chez les mémorialistes allemands, Kageneck consacre l'essentiel aux premières années de la guerre à l'est : 125 pages entre le début de Barbarossa et la contre-offensive soviétique de décembre 1941, encore 35 pages aux combats du saillant de Rjev (certes peu connus des profanes)... sur 200. On en apprendra donc pas beaucoup sur la participation du régiment à la bataille de Koursk, face nord du saillant, avec la 9. Armee de Model - Kageneck parle de la présence de chars Staline côté soviétique, ce qui est faux, ce modèle n'entrant en service que plus tard ; ce n'est pas la seule erreur factuelle du livre, puisqu'il mentionne des soldats allemands tués par des "balles de kalachnikov" et des chars "T100"... l'auteur cite toutefois une opération contre les partisans à laquelle participe le régiment fin mai 1943, sans doute l'opération Freischütz. Il n'évoque pas en revanche l'implication de l'unité dans l'opération Büffel, au moment de l'évacuation du saillant de Rjev, une véritable politique de terre brûlée conduite par le même Model, pendant laquelle la 6. Infanterie Division a aussi pratique la lutte "antipartisans"... avec un nombre de morts adverses sans rapport au regard des armes récupérées. Peu de détails aussi sur la retraite vers le Dniepr, qui se transforme en courte litanie des pertes notamment en officiers. En 1944, le régiment 18 est au groupe d'armées Centre : juste avant l'opération Bagration, de nombreux officiers sont remplacés - Kageneck y voit presque une trahison pour affaiblir le dispositif avant l'attaque... l'unité disparaît dans le chaudron de Bobruysk, en Biélorussie. Kageneck expédie la suite en une page : la 6. Infanterie Division est reformée dès juillet 1944 comme 6. Grenadier Division puis 6. Volksgrenadier Division, elle est détruite en janvier-février 1945 pendant l'offensive soviétique Vistule-Oder. Elle est recréée une dernière fois comme 6. Infanterie Division en mars 1945 et combat durant les deux derniers mois, toujours à l'est. L'épilogue est à l'image du reste du livre. Kageneck se félicite de l'image laissée par le soldat allemand, dont la valeur a été reconnue par les chefs adverses, souligne la camaraderie qui survit à travers les rencontres d'anciens membres du régiment après la guerre, lesquels créent une association, et réussissent, après la fin de l'URSS, à ériger un monument à Rjev, en dépit des résistances locales.

Conclusion : plus qu'un livre d'histoire, un témoignage écrit par un acteur de la période, parlant de ses camarades et en particulier de son frère, mais avec un a priori précisé dans l'avant-propos qui se confirme à la lecture. Von Kageneck a du mal à se détacher d'une certaine lecture et d'une certaine appréhension, nourrie par le nazisme, de la guerre à l'est. Pas un livre d'histoire à proprement parler, donc.

 

 

dimanche 22 août 2021

Hélène SALLON, L'Etat islamique de Mossoul. Histoire d'une entreprise totalitaire, Paris, La Découverte, 2018, 284 p.


En février 2018 paraît aux éditions La Découverte ce livre d'Hélène Sallon, arabisante et journaliste du Monde, qui a couvert la bataille de Mossoul entre mi-octobre 2016 et mi-juillet 2017. Embarquée avec l'ICTS pendant la bataille, Hélène Sallon a recueilli des témoignages d'habitants de Mossoul pour essayer de mieux cerner ce qu'a été la réalité de l'Etat islamique dans la ville, pendant trois années. Ceci étant dit, elle ne s'appuie que sur un nombre limité d'analyses de chercheurs, et ne prend pas forcément en compte le point de vue de l'EI lui-même - sur lequel on peut exercer un regard critique, comme je le fais dans mes travaux-, ce qui confine un peu l'ouvrage dans une certaine catégorie (p.15, elle précise d'entrée que son livre "se tient à distance des ouvrages spectaculaires en forme de témoignages de djihadistes ou de leurs victimes, comme des analyses froides et désincarnées de chercheurs qui n'avaient pas accès au terrain". Ne serait-il pas plus pertinent de cumuler les approches pour avoir une vue d'ensemble ?). D'ailleurs, un oeil exercé reconnaît au premier coup d'oeil la source de la carte qui ouvre le livre, ce sont celles de l'Institute for the Study of War (non mentionné), que les connaisseurs ont vu passer ces dernières années. Une des sources principales du livre est d'ailleurs "Mosul Eye", ce Mossouliote qui a témoigné sur les événements pendant l'occupation même de la ville par l'EI. Le manque de croisement des sources précitées se voit dès l'introduction, quand Hélène Sallon fait l'historique du groupe qui deviendra l'EI : p.20, elle indique ainsi que les provinces de "Salaheddine, Diyala et Ninive" tombent après chute de Mossoul, ce qui est faux : si Ninive et Salaheddine passent effectivement pour bonne part sous la coupe de l'EI, c'est loin d'être le cas de Diyala, où l'EI n'était pas aussi puissant qu'à Mossoul, et a dû affronter la résistance des Kurdes et de la mobilisation populaire chiite qui va injecter beaucoup de forces, en cheville avec l'Iran, pour confiner l'EI dès la fin de 2014 à la guérilla - le groupe n'ayant trois ans plus tard aucun mal à survivre à la défaite territoriale dans cette province, qui devient d'ailleurs l'un de ses bastions actuellement en Irak (je renvoie à mon travail sur ce sujet). Il est certain en revanche qu'à Mossoul l'EI a cherché à imposer son modèle totalitaire, via une administration rigoureuse, s'inspirant de théories écrites par les djihadistes de longue date.

Le plan du livre est à la fois chronologique et thématique. La chute de Mossoul en juin 2014, racontée dans le premier chapitre, a des explications structurelles et conjoncturelles. Structurelles : la ville de Mossoul est depuis longtemps un bastion d'al-Qaïda en Irak, puis de l'Etat islamique d'Irak. Sa périphérie est peuplée de ruraux émigrés en ville sous Saddam Hussein, travaillés par le salafisme. Avec le retrait américain en décembre 2011, l'EII peut se redévelopper, s'étendre même via le conflit syrien. Le Premier Ministre irakien Maliki a accentué la confessionnalisation, privilégiant dans l'armée la loyauté à l'efficacité militaire. Conséquence : les unités de l'armée et de la police à Mossoul comprennent bon nombre de "soldats fantômes", la population est excédée par la corruption publique et la répression contre les sunnites. Dans ces conditions, on comprend que l'EIIL ait eu la partie relativement facile à Mossoul. Maître d'une ville de 2 millions d'habitants, le groupe en fait sa capitale symbolique : c'est là qu'Abou Bakr al-Baghdadi fait sa première apparition, pour annoncer le retour du califat.

Commence ensuite l'ère de la séduction (chapitre 2). Comme il l'a déjà fait en Syrie à partir de 2013, l'EI se montre charmeur dans un premier temps, se posant en libérateur et en restaurateur de l'islam - ce qu'une partie de la population mossouliote accepte fort bien. Les choses se durcissent au cours de l'été 2014. Si l'EI ne s'en était pris au début qu'à ses ennemis avérés, assure les services publics - de façon plus efficace au départ selon les habitants que le gouvernement précédent..., le groupe met la main sur les mosquées, installe ses points médias, recrute autant qu'il le peut - et sans mal, beaucoup de citadins étant volontaires, pour différentes raisons.

Le ton se durcit fin juillet 2014 (chapitre 3). Le gouvernement irakien a suspendu un temps le paiement des fonctionnaires en territoire EI, ce qui complique la tâche de ce dernier. La hisba et les tribunaux islamiques commencent à s'installer. L'EI entame la destruction des édifices religieux jugés hérétiques, persécute les chiites, puis les chrétiens, s'acharne sur ses adversaires. La population s'en accommode, du moment que les salaires sont versés et les services publics assurés.

Les chrétiens ont été poussés à l'exode (chapitre 4). Au départ, les djihadistes les épargnent, contrairement aux chiites. Puis, le 19 juillet, l'EI après leur avoir imposé des vexations, pose un ultimatum : la conversion, le statut de dhimmi, ou la mort, avec 48 heures pour quitter le territoire du groupe. Les chrétiens choisissent massivement la fuite.

Un témoin privilégié de ces événements a été "Mosul Eye", un Mossouliote qui, de son clavier, commente la situation dans Mossoul depuis juin 2014 (chapitre 5). Quand il peut, car la situation se durcit avec les frappes de la coalition à partir d'août 2014. L'EI devient méfiant, contrôle l'accès à Internet. Entre l'observateur engagé et l'historien, Mosul Eye ne peut que constater la passivité relative de la population. D'après lui, Mossoul a perdu son identité : l'émigration de ruraux, néo-urbains, a mis en conflit l'identité citadine de la ville avec la culture tribale des nouveaux venus. Particulièrement néfastes à ces yeux sont les gens venus de Tal Afar, à l'ouest de Mossoul - une ville qui a effectivement fourni quelques-uns des cadres les plus importants de l'EI, comme Abou Ali al-Anbari. Mosul Eye a commenté pendant 3 mois, jusqu'en septembre 2014. Mi-2015, il doit s'exiler, menacé par l'EI, qui a bien compris l'enjeu : Mosul Eye est l'une des sources les plus visibles sur ce qui se passe dans la ville, à l'image de Raqqa is being slaughtered silently pour Raqqa, dont certains membres connaîtront un sort tragique. Il guidera aussi les forces irakiennes à leur arrivée en octobre 2016, se désolera de voir les destructions infligées à Mossoul pour sa reconquête. Il oeuvre depuis pour essayer de lui rendre son identité.

Pour l'EI, Mossoul, c'est aussi un trésor de guerre (chapitre 6). L'EI confisque propriétés publiques et privées, pille les banques, à quoi s'ajoute les dons faits pour la "repentance" de certains. Mossoul est la capitale économique de l'EI : le Bayt al-Mal, son ministère des Finances, organise la collecte des impôts, taxe le commerce, vend les oeuvres d'art et d'archéologie. L'accès à l'électricité puis à l'eau toutefois constitue un problème. L'EI tente de présenter sa gestion comme une répartition plus équitable des richesses, avec la zakat. Il est aidé dans son entreprise par le maintien des fonctionnaires à leur poste, et par le versement des salaires par le gouvernement irakien, qui interrompu un temps, reprend jusqu'à l'été 2015. L'EI est un groupe djihadiste qui ne dépend pas des dons extérieurs : son économie se base surtout sur la collecte de ressources, qui sont surtout investies dans l'appareil militaire. La propagande crée un idéal de vie bien éloignée de la réalité : les conditions de vie sont de plus en plus dures à Mossoul, à partir du moment où le gouvernement suspend les salaires des fonctionnaires, que l'EI recule à Salaheddine en 2015 (et pas à Diyala, comme cela a été déjà dit plus haut, p.109), perd le passage frontalier de Tal Abyad en Syrie puis le Sinjar - bien que la route syro-irakienne soit en réalité toujours ouverte ailleurs. La situation se détériorera jusqu'au début de la bataille en octobre 2016, l'Etat islamique cherchant aussi à préserver une partie de son trésor de guerre.

L'EI surveille dans la ville (chapitre 7), dès les frappes de la coalition en août. Les habitants d'un quartier d'al-Zahraa constatent dès juin 2014 qu'une bonne partie de l'endroit est acquis à l'EI. Le quartier est envahi par les combattants de Tal Afar, les russophones et les Chinois (sans doute des Ouïghours ou des combattants d'Asie centrale, les Chinois n'étant qu'en nombre très limité dans le djihad syro-irakien...). La hisba tient la rue, les djihadistes se font de plus en plus paranoïaques à partir du second semestre 2015.

Mossoul sans l'EI est aussi une ville interdite aux femmes (chapitre 8). Les femmes n'ont plus le droit de sortir sans un tuteur, et avec la tenue appropriée. Elles sont cruellement victimes de la hisba féminine si elles y contreviennent. L'EI encourage seulement les femmes à travailler dans les deux domaines qui l'intéresse : l'éducation et la santé. C'est que les femmes, pour l'EI, ont un rôle clé : elles mettent au monde et elles élèvent la prochaine génération djihadiste.

L'EI a également échoué dans son projet universitaire (chapitre 9). Le groupe tente de formater à son image le système, pour recruter là encore des capacités qui peuvent lui servir. Bien qu'il compte des sympathisants dans le monde enseignant, l'EI ne parvient pas à attirer les enseignants. L'université finira par servir de QG et de centre d'entraînement et de fabrication d'armes et d'explosifs, étant bombardée en mars 2016. Les djihadistes évacuent le site sans combattre lors de l'assaut de l'est de Mossoul.

Les djihadistes ont mis la main sur la santé (chapitre 10). A l'hôpital al-Khansaa, ils doivent forcer les médecins et le personnel médical à venir travailler au fil des mois, car le secteur est en pénurie sous la domination de l'EI. La hisba exerce un contrôle serré. L'EI donne le meilleur aux combattants et à ceux qui ont prêté allégeance, mais les soins sont loin de la qualité d'un hôpital digne de ce nom. C'est l'un des services que l'EI a le moins bien réussi à gérer, étant même contraint d'autoriser les malades à aller se soigner en dehors de son territoire à l'été 2015.

Mossoul sous l'EI, c'est aussi une tentative de nouvelle ordre social (chapitre 11). Le rapport à l'EI détermine le statut social. A côté des vétérans, souvent dans l'encadrement, des générations plus jeunes profitent du système instauré par le groupe djihadiste. Mossoul devient cosmopolite avec l'affluence de nombreux combattants étrangers de l'EI. Les Russophones en particulier. Si Hélène Sallon sait qu'ils ont fait partie du dernier carré à l'ouest de Mossoul, elle ne précise pas l'identité d'un des plus célèbres qui a conduit la katiba jusqu'à la presque toute fin de la bataille (Magomed-Ali Israilov, alias Sayfullah Shishani et la katiba Sayfullah), ce qui montre de nouveau qu'elle ne s'est pas appuyée sur les sources venant des djihadistes eux-mêmes. Un certain nombre de Français sont également venus à Mossoul : Rachid Kassim est le plus connu, mais leur présence a été plus forte qu'on ne le croit, notamment parce que le séjour en Syrie a été plus documenté par les "revenants" que celui en Irak. Dans l'analyse que j'ai récemment envoyée sur ma liste de diffusion mail à propos de la vidéo de propagande de l'EI montrant le testament du kamikaze Abou Maryam (Kévin Chassin, mort en mai 2015), celui-ci a bénéficié avant son opération d'un séjour dans un hôtel de Mossoul, dont on possède au moins un cliché. Hélène Sallon évoque d'ailleurs plus loin quelques exemples de Français installés dans la partie est de la ville. Les frappes de la coalition, à partir d'août 2014, forcent les djihadistes à s'adapter, en plus de renforcer leur "espionnite" aigüe. La direction du groupe évite les grandes villes, les installations clés sont déplacées dans des bâtiments qui n'attirent pas l'attention, ou sous terre. Contrairement à ce qu'écrit Hélène Sallon, les ateliers de fabrication d'armes, très présents à Mossoul du fait de ses capacités industrielles, ont joué un rôle non négligeables dans la bataille, qui, est-il besoin de le rappeler, a duré plus de 9 mois. L'EI a fait un usage industriel des véhicules kamikazes (SVBIED), par centaines, tous fabriqués et même prépositionnés pour la défense à l'extérieur de la ville et à l'intérieur ;  dans ses vidéos de propagande pendant la bataille, l'EI a montré comment il a fabriqué un lance-roquettes monocoup tirant les munitions capturées pour le canon sans recul SPG-9 (les forces irakiennes en retrouvent encore dans certaines caches, preuve que l'EI avait réussi à en faire sortir de la ville), mais aussi des lance-roquettes RPG-7 et des canons sans recul SPG-9, justement. Il a mis au moins des drones armés en prévision de la bataille de Mossoul, les utilisant massivement au-dessus de l'est de la ville. Les derniers SVBIED à l'ouest de Mossoul étaient même équipés de roquettes pour en augmenter la capacité offensive. Les tunnels, creusés de longue date, seront utilisés dès la défense extérieure pour prolonger au maximum la défense, puis dans la ville pour surgir sur les arrières de l'ennemi et reprendre des positions perdues. Le durcissement de la situation à partir de l'été 2015 creuse le fossé, dans la ville, entre les membres de l'EI et la population. Si une partie des combattants étrangers est rentrée, d'autres sont aussi partis en Syrie avant la chute du territoire irakien. Et pour les mauvaises recrues des fiches de la katiba Tariq ibn Zyad, dont plusieurs Français, combien de djihadistes sont restés pour défendre Mossoul jusqu'à la mort ? Là encore, comme à Syrte en Libye ou Raqqa un peu plus tard, la bataille de Mossoul a été pensée par l'EI pour gagner du temps, et préparer la suite. Une étude de sa propagande aurait permis de le constater et de l'écrire ici.

Dans le chapitre 12, Hélène Sallon décrit le parcours de 3 jeunes hommes dans Mossoul occupée par l'EI. Ils se sont vite aperçus, en juin 2014, que nombre d'amis de leur jeune âge faisaient déjà partie de l'EI où ont rejoint le groupe, attirés par l'un ou l'autre des éléments sur lequel les djihadistes ont misé. L'un des jeunes hommes a été jeté en prison par l'EI pour avoir tenu une page d'informations sur les réseaux sociaux. Finalement, 2 des 3 jeunes hommes quittent Mossoul, en passant par la Syrie, dans ce qui s'apparente à une véritable odyssée. Celui qui est resté voit les arrestations arbitraires, les exécutions publiques. Dans Mossoul libérée, si l'EI n'est plus là, le conservatisme religieux demeure malgré tout, preuve que les choses ne sont pas gagnées en juillet 2017.

Les libérateurs de Mossoul sont aussi confrontés aux enfants-soldats, les "lionceaux du califat" (chapitre 13). C'est une caractéristique du régime totalitaire que d'éduquer les enfants dans l'esprit du régime. L'EI n'y échappe pas : l'école est tournée vers l'objectif de fidélité au groupe et à la formation de futurs combattants et de bonnes mères. Si certaines familles ont refusé d'envoyer leurs enfants à l'école, l'EI a su en appâter d'autres par des cadeaux ou par la promesse d'un statut. Certains se sont enrôlés parce que leurs parents ne leur donnaient pas ce qu'ils voulaient. L'EI met la main sur les orphelinats, envoie les adolescents dans les camps d'entraînement militaire, va jusqu'à utiliser les enfants yézidis comme kamikazes - une célèbre vidéo de la bataille de Mossoul, non évoquée par Hélène Sallon, montre ainsi 2 frères yézidis raconter leur parcours sous l'EI avant que l'on ne voit les images de leurs opérations kamikazes. Les enfants sont un des défis de la reconstruction de l'Irak. 

Les Yézidis, eux, comptent les survivants (chapitre 14). Ecrasés par l'EI au Sinjar, les Yézidis sont massacrés pour les hommes, enrôlés en ce qui concerne les enfants en âge de l'être, ou vendues comme esclaves pour les femmes. L'une d'entre elles a ainsi été achetée par l'émir d'Hammam al-Alil, au sud de Mossoul avant que ce dernier ne gagne la capitale de l'EI. D'autres ont été mariées à des Yézidies incorporés dans l'EI. Certains enfants n'ont pour ainsi dire aucun souvenir de leur identité yézidie: l'EI n'a pas oublié le pan culturel du génocide.

Dans le chapitre 15, Hélène Sallon raconte les dernières heures du califat, en juillet 2017 - ce qui en soi est inexact : le dernier pan de territoire disparaîtra seulement en mars 2019, à Baghouz, en Syrie, et pour autant, la branche nigériane de l'EI contrôle déjà à l'époque un territoire très étendu... il est dommage que le livre ne comprenne pas au moins 2 chapitres sur la bataille de Mossoul, reprise de la moitié est, reprise de la moitié ouest. Car cette bataille a clairement été la plus importante dans le processus de disparition territoriale de l'EI, le groupe ayant d'ailleurs mis en oeuvre toute sa propagande pour la couvrir jusqu'à la fin. 9 mois de combat, à comparer aux 4-5 de Raqqa, par exemple. Dans le dernier carré à l'ouest de Mossoul, les forces irakiennes devront faire face aux femmes kamikazes, un phénomène inédit chez l'EI (p.245, un témoignage mentionne un djihadiste combattant avec une "mitraillette" BKC : il s'agit en réalité de la mitrailleuse PKM, BKC en étant les initiales russes). Les djihadistes n'hésiteront pas non plus, à l'ouest de Mossoul, à se servir de civils comme boucliers humains, dans leurs déplacements ou dans les bâtiments. D'autres se rendent. Les prisons irakiennes sont déjà pleines au sortir de la bataille : vu les conditions de détention, un détenu sur trois mourra en prison, et tous ne sont pas forcément des djihadistes. Les Irakiens capturent aussi des étrangers, dont quelques Français, dont le récit, très critique de l'EI à ce moment-là évidemment, mériterait à l'évidence une contextualisation plus poussée. Les soldats irakiens, que ce soit ceux de la 16ème division ou de l'ERD (Emergency Response Division, division de réaction rapide, mentionnée incorrectement p.255) procèderont souvent à des exécutions sommaires de prisonniers, à des actes de torture ou des mauvais traitements. Le dernier carré à Mossoul-ouest a littéralement été éradiqué sous les bombes ou fusillé. Pourtant, certaines mères de djihadistes ne renient pas leur appartenance au groupe et lui restent fidèles. Des habitants sont aussi en colère contre les forces irakiennes, dominées par les chiites, qui ont ravagé la ville pour la reprendre, notamment à l'ouest.

L'EI a fait le reste en détruisant une bonne partie du patrimoine (chapitre 16). Le 21 juin 2017, il parachève son oeuvre en faisant sauter la mosquée al-Nouri et son minaret al-Hadba. Tombeaux, mosquées, sanctuaires ont été dynamités par l'EI depuis 2014. Les traces du passé mésopotamien de Mossoul ont disparu. Les statues, le sanctuaire et la mosquée de Jonas ont été parmi les premières victimes de l'EI. Ont suivi les mosquées chiites, les églises, les ruines de Ninive, les musées. Puis se sont rajoutées les destructions pendant la libération de la ville.

En conclusion, la journaliste s'interroge sur le devenir de Mossoul. Le régime totalitaire de l'EI y a laissé son empreinte, qu'une justice notoirement corrompue et assez peu efficace peine à effacer. La réintégration des familles liées à l'EI marque le pas. Mossoul est effectivement devenue, comme l'écrivait Hélène Sallon, un bastion des milices chiites, en particulier liées à l'Iran, qui s'y sont pour certaines beaucoup plus installées à la faveur de la reconquête en 2017. La tâche paraît donc immense à l'époque (février 2018). 

Au final, je referme le livre avec une impression en demi-teinte. La collection de témoignages réunis ici propose sans aucun doute un bon aperçu de ce qu'a été la vie dans Mossoul sous l'occupation de l'EI, des causes de la prise de la ville en 2014, et des raisons de l'échec du groupe aussi. Pour autant, ne pas prendre en compte ce que l'EI lui-même dit à travers sa propagande ou les analyses "froides et désincarnées" pourtant parfois plus pertinentes que ceux qui vont sur le terrain, empêche aussi de mesurer l'impact d'un groupe djihadiste qui a constitué un exemple inédit dans l'histoire de sa formation. Aujourd'hui, l'EI opère de manière très résiduelle dans la ville de Mossoul, davantage dans le reste de la province de Ninive, mais ce n'est clairement pas le coeur de sa survie en Irak. Cette survie s'enracine dans les bastions ruraux mal contrôlés et les zones sunnites souvent limitrophes des Kurdes irakiens, Salahuddine, Kirkouk, Diyala, les monts Qarachoq, Tarmiyah, le désert d'al-Anbar. C'est là que l'EI opère en force actuellement. Et dans le désert syrien, la Badiyah, devenu aujourd'hui un centre d'entraînement pour les djihadistes, et qui sert de zone de transfert vers l'Irak, la frontière restant toujours poreuse. L'EI a récemment publié une infographie de ses opérations pour l'année 1442 AH (août 2020-août 2021) : selon ses chiffres, 45% des opérations sont conduites en Irak, pays qui est largement en tête. Irakien, le groupe l'est aussi par son chef, Abou Ibrahim, originaire de la province de Ninive, qui a succédé à Baghdadi décédé. C'est probablement pendant la bataille de Mossoul que l'EI a jeté les bases de ses futures branches en République Démocratique du Congo et au Mozambique, et juste avant, il avait refondu la province Afrique de l'ouest au Nigéria, sans aucun doute la forme la plus aboutie aujourd'hui de contrôle territorial ressemblant à ce qu'a pu être l'Irak et la Syrie en 2013-2016. L'EI reste présent sur plusieurs continents, et pour mieux le vaincre, il faut le comprendre, en allant l'étudier à la source. Les témoignages, que j'utilise aussi à certaines occasions, ne suffiront pas. Encore une fois, c'est en cumulant les approches qu'on expliquera mieux ce phénomène hors du commun qui a déjà tellement marqué notre époque et le quotidien, malheureusement tragiquement, de si nombreuses personnes.

jeudi 12 août 2021

Remedium et Séraphin ALAVA, Adam. L'attraction du pire, La Boîte à Pandore, 2021, 84 p.




Voici le pendant masculin du roman graphique dont je faisais le commentaire il y a quelques semaines, Citra et Chamira, chez le même éditeur. Je me demandais pourquoi j'avais trouvé sur l'étal de mon libraire spécialisé en BD uniquement le livre féminin, alors que les deux sont sortis quasiment en même temps. Je comprends un peu mieux pourquoi à la lecture de celui-ci.

L'histoire se centre ici sur Adam, un jeune du quartier des Izards à Toulouse, qui passe ses journées à jouer à GTA, jeu vidéo célèbre, avec des amis dont l'un est impliqué dans le trafic de drogue du quartier. Fils d'une Roumaine orthodoxe et d'un Algérien musulman qui a quitté le domicile familial, Adam ne se voit aucune perspective, que ce soit chez lui ou au lycée, dans la plâtrerie (sans doute en CAP). Il invite chez lui Abraim, qu'on devine avoir basculé dans une interprétation déjà radicale de l'islam. Abraim fait découvrir à Adam une version pirate de GTA, orientée Etat islamique. Adam finit par considérer les attentats de Paris comme son jeu vidéo... il s'isole de sa famille, de ses amis - dont le dealer qui lui rappelle qu'Abraim était lui-même impliqué dans le trafic de drogue avant sa "conversion"-, commence à consulter des sites radicaux en ligne. Adam se rend ensuite dans une salle de sport, sur invitation d'un certain Jani, qui recrute en réalité des candidats au djihad. La salle de sport permet à ces recrues d'entendre et d'approuver un discours antisémite et complotiste, préalable à l'entraînement physique (combats de paintball en forêt). Adam visionne chez lui des vidéos sanguinolentes de l'Etat islamique (une de décapitation d'otage qui fait penser à celle de l'exécution de James Foley, bien qu'on soit après les attentats de Paris alors que celle-ci a lieu en août 2014). La sanction ne tarde pas : la police vient arrêter Adam chez lui à l'aube. En prison, Adam rencontre Jamel, un dealer de Toulouse qui lui explique que les recruteurs l'ont pris pour un imbécile. Catalogué comme djihadiste par les autres prisonniers, dont les salafistes qui lui font les yeux doux, et les gardiens qui l'abreuvent de leur mépris, rejeté par sa famille (sa mère et sa soeur), Adam découvre par hasard à la bibliothèque de la prison les oeuvres de Romain Gary. Lesquelles lui permettent de renouer la parole avec sa famille, de parler à la psychologue de la prison, ce qui le fait rejeter par les salafistes. Il est finalement transféré à sa demande dans un Quartier d'Evaluation de la Radicalisation à Fresnes, puis revient à celle de Béziers. Ayant perdu toute illusion sur cette cause ralliée par désoeuvrement, Adam s'interroge sur son avenir.

Par rapport à Citra et Chamira, Adam est en noir et blanc : c'est bête à dire, mais cela donne moins de vivacité au propos. En revanche, cette fois, pas de "monstrualisation" des personnages liés au djihadisme, ce qui est appréciable. L'histoire est en revanche bien plus courte en nombre de pages. Si le lexique djihadiste semble couvrir assez bien les termes utilisés, cette fois, on regrette que tous les termes de l'argot des cités ne soit pas forcément expliqué : pour le non-initié, cela peut être rebutant. Le hic de l'histoire est peut-être de faire croire que les djihadistes ne seraient que des "désoeuvrés" issus des quartiers défavorisés et tombés sous l'influence de recruteurs habiles à exploiter les failles (le poncif du jeu vidéo est un peu éculé). Malheureusement, les choses sont un peu plus complexes : si beaucoup de djihadistes sont à chercher dans des quartiers de banlieue, l'échantillon français est loin de recouvrir uniquement ce cas, comme l'avait montré David Thomson en son temps dans ses deux ouvrages. De la même façon, si d'anciens délinquants ont effectivement basculé dans le djihad, ce n'est pas seulement par simple opportunisme : certains y cherchent une vraie rédemption, que l'Etat islamique, par exemple, saura exploiter dans sa propagande pour attirer les recrues. Le facteur idéologique est donc ici un peu oublié. A côté du djihad de désoeuvrement, il y a bien un djihad de conviction - on retombe sur ce que je disais dans ma fiche de lecture précédente.

Comme dans Citra et Chamira, le dossier pédagogique en fin de volume pèche à certains endroits. La liste des attentats commis depuis 2012, p.71, par exemple, ne différencient pas entre ceux commis par le djihadisme ou d'autres (l'assassinat des 3 militantes kurdes à Paris en janvier 2013 : voir le livre de référence que j'avais fiché ici). On retrouve les mêmes erreurs que dans l'autre volume (Falloujah, ville syrienne, ; l'EI contrôle Homs ; fin du territoire en Syrie en mai 2018 avec la chute de la poche du Yarmouk au sud de Damas, ce qui est faux, p.74-75). C'est d'autant plus dommage que ce roman graphique et l'autre ont reçu le soutien du CIDR. A chaque fois, les mêmes erreurs factuelles que j'ai relevées sont répétées, et quelques autres sont présentes individuellement dans chaque volume. L'intérêt pédagogique, notamment pour les enseignants, s'en trouve donc singulièrement diminué.



jeudi 15 juillet 2021

BEN BRAHIM Achraf, L'emprise. Enquête au coeur de la djihadosphère, Lemieux Editeur, Paris, 2016, 253 p.


Achraf Ben Brahim s'est lancé dans son enquête après avoir appris la mort de son ami d'enfance, Quentin Roy, qui a laissé un testament laissant entendre qu'il allait participer à la bataille d'al-Qaryatayn. L'Etat islamique s'est emparé de la ville, prise aux forces du régime syrien, en août 2015. Coïncidence fortuite, il se trouve que la vidéo de l'EI qui montre cette opération est l'une des premières que j'ai traitées, quand j'ai commencé à étudier les vidéos de propagande militaire de l'EI. Je m'en souviens bien encore, aujourd'hui. Dans son préambule, l'auteur précise par ailleurs pourquoi il utilise le terme Etat islamique et non Daech, ce que je fais aussi. Cela me faisait déjà deux bonnes raisons de continuer la lecture, après quelques pages. 
Achraf Ben Brahim découpe son propos en 3 parties. Dans la première, il explique notamment comment il a appris à suivre la propagande de l'EI et à entrer en contact avec certains djihadistes présents sur zone. Le rythme obsédant des anasheeds (que je connais aussi, à force d'étudier les vidéos de propagande de l'EI), le suivi à la source sur le net (moins facile qu'on ne l'imagine, surtout maintenant, encore plus qu'en 2016)... "le djihad médiatique, c'est la moitié du djihad", disait Zawahiri, titre que j'avais moi-même utilisé dans un article pour France-Soir en 2017. Magazines, vidéos, anasheeds, communiqués de revendication... tout un arsenal de propagande que l'EI a développé et qui perdure aujourd'hui malgré sa défaite territoriale -mais non totale- en Irak puis en Syrie. A noter p.43 une petite erreur : le "frère qui s'élance" (l'auteur veut sans doute parler des inghimasiyyoun) n'est pas un kamikaze (istishadi) mais un type de combattant bien particulier (j'en parlais ici il y a 4 ans également). L'auteur décrit assez bien pour l'époque (2016) le fonctionnement de l'EI, comment les recrues étrangères sont accueillies et intégrées. Il explique également de manière assez pertinente comment les candidats au djihad, pour beaucoup, se sont radicalisés dans leur pays d'origine avant de céder aux sirènes de l'EI et surtout de son prédécesseur immédiat, l'EIIL, né en avril 2013. Le cas de Sharia4Belgium est de ce point de vue assez emblématique mais on pourrait citer Forsane Alizza en France que l'auteur évoque d'ailleurs plus loin dans son livre. Après la naissance du califat, en juin 2014, qui constitue un coup d'accélérateur pour les départs dans les pays occidentaux, l'EI mettra en place une stratégie de communication pour attirer les recrues.
 
Dans la deuxième partie, l'auteur décortique les mentalités et les arguments de l'EI. Il décrit ainsi les kamikazes -volontaires, contrairement à ce qu'on a souvent lu : les candidats ne manquaient pas, d'ailleurs, on peut se rappeler de l'échelle industrielle de l'utilisation des SVBIED à Mossoul- et les inghimasiyyoun (qui là sont abordés correctement). La communication des recruteurs repose aussi sur la culpabilisation religieuse et sociétale de leurs interlocuteurs, que l'on observe jusque dans les vidéos de propagande. L'EI sait aussi jouer du pardon et du "repentir", par exemple pour ceux qui ont un passé délinquant, qui peut aussi se révéler fort utile pour l'organisation à des fins pratiques. La communication est aussi marquée par l'idée obsessionnelle qu'Allah soutient toujours les djihadistes (l'exemple fameux des tempêtes de sable, vues comme un soutien d'Allah car empêchant l'intervention de l'aviation : on le voyait encore dans les contre-attaques de l'EI dans la dernière poche à l'automne 2018). De la même façon, la ba'yah (serment d'allégeance au calife) à Abou Bakr al-Baghdadi et l'obéissance aux chefs conditionnent souvent l'allant du djihadiste de l'EI sur le champ de bataille, qui va parfois se faire tuer et évoluer dans un cadre tactique désespéré, mais sans reculer. L'EI va aussi chercher à recruter dans ce que l'auteur appelle un "djihad de désoeuvrement", dans les banlieues, où toute une population est marginalisée faute d'action politique à la hauteur des enjeux, notamment : c'est le cas de Sevran, ville d'où vient Quentin Roy, mais lui-même, comme le montre l'auteur qui l'a bien connu, échappe à cette classification. D'ailleurs la France rurale devenue périphérique est aussi concernée par les départs au djihad. Il est vrai que pour certains l'EI a pu représenter une forme de promotion sociale, surtout en 2013-2014 quand les combats ne concernaient pas forcément tous les Français : mais à partir de la fitna avec al-Nosra en janvier 2014 puis de l'expansion jusqu'à la naissance du califat, les choses sont devenues beaucoup plus dures sur zone, entraînant d'ailleurs les premiers retours importants. Ce "djihad de désoeuvrement" se retrouve d'ailleurs dans d'autres pays que la France, comme en Tunisie, qui a fourni l'un des plus gros contingents de départ. Achraf Ben Brahim a rencontré un candidat au départ qui allait rejoindre l'EI en Libye, et qui montre qu'à côté de ce djihad de désoeuvrement, il y a aussi un djihad de conviction. L'auteur a d'ailleurs pu mesurer, après l'intervention des parents de Quentin Roy qui ont reproché au maire de la commune de ne pas avoir pris la mesure du problème de recrutement dans sa ville, combien les médias souhaitaient simplifier la réalité, ne considérant Sevran que comme une banlieue djihadiste tout près de Paris. Il a pu rencontrer un candidat au départ qui avait une formation d'ingénieur, en France, et il n'est pas le seul. Ils étaient nombreux à être diplômés dans les rangs de l'EI. Comme Rachid Kassim, qui a téléguidé certains attentats de 2016 ainsi que des tentatives ratées, comme celle visant Notre-Dame. Ceux-là sont plus discrets, on ne les voit que rarement dans les documents de propagande. Mais ils ont une véritable conviction politique, et une conviction religieuse chevillée au corps. Un point de désaccord en revanche avec ce que dit l'auteur p.170-175 : les attentats commis en Occident ne sont pas qu'une réponse aux bombardements de la coalition à partir de 2014, d'abord en Irak puis en Syrie. Hormis l'attentat du musée juif de Bruxelles en mai 2014, avant la naissance du califat et les premières frappes donc, qu'on peut attribuer sans se tromper à l'EI, on a des indices suffisamment nets qui montrent que les djihadistes francophones et l'EI lui-même avaient déjà l'intention de frapper l'Occident assez tôt. Ce qui change en revanche après les premières frappes, c'est que l'EI va mettre les moyens pour développer les "opérations extérieures", comme l'a montré le travail de M. Suc devenu une référence.
 
Par contre, on ne peut qu'être d'accord avec l'auteur lorsqu'il explique, pour introduire sa troisième et dernière partie, qu'il faut écarter l'idée fumeuse selon laquelle l'EI n'aurait rien à voir avec l'islam ; bien au contraire, le groupe justifie absolument tout par la religion. Le port de la barbe ? Justifié par un hadith. Le pantalon relevé au-dessus des chevilles ? Idem. L'affection pour les chats ? Elle suit là aussi le comportement du prophète. Les décapitations, les attentats ? Justifiés par des sourates du Coran. La propagande de l'EI moque d'ailleurs ceux qui, en France, refusent d'assimiler l'EI à l'islam. Les musulmans qui ne sont pas avec l'EI sont des "hypocrites", des "apostats", veulent complaire à la République française. L'EI se retrouve ainsi parfaitement dans le discours de l'extrême-droite, identitaires et autres, qui fustigent les musulmans comme incompatibles avec la République. De la même façon, l'EI rejette toute la gauche et les pro-palestiniens comme caisse de résonance d'une humiliation des musulmans, jusqu'aux ONG comme Baraka City qui n'applique pas selon l'EI l'islam correctement. L'EI moque également ceux qui expliquent que les jeunes se radicalisent dans les mosquées, affirmation qui ne touche pas seulement l'extrême-droite mais aussi la droite classique. En vérité, toute personne ayant suffisamment étudié la question sait que les candidats au djihad évitent autant que faire se peut les mosquées et se regroupent en général en dehors, entre eux, faute justement de trouver ce qu'ils attendent dans les mosquées (quand elles existent, ce qui est un autre problème encore). Pour l'EI, tous les imams des mosquées et ceux qui interviennent dans les médias pour le dénoncer, Tareq Oubrou, et d'autres, et bien sûr Tariq Ramadan, sont des "serpillères de la République" comme l'écrivait le magazine en français de l'EI, Dar al Islam. Rompre avec cet islam de la République, si tant est qu'il existe, et avec la famille qui le pratique souvent, c'est pour l'aspirant djihadiste l'illustration de "l'alliance et le désaveu" (al wala al bara). Excommuniés aussi pour l'EI, les salafistes quiétistes, et encore davantage les pays du Golfe, dont l'Arabie Saoudite, là encore contrairement à ce qu'on lit souvent, qui constitue une des premières cibles de l'EI dans sa propagande. Les djihadistes français qui ont rejoint l'EI n'ont pas perdu leur identité : comme le relève l'auteur, ils choisissent d'ailleurs pour l'essentiel une kounya en "al-Faransi" (le Français) et non celles par exemple des pays du Maghreb dont leur famille est parfois originaire. Achraf Ben Brahim montre aussi par l'exemple comment les outils mis en place par la France pour "déradicaliser", que ce soit Stopdjihadisme, terrassé sur le plan numérique par les propagandistes de l'EI sur les réseaux sociaux, ou les initiatives comme celle de Dounia Bouzar, dont on connaît le résultat, n'ont pas fonctionné. Comme il le dit, il est difficile de sortir ces personnes de ce qui est une conviction, quand bien même ils ont pu être déçus par l'Etat islamique ou ce qu'ils ont trouvé sur place. Le problème est le même en prison. C'est aussi que la "déradicalisation" est devenue un business, certains n'y voyant qu'un moyen de faire de l'argent ou de se mettre en avant à des fins personnelles (besoin de reconnaissance exacerbé ou de briller sur les réseaux sociaux) ou politiques. Achraf Ben Brahim, lui, comme il l'écrit, a pu mesurer combien le sujet était complexe et affirme avec humilité qu'il ne sent pas expert en dépit du travail qu'il a pu mener.
 
La conclusion s'intitule de façon pessimiste "Un échec français". L'échec est multiple : sociétal, car l'EI appuie sur les lignes de fracture de la société française, politique, parce que les réactions ne sont pas à la hauteur des enjeux, que ce soit sur les problèmes sociétaux ou la place de l'islam en France. Echec aussi de la communauté musulmane française selon l'auteur, déconnectée de la jeunesse pratiquante. Echec de la diplomatie française, dont on a pu mesurer le manque de crédibilité sur certains sujets ces 15 dernières années. D'où la tendance initiale à présenter le djihadiste comme un fou ou un raté. On en est revenu, mais il n'en demeure pas moins que le djihadiste représente le miroir des failles françaises : et comme l'écrit l'auteur dans les dernières lignes, chaque djihadiste a ses propres motivations.
 
Cinq ans après sa parution, voici un petit ouvrage à la lecture ma foi toujours stimulante.