" Historicoblog (4): décembre 2020

jeudi 31 décembre 2020

Alexander V. PYL'CYN, Penalty Strike. The Memoirs of a Red Army Penal Company Commander, 1943-45, Stackpole Books, 2009, 200 p.

 

Depuis quelques années, les éditeurs anglo-saxons multiplient les publications de témoignages de vétérans de l'Armée Rouge racontant leur parcours pendant la Grande Guerre Patriotique. Des témoignages plus ou moins bien édités, mais qui permettent enfin d'apercevoir ce qu'a pu être le vécu des frontoviki : cela change de l'habituelle vision germanocentrée de la guerre à l'est fournie notamment -mais pas seulement- par les grands mémorialistes allemands.


Cet ouvrage est paru initialement en 2006 chez Helion. Le texte a été traduit par Bair Irincheev et l'édition est l'oeuvre d'Artem Drabkin. Drabkin, qui contribue au site iremember.ru, fait partie de cette équipe qui collecte, justement, les témoignages de vétérans de toutes les branches de l'Armée Rouge. On lui doit, outre la publication de témoignages individuels ou rassemblés, plusieurs ouvrages intéressants sur le front de l'est. Ces textes figurent parmi les incontournables pour qui s'intéressent à la Grande Guerre Patriotique.


Ce qui fait l'intérêt du témoignage d'Alexander Pyl'cyn, c'est qu'il a commandé une compagnie d'un bataillon pénal de l'Armée Rouge, les fameux shtrafbats. Ces unités, créées par le célèbre ordre 227 de Staline à l'été 1942, ont donné lieu à tout un tas de légendes et de lieux communs, qui certes comportent comme toujours une part de vérité, mais qui a été souvent déformée. Elles auraient ainsi été envoyées systématiquement dans les champs de mines pour dégager la voie à l'infanterie, tout en montant à l'assaut avec un fusil pour trois hommes. Le témoignage de Pyl'cyn montre qu'il n'en est rien. Il est vrai cependant que celui-ci aurait mérité d'être recontextualisé par une introduction/préface situant l'unité, son parcours, sa composition, etc. De même, l'absence de cartes pour se repérer suppose une bonne connaissance des campagnes du front de l'est. Cela relativise un peu la portée du témoignage mais n'enlève rien à sa valeur.


Pyl'cyn, qui est originaire de Sibérie, fils d'un cheminot inquiété par le régime stalinien, ne s'engage pas moins dans l'Armée Rouge, et reçoit une formation d'officiers en Extrême-Orient - et ce bien que les officiers et les autorités connaissent probablement les antécédents de sa famille. Est-ce pour cette raison qu'en décembre 1943, il est affecté au 8ème bataillon pénal indépendant ? Il le suppose, mais ne peut l'affirmer. Ce bataillon s'est distingué à Koursk, à l'été 1943, avec le Front Central : quand Pyl'cyn y arrive, il n'est pas à court d'effectifs, car les cours martiales soviétiques fonctionnent bien et l'Armée Rouge y envoie aussi les prisonniers récupérés aux Allemands. Il faut noter d'ailleurs que le bataillon de Pyl'cyn est essentiellement composé d'officiers dégradés pour des motifs variés et qui se voient offerts une chance de racheter leurs fautes au shtrafbat. Pyl'cyn a sous ses ordres et même comme adjoints des hommes anciennement plus gradés que lui !


En février 1944, le 8ème bataillon pénal, rattaché au 1er Front de Biélorussie de Rokossovsky et en particulier à la 3ème armée du général Gorbatov, mène une reconnaissance en force sur les arrières allemands près de Rogatchev, dans le secteur de Gomel, en Biélorussie. Une opération risquée, d'où l'emploi du bataillon pénal, mais celui-ci bénéficie aussi d'armements en conséquence, dont des lance-flammes. Fin mai 1944, le bataillon, surnommé par les Allemands le "gang de Rokossovsky", est transféré au nord de Kovel, près de la 38ème division de fusiliers. Il s'y déroule pendant quelques temps une guerre de positions où les shratfniks doivent procéder au déminage, parfois même déplacer des mines allemandes pour s'en servir comme renfort à leur propre défense, une tâche qui n'est pas sans danger. Pyl'cyn se souvient assez bien des hommes qui composent son unité : à côté d'anciens officiers de l'aviation, des chars ou de l'infanterie parfois condamnés pour des motifs futiles, on trouve des cas beaucoup plus iniques comme ce pervers sexuel qu'il faut envoyer à coups de pied dans le derrière pour tenir la tranchée.


Du 18 au 26 juillet 1944, le bataillon pénal est engagé dans une offensive pour encercler la ville de Brest-Litovsk. Il mène de durs combats contre les Allemands, parfois au corps-à-corps, avant d'atteindre ses objectifs. Les mines bondissantes laissées dans leur retraite par les Landsern causent d'importantes pertes à l'unité. Pyl'cyn lui-même est blessé. Le bataillon pénal n'a pas l'honneur de pénétrer dans Brest-Litovsk, réservé à des formations de fusiliers. Pyl'cyn cherche bientôt à rejoindre son unité en Pologne, quite à se sauver de l'hôpital de campagne. Il est intéressant de lire que d'après lui, l'insurrection à Varsovie n'aurait pu bénéficier de l'aide du 1er Front de Biélorussie, dont la logistique était défaillante et qui n'avait plus d'obus pour son artillerie.


En septembre 1944, le 8ème bataillon pénal est engagé dans la tête de pont sur la Narev, au nord de Varsovie, dans le secteur de la 65ème armée. Les combats sont très durs, les Soviétiques doivent repousser des attaques d'infanterie et de chars allemands, tout en étant parfois victimes des tirs fratricides des Sturmoviks... en octobre 1944, lors d'une offensive pour élargir quelque peu la tête de pont, le 8ème bataillon pénal est engagé délibérément dans un champ de mines par le général Batov, qui commande la 65ème armée : les pertes montent jusqu'à 80 %, et Pyl'cyn ne se montre guère tendre à l'encontre du général soviétique, bien qu'il n'ait connu les faits qu'après la guerre, en réalité. En décembre, alors que le 8ème bataillon pénal défend toujours la tête de pont de la Narev, Pyl'cyn épouse Rita, sa compagne infirmière qu'il a connu en 1943 près d'Ufa durant sa formation initiale. Là encore, à côté des nombreuses "femmes de campagne" des officiers soviétiques, il y a aussi d'authentiques relations dépassant le simple appétit sexuel...


Le 8ème bataillon pénal, toujours rattaché au 1er Front de Biélorussie désormais commandé par Joukov, se prépare pour l'offensive Vistule-Oder de janvier 1945. Les effectifs sont recomplétés et entraînés : une des tâches importantes des officiers des shtrafbats est en effet de former aux rudiments du combat d'infanterie des officiers qui parfois viennent d'autres branches de l'armée et n'ont aucune expérience de ce type de combat. Le bataillon contribue à ouvrir la voie jusqu'à Varsovie, libérée le 17 janvier, mais à nouveaux, il doit céder les premières places à des fusiliers de la Garde avant de pouvoir entrer dans la ville. En février-mars 1945, avec la 23ème division de fusiliers et la 61ème armée, le bataillon livre de très durs combats en Poméranie devant Stargard puis Altdamm.


Pyl'cyn n'approuve guère, a posteriori en tout cas, les exactions commises par l'Armée Rouge lors de l'entrée en Allemagne. Il est horrifié à la vue d'une famille allemande écrasée sous les chenilles d'un char soviétique. Il tient aussi à insister sur le fait que les cours martiales, qui fournissaient alors moins de condamnés à son bataillon pendant le second semestre 1944, commencent à nouveau à bien tourner en 1945 quand il s'agit de punir quelques soldats ayant commis des déprédations et qui sont expédiés dans les shtrafbats. La dernière bataille de Pyl'cyn est le franchissement de l'Oder, en avant d'unités de fusiliers, mené avec des moyens de fortune, où sa compagnie est décimée, malgré l'emploi de Panzerfaüste retournés. Blessé, il est cependant évacué à temps et peut ainsi ensuite visiter Berlin et ses environs au moment de la capitulation allemande. Après la guerre, Pyl'cyn sert dans une unité de sécurité qui opère dans la zone de l'Allemagne occupée par les Soviétiques.


L'ensemble est complété par un petit livret central avec quelques photos. Une lecture qui démontera quelques idées reçues, pour beaucoup, sur les bataillons pénaux de l'Armée Rouge, loin d'une certaine image d'Epinal qu'une certaine historiographie tente de nous faire avaler...


Paul CARELL, La bataille de Koursk mars-septembre 1943 (Opération Terre Brûlée-2), J'ai Lu leur aventure 227, Paris, J'ai Lu, 1970, 309 p.

 


Paul Carell, nom d'auteur de Paul Karl Schmidt, était un officier de la Allgemeine-SS, la composante administrative de la SS sous le IIIème Reich. Il a notamment servi Joachim von Ribbentrop, le ministre des Affaires Etrangères d'Hitler. Il devient l'un des propagandistes nazis les plus talentueux et contribue notamment au célèbre magazine Signal. Arrêté en mai 1945, détenu provisoirement comme témoin à charge pour le procès de Nuremberg, où il se présente comme un "combattant de la liberté" à la presse (sic), Schmidt est cependant rapidement relâché et se reconvertit dans l'écriture d'ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale. Ses livres sur le front de l'est, écrits sous le pseudonyme de Paul Carell, lui octroient une certaine célébrité et le font passer pendant longtemps pour un "historien" sérieux. La plupart de ses ouvrages a été traduit en français dans la collection bleue J'ai Lu leur aventure.


La trilogie Opération Terre brûlée complète les deux tomes précédents, Opération Barbarossa. Dans ce deuxième tome, Paul Carell revient sur la bataille de Koursk, depuis ses préparatifs à partir de mars 1943 jusqu'à la contre-offensive soviétique qui rejette les Allemands au-delà du Dniepr, en septembre 1943.


Paul Carell ne conteste pas la décision d'Hitler de lancer l'offensive sur le saillant de Koursk, et montre au contraire combien le Führer a longtemps hésité à le faire, car ce choix était risqué. Si il fait appel à des témoignages soviétiques, Carell propose surtout une vision allemande de la bataille. Il décrit en particulier les combats féroces menés par la division Grossdeutchland, par exemple, au soir du 4 juillet, pour gagner ses positions de départ sur la face sud du saillant de Koursk, en vue de l'offensive du lendemain. Sur la face nord, où attaque la 9. Armee de Model, Carell relate des combats pour les hauteurs d'Olkhovatka qui dépassent en fureur, selon lui, ceux de Stalingrad. Il ne cache rien des déboires des chars Panther, engagés pour la première fois au combat, et sait dépeindre des scènes d'anthologie, comme le moment où les Allemands manquent de capturer les généraux Katoukov et Chistiakov, attablés pour déjeûner, et qui n'ont pas conscience que les chars allemands ont percé leurs lignes...


Carell raconte également comment le raid aérien surprise monté par les Soviétiques sur les terrains allemands de la face sud du saillant échoue en raison de l'interception radar du Freya (on sait aujourd'hui que ce n'est pas la seule raison) ; mais aussi comment les Hs 129 d'attaque au sol mettent en pièces, le 8 juillet, le 2ème corps blindé de la Garde soviétique qui monte en ligne pour une contre-attaque (bien qu'il exagère fortement le rôle de l'aviation allemande, en consacrant de longs passages à l'intervention de Rudel et de ses Stukas, par exemple). La vision de Prokhorovka, en revanche, est encore celle datée de la guerre froide : en outre, Carell compare l'affrontement à Waterloo (!) et attribue une partie de l'échec à la poussée pas assez profonde du III. Panzerkorps, qui manoeuvre à droite du II. SS-Panzerkorps.


L'ancien SS accable cependant le Führer : pour lui, l'arrêt de l'opération Zitadelle est une lourde erreur, car des gains pouvaient être engrangés notamment sur la face sud du saillant. Ce faisant, Carell rejoint les mémorialistes allemands d'après-guerre comme Manstein, alors commandant du Groupe d'Armées Sud, et qui se défaussent largement de la défaite sur Hitler. Carell méprise assez largement l'armée soviétique mais reconnaît que Koursk est une défaite décisive pour l'Allemagne, en partie parce que la Wehrmacht n'a pas pris la mesure d'un adversaire devenu plus dangereux. Mais avant tout, selon lui, par le patriotisme et le fanatisme insufflés par les commissaires politiques (sic). Rien de très surprenant étant donné le passé de l'auteur et sa démarche de quasi-propagande en faveur de la Wehrmacht, finalement, pendant la guerre froide.


La grande théorie de Carell, cependant, pour expliquer la victoire soviétique, est la trahison d'un officier du haut-commandement allemand, le fameux "Werther", jamais identifié, qui aurait renseigné les Soviétiques de bout en bout. L'hypothèse a connu une grande postérité, mais a été battue en brèche depuis : Werther n'a probablement jamais existé. En relatant la contre-offensive soviétique, notamment l'opération Roumantsiev, Carell insiste sur les pertes énormes subies par l'Armée Rouge, puis sur l'entêtement d'Hitler qui conduit presque l'armée allemande au désastre en voulant absolument tenir sur place, en dépit des cris d'alarmes lancés par Manstein et les autres généraux.


Dans la retraite vers le Dniepr, on retrouve une autre constante de l'auteur, qui minimise fréquemment la politique de la terre brûlée mise en oeuvre par la Wehrmacht durant ses replis successifs à partir de 1943, ainsi que les exactions contre les civils. Le tome se finit sur le récit du désastre de l'opération aéroportée soviétique au-dessus de Kanev, sur le Dniepr.


Le propos de Carell est parfois intéressant pour les données factuelles et témoignages allemands qu'ils livrent sur les combats évoqués, à Koursk ou ailleurs. Cependant, il est bien évident que ses analyses et interprétations, influencées par son passé de SS et son entreprise de réhabilitation, ne sauraient se substituer à la lecture d'ouvrages sérieux parus depuis une vingtaine d'années et qui proposent une vue à la fois plus équilibrée et plus juste des campagnes du front de l'est, sans parler de toutes les informations obtenus depuis la chute de l'URSS et l'accès à de nouvelles archives.

Christian INGRAO, Les chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Tempus 286, Paris, Perrin, 2009, 284 p.

 


Christian Ingrao, historien contemporanéiste, a dirigé l'Institut d'Histoire du Temps Présent (IHTP) de 2008 à 2013. C'est un spécialiste de l'histoire culturelle du militantisme nazi et des pratiques de violence allemandes, notamment sur le front de l'est. En 2006, il publie cet ouvrage consacré à la Sondereinheit Dirlewanger.


Le travail de Christian Ingrao se situe dans la lignée des nouvelles monographies d'unités, telles celles de Smith (sur la Première Guerre mondiale) ou de Browning (sur la Seconde). La brigade Dirlewanger a déjà fait l'objet de quelques travaux, notamment dans le monde anglo-saxon, mais d'aucun, alors, qui prennent en compte les nouveaux questionnements de l'historiographie : expérience individuelle et collective de la violence de guerre, culture de guerre, imaginaires cynégétiques et pastoraux, construction sociale des gestuelles de violence, c'est ce que se propose d'étudier ici l'historien à travers le choix de la brigade Dirlewanger. Il s'appuie notamment sur le travail de Bertrand Hell qui traite de l'imaginaire de la chasse. Le problème principal est celui des sources, qui ne couvrent pas toutes les opérations de l'unité et restent donc lacunaires. Il s'agit aussi de rebondir sur la thématique du consentement et de la contrainte qui a agité le monde des historiens français spécialistes de la Seconde Guerre mondiale, et ce d'autant plus que l'unité a un profil bien particulier.


Christian Ingrao commence par retracer le parcours de l'unité. Créée en mai 1940 à partir de détenus condamnés pour braconnage, la Sondereinheit Dirlewanger est expédiée en septembre dans le district de Lublin, dans le gouvernement général de Pologne. Elle n'y accomplit alors que des tâches de surveillance et non, à proprement parler, une activité antipartisans. En février 1942, l'unité est envoyée en Biélorussie où elle prend part cette fois à la lutte contre les partisans, de plus en plus menaçants. Elle est présente dès la première opération de râtissage d'envergure, Bamberg, et devient un bataillon en septembre 1942. Sous couvert de lutte contre les partisans, les Dirlewangers entreprennent en fait des massacres de Juifs et parfois, aussi, de la population civile, pour faire le vide. En quinze mois d'opérations, l'unité abat au moins 30 000 personnes, invente une nouvelle technique de déminage en expédiant les civils russes dans les champs de mines supposés (!). Elle a d'ailleurs maille à partir avec la hiérarchie civile SS, mais Dirlewanger est couvert par certains responsables. A l'été 1943, l'unité, qui comprend des compagnies d'auxiliaires russes, intègre aussi des détenus de camps de concentration, qui forment des compagnies séparées des braconniers. Devenue régiment, elle subit des pertes plus lourdes en raison de l'efficacité grandissante des partisans et de l'inexpérience des nouvelles recrues. L'opération Cormoran est la dernière avant l'offensive soviétique, Bagration, le 22 juin 1944, qui jette la Dirlewanger dans la débâcle. Réfugiée en Pologne et passée au rang de Sturmbrigade, la Dirlewanger est engagée, à partir du 4 août, contre le soulèvement de l'Armée polonaise clandestine à Varsovie. Le combat urbain est coûteux : l'unité y laisse sans doute 2 000 hommes, mais en un peu plus de mois, elle participe probablement à l'exécution de 30 000 civils, autant que sur deux ans pendant les opérations en Biélorussie. Elle est ensuite engagée, fin octobre 1944, contre les derniers feux du soulèvement en Slovaquie. A ce moment-là, le recrutement repose moins sur les camps de concentration et les braconniers que sur les détenus pour motif disciplinaire de la SS et de la Wehrmacht. En novembre 1944 cependant arrive un premier contingent de détenus politiques des camps de concentration. Engagée en Hongrie, la Dirlewanger connaît ainsi ses premières défections à l'ennemi. Placée sur le Vistule, devenue 36ème division de grenadiers de la Waffen-SS en février 1945, la Dirlewanger est emportée dans la tourmente de l'offensive finale des Soviétiques le 16 avril, en Saxe, et laisse moins d'une cinquantaine de survivants.


L'historien s'intéresse ensuite au chef de l'unité lui-même, Dirlewanger, qui est loin du rebut criminel dont les Allemands se sont accommodés pendant la guerre froide. En réalité, il est le produit d'une époque, le reflet de mécanismes sociaux et culturels qui pèsent lourd dans le destin de l'Allemagne. Devenu soldat très tôt, Dirlewanger sert dans une compagnie de mitrailleuses. Blessé au début de la Grande Guerre, devenu instructeur, il finit en 1918 par rejoindre le front de l'est, sauve son unité de la capture. Vétéran, expert des nouvelles techniques de combat, Dirlewanger ne parvient pas à se réinsérer. Il combat dans les corps francs, dirige sa propre troupe à partir d'un train blindé dans le Wurtemberg. Devenu étudiant, il adhère aussi au NDSAP en 1923, puis en 1926, gravit les échelons de la SA à partir de 1932. Sa thèse prolonge son engagement politique et militaire. Il est condamné pour une affaire de moeurs en 1934 et emprisonné, mais il ne devient pas un véritable marginal dans l'Allemagne nazie. Il sert en Espagne dans la Légion Condor entre 1936 et 1939 avant de prendre la tête, en 1940, de l'unité spéciale qui portera son nom.


Dirlewanger est présenté par ses hommes, dans les interrogatoires réalisés après la guerre, comme un chef charismatique, courageux, proche de ses hommes, un lansquenet d'une autre époque. Mais ce postulat est surtout celui des braconniers, pas des détenus politiques. Dirlewanger a droit de vie ou de mort sur ses hommes -en tout cas il s'octroie cette prérogative- mais son comportement encourage les membres de l'unité à transgresser la discipline militaire : leur chef souhaite simplement la discrétion. Cette domination charismatique ambigüe s'étiole avec le gonflement de l'unité. Dès l'été 1943, la discipline est beaucoup plus brutale, et davantage encore à partir de l'été 1944, où le nombre d'exécutions enfle démesurément. Les désertions commencent dès l'été 1943 mais le cas le plus spectaculaire a lieu en Hongrie en décembre 1944, par les détenus politiques.


La formation de l'unité ne doit rien au hasard. Les nazis ont voulu utiliser le savoir-faire des braconniers dans la lutte anti-partisans, mais l'assimilation de la chasse à la lutte antiguérilla n'est pas une spécificité allemande et a été pensée et expérimentée dès le XVIIIème siècle. Himmler, Goering, von dem Bach-Zelewsky et Berger, deux des supérieurs de Dirlewanger, sont des chasseurs consommés. Il s'agit d'utiliser le braconnier, double noir du chasseur, et sa passion violente, dans des territoires à pacifier, à civiliser, donc à l'est. Mais cela n'est pas sans entraîner des conflits avec les autres autorités, dès la période du gouvernement général de Pologne. La Dirlewanger continue d'être mal vue en Biélorussie : sa réputation en fait une indésirable, alors qu'elle est appréciée dans la lutte contre les partisans. Sa pratique de l'incendie fait associer la Dirlewanger au feu. Les soldats allemands, après la guerre, mettent en exergue la cruauté et la violence de l'unité pour rejeter les massacres sur elle et se disculper, parfois. Or, ce sont les soldats "ordinaires" qui ont commis l'essentiel des exactions sur le front de l'est, la Dirlewanger étant de toute façon trop réduite en nombre pour pouvoir être accusée de tous les crimes. En faisant de l'unité une bande de marginaux, de criminels et de sauvages, l'Allemagne d'après-guerre déplace la culpabilité et refuse l'introspection.


La mission de la Dirlewanger peut-elle relever d'une guerre cynégétique ? Les reconnaissances s'assimilent à la Pirsch, les opérations de râtissage à la battue. La guerre contre les partisans rejoint le modèle de la chasse. Les cruautés sans cesse répétées des partisans visent à souligner le danger pour le chasseur, alors que les pertes sont plutôt réduites, en réalité. Cette situation correspond à la période en Biélorussie. Le butin est systématiquement décompté, les femmes sont elles exécutés ou soumises à des sévices sexuels avant d'être abattues plus tard. En revanche, les enfants sont eux aussi tués en nombre par la Dirlewanger, en particulier pendant les râtissages, ce qui constitue une déviance de la chasse. De chasseurs, les Dirlewangers deviennent d'ailleurs "pasteurs" en considérant l'ennemi comme du bétail, à déporter ou à éliminer, par exemple en le faisant sauter sur les mines. Chasse et massacre : les partisans sont tués par balles, les civils par le feu ou d'autres moyens. La grande guerre à l'est s'assimile donc bien à l'imaginaire cynégétique., en particulier en 1942, au moment où la menace des partisans devient croissante. De chasseurs, les Dirlewangers sont ensuite devenus tueurs d'abattoir.


Ces pratiques continuent lors de la répression du soulèvement de Varsovie, qui n'est pas très éloigné, en fait, des dernières opérations menées en Biélorussie contre un ennemi mieux armé. Il s'agit de détruire les fondements mêmes de la Pologne et le processus d'animalisation de l'adversaire, dans un contexte de défaite larvée, s'accentue. Le territoire de chasse urbain, à Varsovie, devient ainsi l'un des plus grands charniers du conflit. En Slovaquie, les massacred sont moindres mais les pratiques perdurent, notamment à travers le pillage. Noyée ensuite dans les affrontements titanesques en Hongrie et en Lusace, la Dirlewanger perd de sa spécificité et est anéantie. Malgré les désertions, certains résistent jusqu'au bout, les braconniers en particulier tentant de rejoindre l'ouest pour ne pas tomber entre les mains des Soviétiques.


C'est après la guerre qu'une légende naquit sur l'unité. Dirlewanger, qui n'était pas présent dans les derniers combats, est capturé en juin 1945, détenu en Souabe, et battu à mort par ses gardiens. Cependant, certains responsables nazis et vétérans de l'unité continuent à croire qu'il s'est enfui en Egypte ou dans un autre pays sûr. La RFA mène un certain nombre d'enquêtes sur la Dirlewanger, en lien avec l'URSS et les pays du bloc de l'est. Mais les survivants, habitués aux interrogatoires, adoptent une ligne de défense consistant à ne rien évoquer des massacres et autres tueries. Le principal dossier est refermé en 1995 sans que personne ait été condamné. La plupart des survivants sont devenus des marginaux et ne se sont jamais réinsérés. Ils furent aussi des marginaux de la mémoire, même si nombre de publications de vulgarisation commence à créer la légende de l'unité. Le roman de Willi Berthold montre la Dirlewanger comme un ramassis de marginaux, de criminels de droit commun, responsables des violences, même si le héros, antinazi, parvient à récupérer les meilleurs éléments. La Dirlewanger, célèbre par sa lutte antipartisans, ne fut pas mis en lumière par l'un de ces grands procès qui ont contribué à fixer la mémoire du nazisme.


L'histoire montre désormais combien Dirlewanger est le symbole d'une Allemagne refusant la guerre perdue de 1918. Il a associé la lutte antipartisans à la dimension cynégétique. Il a un parcours original au sein de l'ordre noir, mais non marginal. En réalité, la Dirlewanger est loin d'être responsable, par exemple, de tous les massacres commis en Biélorussie : de nombreuses autres unités ont été impliquées, même si l'Allemagne d'après-guerre a accusé de manière commode les braconniers d'être seuls responsables. L'étude de Christian Ingrao met en exergue le lien entre cette chasse ou cette domestication vue par les Dirlewangers et cette impulsion de l'Etat nazi pour exploiter les territoires conquis et les germaniser : le braconnier est indissociable de l'ingénieur.


Au niveau des limites de l'ouvrage, on peut signer l'absence d'une bibliographie récapitulative (il n'y a que les notes, nombreuses, en fin de volume) et quelques erreurs sur le vocabulaire militaire allemand. On peut aussi regretter que Christian Ingrao ne s'attache pas davantage à présenter l'ennemi partisan soviétique, pourtant fondamental dans son propos, de même qu'à la question de la supériorité de l'Armée Rouge sur l'armée allemande, en ce qui concerne les derniers mois de l'unité, et à celles des auxiliaires russes servant dans l'unité. Le lien entre l'imaginaire cynégétique, l'idéologie nazie et la guerre elle-même n'est pas abordé. Les conflits pour les stratégies de contrôle du territoire en Biélorussie, notamment, entre partisans et nazis, non plus.


C'est pourtant un essai brillant d'anthropologie historique, essentiellement à partir de sources en langue allemande. Ingrao montre que la contrainte ne suffit pas à expliquer la cohésion de l'unité, sauf dans les tout derniers mois de la guerre : le consentement tient à la personnalité du chef, à la mission qui leur a été assignée (braconniers contre un ennemi "animalisé"), à la mobilisation d'un imaginaire cynégétique.


Krisztian UNGVARY, Battle for Budapest. 100 Days in World War II, I.B. Tauris, 2011, 366 p.

 

Ce livre, paru en anglais en 2003, est en fait la traduction d'un ouvrage hongrois écrit par K. Ungvary, sorti initialement en 1999. Istvan Deak, le préfacier, souligne combien le siège de Budapest, pour une capitale européenne, a été long et coûteux. Il commence en novembre 1944 et dure jusqu'au 13 février 1945, avec un million de civils pris au piège dans la ville, dont plus de 100 000 Juifs. 40 000 d'entre eux, au moins, y sont tués. Le traducteur, Ladislaus Löb, est lui-même un survivant du massacre des Juifs hongrois. Comme le rappelle Deak, on peut déjà noter que l'un des atouts principaux du livre est sa volonté de dépasser la simple "histoire bataille" du siège de Budapest, pour fournir quelque chose de plus profond, un essai d'histoire globale du siège en quelque sorte. Loin de s'épancher sur la défense "héroïque" des forces germano-hongroises et sur les crimes de l'Armée Rouge, comme de nombreux articles de magazines, l'historien raconte au contraire les faiblesses et tiraillements de la défense, le traitement des civils par les deux camps, et offre ainsi un portrait plus nuancé des Soviétiques -bien que le manque de sources ne lui permette pas d'être définitif. On le sent néanmoins déterminé à balayer les enjeux d'une bataille qui vit périr au bas mot 160 000 personnes, combattants et civils mêlés. Comme il le dit lui-même, Ungvary s'est surtout reposé sur les témoignages hongrois (en plus des documents d'archives) pour illustrer son propos, les témoignages allemands étant sujet à caution, souvent, et les témoignages soviétiques étant difficilement accessibles.


Dans l'introduction, il revient sur l'engagement de la Hongrie de l'amiral Horthy aux côtés de l'Allemagne, avec la montée en puissance des Croix Fléchées dès 1938. La Hongrie participe à la campagne contre la Yougoslavie puis à l'invasion de l'URSS ; mais l'Angleterre, par exemple, ne déclare la guerre à la Hongrie, sous la pression soviétique, que le 7 décembre 1941. La Hongrie entame pourtant des négociations secrètes avec les alliés occidentaux dès 1942, à tel point que les Allemands finissent par occuper le pays, le 19 mars 1944, pour prévenir toute défection. Les nazis en profitent pour déporter la communauté juive hongroise -plus de 400 000 personnes, sur 700 000, le sont jusqu'en juin. Le 15 octobre, alors que les Soviétiques se rapprochent des frontières de la Hongrie, Horty annonce son intention de conclure une paix séparée avec les Alliés. Il est immédiatement déposé par la réaction allemande qui installe à sa place Szalasi, le chef des Croix Fléchées. L'aviation alliée commence alors à bombarder la Hongrie, ce qu'elle avait fait de manière limitée jusque là.


Après l'effondrement de la Roumanie et son revirement en août 1944, la Hongrie se retrouve fortement exposée à l'invasion soviétique. Un coup d'arrêt temporaire survient en octobre lors des combats de chars autour de Debrecen, mais l'Armée Rouge n'est plus qu'à 100 km de Budapest. Staline charge le 2ème front d'Ukraine de Malinovsky de s'emparer de la capitale hongroise. Les Allemands ont commencé à transférer des renforts en Hongrie. Mais en réalité, les hommes et le matériel manquent cruellement. La ville n'est mise en état de défense qu'en septembre-octobre par les Hongrois. Une première pointe blindée soviétique arrive à 10-15 km au sud/sud-est de Budapest le 2 novembre, avant d'être détruite. Malinovsky reçoit alors de Staline le renfort du 4ème front d'Ukraine, alors que les Allemands comme les Hongrois sont bien démunis en armes antichars pour repousser les T-34. Le 3ème front d'Ukraine de Tolboukhine arrive par le sud-ouest de la ville, tandis que Malinovsky cherche à la déborder par le nord et par le sud. En réalité, les Hongrois ne tiennent pas à mener un combat de rues dans Budapest, contrairement à Hitler, qui exige que la ville soit tenue dès le mois d'octobre, et en charge le III. Panzerkorps de Breith. Quand il fait de Budapest une forteresse, le 1er décembre, le commandement est déjà confus : à la Werhmacht se rajoute la Waffen-SS, le général Pfeffer-Wildenbruch commandant la garnison, mais aussi l'aile diplomatique de la SS avec Winkelmann, qui commande les forces de police. La situation se clarifie début décembre avec le retrait de Winkelmann et de la Werhmacht, ce qui laisse la Waffen-SS seule aux commandes. Mais face à un ennemi très supérieur, le moral des Hongrois est chancelant, les désertions se multiplient.


Si Pest, la ville récente, a fait l'objet de préparatifs de défense, il n'en est rien pour Buda, la vieille ville. Or, le matin du 24 décembre, la veille de Noël, les T-34 font irruption aux lisières du centre ancien. Il faut battre le rappel d'unités improvisées, hongroises et allemandes, pour les rejeter hors de la ville. Les Soviétiques, pour se prévenir de tout problème, bâtissent un anneau d'encerclement extérieur autour de Buda et un autre intérieur, tourné contre la ville elle-même. L'encerclement est complété le 27 décembre 1944. Le nombre de défenseurs est difficile à établir avec précision. Peut-être 50 000 Hongrois et 45 000 Allemands au 31 décembre. L'armée hongroise loyaliste a déjà souffert de sérieuses pertes, même si l'artillerie est en bon état. Les Allemands tendent à se décharger de leurs revers sur les Hongrois ; en réalité, ils manquent d'infanterie et la valeur de leurs unités est inégale. Le ravitaillement par air est insuffisant et les soldats ne peuvent même pas se préoccuper des civils, de ce point de vue. Les Soviétiques, renforcés des Roumains, ont la supériorité numérique et matérielle, mais la valeur des formations est également disparate -même si l'effectif combattant est beaucoup plus élevé dans les divisions de fusiliers, comparativement aux divisions allemandes. Pfeiffer-Wildenbruch, le commandant allemand, est avant tout un général politique, pas forcément très compétent sur le plan militaire. Il entretient les plus mauvaises relations avec Hindy, l'officier supérieur hongrois, qui a joué un rôle clé le 15 octobre précédent pour appuyer les Croix Fléchées. En face, Malinovsky et Tolboukhine, un tandem de généraux soviétiques moins connus, mais qui n'en feront pas moins preuve d'une réelle efficacité. Dans Budapest se forment des unités spontanées de volontaires, comme le bataillon Vannay, presque aussi solide que les formations régulières, mais décimé en décembre à Buda. Les formations des Croix Fléchées sont de valeur douteuse, au contraire du bataillon des étudiants de Budapest, très motivé.


Malinovsky pense emporter Pest avec trois corps de fusiliers, dès le 23 décembre. L'attaque commence en réalité le 25 décembre. La 8ème division de cavalerie SS a été rapatriée à Buda la veille. Les combats continuent jusqu'au 28 décembre, date à laquelle les Soviétiques envoient des émissaires pour entamer des négociations. Deux capitaines sont dépêchés, à Buda et à Pest, le lendemain. Mais les deux sont tués, dans des circonstances peu claires, qui apparemment doivent autant à la non-préparation soviétique qu'au mépris de l'adversaire par les Allemands. Le 30 décembre, les Soviétiques repartent à l'assaut de Pest, avec une débauche de puissance de feu. Les Allemands parviennent temporairement à se ravitailler grâce à une barge qui remonte le Danube. Dans le combat de rues, l'Armée Rouge met en pratique le savoir hérité de Stalingrad. Les corps soviétiques ne coordonnent par contre pas assez leur action entre eux. Les Allemands sont mixés avec les Hongrois pour prévenir les défections. Le général Schmidhuber, commandant la 13. Panzerdivision, commande les forces à Pest. Les Soviétiques lancent une nouvelle offensive le 5 janvier 1945. Le 7ème corps d'armée roumain, qui combat avec l'Armée Rouge, souffre particulièrement dans les combats de rues. Le 17 janvier, les Allemands évacuent Pest, font sauter les ponts sur le Danube, tandis que l'Armée Rouge met encore deux jours à nettoyer les dernières poches de résistance. A Buda, les Soviétiques, fin décembre, ne sont qu'à 2 km du Danube. Le bataillon Vannay se sacrifie littéralement dans la défense des lignes. Les Soviétiques subissent des pertes importantes, en particulier, en essayant de prendre les hauteurs qui dominent Buda, au sud. Le transfert des unités venant de Pest soulage un peu la défense. Les Soviétiques s'emparent aussi, à partir du 19 janvier, de l'île Margit, sur le Danube. Malgré les trois tentatives de dégagement extérieur, à partir du 1er janvier, Hitler ordonne, le 27, de tenir la ville jusqu'au dernier homme. L'Armée Rouge tente de tronçonner Buda en deux morceaux. La vieille ville tient jusqu'au 11 février.


Les Allemands engagent leurs maigres réserves blindées, dont ils auraient eu bien besoin ailleurs, non pour secourir la garnison mais pour rétablir un corridor et expédier des renforts dans la ville. Otto Gille, vétéran de la percée de Tcherkassy, emmène le IV. SS-Panzerkorps et quelques autres unités pour mener à bien la mission. Les Soviétiques n'auront que plus de facilité à percer le front pendant l'opération Vistule-Oder en Pologne. Pour dégager Budapest, l'option nord (opération Konrad) est sélectionnée. L'opération Konrad I, lancée le 1er janvier, démarre alors même que l'ensemble des forces n'est pas encore arrivé. Or, Malinovsky et Tolboukhine ont conservé des réserves en cas de contre-attaques allemandes, qui interviennent rapidement. En outre le terrain choisi pour l'attaque est difficile. L'opération Konrad II privilégie cette fois l'option sud, le 7 janvier. Les Allemands progressent mieux, mais au bout d'une semaine, la contre-attaque est arrêtée. La troisième contre-attaque, Konrad III, déclenchée le 17 janvier, prend les Soviétiques par surprise, entre le lac Balaton et Szekesfehervar. Les pointes blindées atteignent le Danube, mais ne peuvent s'y maintenir.


La garnison, pendant ce temps, a préparé une sortie. Il ne reste quasiment plus d'artillerie et de blindés, les survivants étant détruits pour bonne partie avant le départ. Les Soviétiques se doutent de quelque chose et ont préparé des défenses sur les axes possibles de sortie, même s'ils ignorent la date. La première vague attaque au soir du 11 février, et parvient à percer les lignes soviétiques. Mais les pertes sont lourdes. Schmidhuber, le commandant de la 13. Panzerdivision, est tué. Au matin du 12 février, environ 16 000 personnes, dont des civils, se sont extirpés de Buda. Certains Waffen-SS se suicident pour ne pas tomber aux mains des Soviétiques, parmi ceux restés dans la ville. Sur les 28 000 soldats qui ont pris part à la percée, 700 à peine atteignent les lignes allemandes à l'ouest. Environ 5 000 hommes sont restés autour du château de Buda, où s'entassent, dans les bunkers souterrains, plus de 2 000 blessés. Des incendies tuent plusieurs centaines de ces derniers. Au 11 février, la garnison comptait 43 900 soldats ; 22 350 sont prisonniers le 15, 17 000 ont été tués.


Les civils sont pris au piège des combats de rues. Le 2 novembre 1944, au début même du siège, un pont entre Pest et l'île Margit explose, dans la confusion, tuant peut-être 600 personnes. 100 000 personnes seulement quittent la ville avant l'encerclement. Les civils restants sont requis pour préparer les défenses. La situation alimentaire s'aggrave dès le mois de novembre, forçant au rationnement. Les civils s'entassent par centaines ou milliers dans des abris. Les rixes sur la nourriture, l'approvisionnement en eau, la lessive, sont fréquentes. Les relations entre les Croix Fléchées, qui font régner la terreur dans la ville, et l'armée hongroise, sont tendues, bien meilleures avec les Allemands. Les animaux du zoo sont dépecés, d'autres s'échappent et sont abattus ensuite. Un lion se cache dans les tunnels souterrains, avant d'être capturé par le commandant soviétique de Budapest. Dès le 15 octobre, la persécution contre les Juifs reprend. Eichmann est de retour dans la ville le 18. Rassemblés, les Juifs sont préparés à la déportation ou exécutés en masse le long du Danube. Les survivants, confinés dans un ghetto, sont victimes des exactions des Croix Fléchées. Parallèllement, des mouvements de résistance se sont développés dans Budapest. De nombreux officiers hongrois ayant fait défection sont renvoyés par les Soviétiques derrière les lignes pour organiser des réseaux. Les communistes réalisent des attentats à la bombe, les Juifs luttent pour leur survie. L'OSS parachute un lieutenant d'origine hongroise et les Britanniques 22 Canadiens de même origine, dont un seul échappe à la capture. Les Soviétiques eux-mêmes conduisent des opérations de reconnaissance dans Budapest. L'Armée Rouge envoie plus de 700 soldats hongrois pour provoquer d'autres défections, avec un certain succès. Des unités entières finissent par passer à l'ennemi. Les volontaires sont rattachés aux corps de fusiliers soviétiques et se voient confier les missions les plus dangereuses, entraînant de 50 à 80% de pertes. Plus de 2 500 Hongrois ont combattu du côté soviétique, dont 600 ont été tués. Les Soviétiques, de leur côté, exécutent souvent les Waffen-SS faits prisonniers, les auxiliaires russes de la Wehrmacht, et même les blessés. Ces exécutions n'ont rien d'organisé, elles sont spontanées, même si le commandement soviétique en est bien conscient. Mais il y a aussi des cas où les soldats soviétiques laissent s'enfuir des prisonniers hongrois. Durant la dernière phase du siège, les Allemands ont commis de nombreux pillages et des destructions de biens. Pour les Soviétiques, les exactions sont parfois organisées d'en haut : pillage des biens de valeur (oeuvres d'art, etc), nettoyage paraoïaque, notamment face aux communistes hongrois ou aux Juifs, dont beaucoup étaient résistants. Les Soviétiques se sont parfois servis des civils comme boucliers humains et Malinovsky, après la chute de Budapest, accorde trois jours de pillage. Les déprédations sont plus importantes là où la résistance a été la plus forte, comme dans certains secteurs de Buda. Il n'y a aucune statistique fiable sur les viols à Budapest. En extrapolant à partir du cas allemand -lui aussi mal documenté- et de chiffres plus établis pour d'autres villes hongroises, Ungvary penche pour 10% de la population. Mais les Soviétiques ne touchent pas les enfants, et ont un grand respect pour les docteurs et même les écrivains. Les déserteurs soviétiques continuent cependant de semer l'insécurité dans Budapest au moins jusqu'en février 1946 (8 braquages avec meurtre en un seul jour !). Les Soviétiques rétablissent progressivement l'ordre et le ravitaillement, rouvrent un cinéma à Pest dès le 6 février 1945 (en pleine bataille). La population tombe à 830 000 habitants en avril.


Le siège de Budapest, en tout, a probablement entraîné 80 000 tués et plus de 240 000 blessés côté soviétique. La moitié des pertes soviétiques en Hongrie a été subie dans la capitale, dont 55% dans les combats de rues. Les Allemands ont consommé des ressources importantes pour tenter de sauver la Hongrie : la moitié des divisions de Panzer s'y trouve en mars 1945, alors que l'Armée Rouge est à 60 km de Berlin. Les Allemands et les Hongrois perdent dans la ville 3 000 hommes par semaine. Le siège a duré longtemps car la garnison, sensible à la propagande nazie, n'a pas voulu baisser les armes devant l'Armée Rouge, de peur de son sort.


L'ouvrage, assez complet, si l'on excepte le côté soviétique moins documenté, est appuyé par pas moins de 16 cartes dispersées au fil du texte, pas toujours très lisibles, mais utiles pour suivre les opérations. D'autant que des illustrations complètent le tout, et certaines fort peu connues. Il y a également en fin d'ouvrage plus d'une vingtaine de tableaux statistiques, sur les forces en présence, les pertes subies, etc. Très utiles pour avoir des chiffres importants sous la main. La bibliographie suit les tables. On apprécie en particulier que l'auteur ait cherché non pas mal à livrer un simple récit de la bataille uniquement germanocentré, ou focalisé sur les tentatives de dégagement, comme souvent, mais bien une appréhension globale du siège, comme le montre la dernière partie sur le sort des civils et la vie dans la cité en guerre.


Rostislav ALIEV, The Siege of Brest 1941. A Legend of Red Army Resistance on the Eastern Front, Pen & Sword Military, 2013, 219 p.

 

Le siège de Brest-Litovsk, forteresse occupée par l'Armée Rouge après l'invasion de la Pologne en 1939, aux premiers jours de l'opération Barbarossa, fait partie de la légende de la Grande Guerre Patriotique côté soviétique. Une légende qui a mis un certain temps à se construire après la guerre, et qui est aujourd'hui battue en brèche par cet ouvrage. L'épisode a même eu droit à son film en 2010, russo-biélorusse, Battle or honor. La bataille de Brest-Litovsk, d'Alexander Kott. Rostislav Aliev, journaliste formé à l'université en histoire, a publié en 2008, en russe, ce livre basé en particulier sur des recherches intensives du côté allemand ; Stuart Britton, traducteur quasi attitré de Pen & Sword Military pour le front de l'est, livre ici la version anglaise, cinq ans plus tard.


Aliev a bâti son ouvrage sur une étude des archives russes et allemandes, sur des collections de témoignages dans les deux camps et surtout sur les documents de la 45. I.D., la principale unité allemande engagée à Brest-Litvosk, relatifs à la bataille. L'Armée Rouge elle-même ne prend conscience de la résistance de la forteresse qu'au printemps 1942, lorsqu'elle capture des documents sur la 45. I.D. pendant la contre-offensive d'hiver. L'épisode est monté en épingle par la propagande soviétique en juin 1942, avant de retomber quelque peu dans l'oubli. C'est le travail du journaliste S. Smirnov qui sort la défense de la forteresse de Brest des limbes de l'histoire en 1957, fournissant une version soviétique et "officielle" de la bataille. Aliev se propose quant à lui de faire une comparaison équilibrée entre points de vue allemand et soviétique, qui manque, de son point de vue, en majorité, dans les travaux occidentaux.


Les 5 cartes fouillées qui montrent la disposition des forces et les principales phases du siège sont malheureusement placées toutes en début d'ouvrage, ce qui amène fréquemment à s'y reporter pour suivre, avec plus ou moins de bonheur.


Les Allemands doivent s'emparer de la forteresse de Brest-Litovsk pour ouvrir la voie au Panzergruppe 2 de Guderian. Cependant, l'expérience de 1939 -avec le même Guderian- avait montré qu'à moins de bénéficier de l'effet de surprise, la forteresse n'était pas aussi désuète qu'il y paraissait pour bloquer la progression d'un assaillant. Les Allemands choisissent une unité expérimentée dans le franchissement des coupures, la 45. I.D., mais sous-estiment probablement l'effort nécessaire pour s'emparer de la place.


La garnison de la forteresse, après 1939, se compose essentiellement des 6ème et 42ème divisions de fusiliers -cette dernière revenant de la guerre contre la Finlande. La 4ème armée soviétique, dont dépend la forteresse, a placé l'essentiel de ses forces en première ligne, près de la frontière. Les unités stationnées dans la forteresse font un va-et-vient fréquent pour s'entraîner et surtout effectuer des travaux de terrassement ou d'autres moins martiaux. Le plan de défense prévoit d'ailleurs d'extraire l'essentiel des troupes des bâtiments pour se battre sur la frontière. La défense s'organise autour de plusieurs îles fortifiées séparées par le Boug et la Muchavec et reliées par des ponts.


Aliev présente, après la disposition des forces de part et d'autre, un récit quasiment heure par heure, jour par jour, du siège de la forteresse. La plupart des officiers soviétiques se trouvent à l'extérieur au moment de l'attaque, le 22 juin. Le bombardement d'artillerie allemand, avec Nebelwerfer et pièces lourdes (dont des obus géants de 600 mm), "sonne" et élimine une partie des défenseurs. Les fantassins allemands, appuyés par des sapeurs, franchissent le Boug. S'ils arrivent à faire tomber assez vite l'île ouest de la forteresse et bientôt l'île sud, l'île nord et la Citadelle, le coeur du bastion, se révèlent des noix plus dures à casser, notamment en raison de la résistance d'éléments des 333ème et 44ème régiments de fusiliers autour des quelques officiers disponibles. Des soldats allemands sont isolés par des défenseurs déterminés dans la Citadelle, même si le gros de l'effectif soviétique cherche à sortir du piège, ce qui correspond au plan de défense prévu qui enjoint de sortir pour défendre la frontière. Les quelques automitrailleuses BA-10 et chars amphibie T-38 sont de peu d'utilité aux Soviétiques. Mais la 45. I.D. doit engager sa réserve, l'I.R. 133, dès le premier jour de la bataille.


Les Allemands pris au piège dans la forteresse se retranchent dans l'ancienne église Saint-Nicolas. Les Soviétiques cherchent à les anéantir, mais ne parviennent qu'à pénétrer dans l'édifice, sans le submerger. La 45. I.D. tente une percée avec le renfort de 6 StuG III du 201ème bataillon de StuG, mais plusieurs canons d'assaut sont détruits par les défenseurs. Les pertes allemandes en officiers sont très élevées, mais les défenseurs ne peuvent mettre en batterie correctement les quelques pièces qui leur restent en raison de l'observation adverse. La 45. I.D. a perdu plusieurs centaines d'hommes, les plus lourdes pertes du XII. Armee Korps, dans le premier jour de combat.


Le 23 juin, la 45. I.D. noie la Citadelle sous un déluge de feu, les défenseurs commencent à fléchir, mais la division croit trop tôt que la partie est gagnée. Les restes du 132ème bataillon du NKVD, en particulier, se défendent encore farouchement. Le commissaire politique Fomin, l'âme de la défense, réunit les autres officiers qui combattent encore -le capitaine Zubachev et le lieutenant Vinogradov en particulier. Des tentatives de sortie dans la nuit du 23 au 24 juin échouent sous le feu des Allemands. Le lendemain, avec l'appui de l'artillerie lourde dont de nouveaux obus de 600 mm, la 45. I.D. dégage finalement les soldats encerclés dans la Citadelle.


Dans la soirée du 24 juin, les Allemands utilisent canons antichars et lance-flammes, nettoient l'île sud et progressent vers l'est de la Citadelle et sur l'île Nord. Mais les Soviétiques tentent encore des sorties dans la nuit du 24 au 25 juin. Le 25, les sapeurs ont le plus grand mal, malgré des lance-flammes, à venir à bout des points fortifiés encore défendus, en particulier sur l'île nord. L'I.R. 135 demande même des chars lance-flammes pour se débarrasser des poches de résistance. La Wehrmacht considère l'affaire réglée le 26 juin et transfère la 45. I.D. à un autre corps d'armée ; les sapeurs, avec des charges d'explosifs, viennent à bout des plus gros points soviétiques. Fomin, capturé, dénoncé par des conscrits, est executé en vertu de l'ordre des commissaires ; Zubachev meurt dans un camp de prisonniers allemand en 1944. De manière générale, du moins au début des combats, les deux camps n'ont pas fait beaucoup de prisonniers.


Reste l'île nord, où le major Gavrilov conduit encore plusieurs centaines de défenseurs. Les Allemands retournent des T-38 capturés contre les Soviétiques. Au 27 juin, la 45. I.D. a déjà perdu 500 hommes dans les combats pour la forteresse. Les Allemands engagent un canon de 88 mm, un canon d'assaut, puis les Ju 88 de la KG 3 contre le point principal de résistance. Le 29 juin, un Ju 88 armé d'une bombe spéciale SC-1800 d'1,8 tonnes attaque aussi les défenseurs. Dans la soirée, le gros de ces derniers se rend. Mais le major Gavrilov et plusieurs autres se réfugient dans les tunnels qui courent sous la forteresse. Le 1er juillet, avant de gagner le front, la 45. I.D. enterre plus de 480 tués. Gavrilov est finalement capturé. Des isolés font encore le coup de feu en juillet et peut-être même jusqu'à fin août, date à laquelle la place est déclarée sûre par les Allemands.


Si le récit de R. Aliev est fort bien traduit par Stuart Britton, et constitue sans doute la description la plus aboutie à ce jour des combats, on peut regretter, sans que l'on sache si cela est dû à la traduction mais c'est fort possible, que les notes de bas de page soient des plus limitées (quelques-unes par chapitre à peine, alors que le texte est dense, ce qui est peu). De même, il n'y a aucune bibliographie récapitulative ni index, ce qui limite singulièrement l'utilité de l'ouvrage comme référence, malgré la présence d'un livret photo central abondant. Indispensable pour les passionnés du front de l'est, mais à compléter avec d'autres lectures plus générales et mieux sourcées.

Philippe RICHARDOT, Hitler face à Staline. Le front de l'est 1941-1945, Paris, Belin, 2013, 384 p.

 

Les ouvrages sur le front de l'est, en français, se multiplient depuis l'an passé. Concomitance des parutions ou "effet de mode" devant un certain succès éditorial ? Difficile de trancher. Ainsi, après les ouvrages de J. Lopez qui sortent au rythme d'un par an depuis 2008, avec leurs qualités et leurs défauts, après la somme très réussie -pas parfaite, bien sûr, mais tout de même, c'est un incontournable désormais- de N. Bernard, P. Richardot livre à son tour une synthèse sur le sujet -et la série n'est apparemment pas terminée. Philippe Richardot a signé plusieurs ouvrages chez Economica, notamment celui sur la fin de l'armée romaine, particulièrement intéressant.


Ce livre-ci est moins réussi. Disons-le tout de suite, il est loin d'atteindre la qualité du travail proposé par N. Bernard, et par extension, il est aussi un cran en-dessous du travail de J. Lopez. L'ouvrage se présente comme une synthèse grand public, mais le fait est qu'il n'apporte pas grand chose de neuf par rapport à ce que l'on aurait pu écrire il y a vingt ans. La faute, sans doute, à une bibliographie beaucoup trop sommaire (et lacunaire), réduite à six pages et constituée quasi uniquement de sources secondaires.


Sur l'introduction, rien à redire de particulier, sinon peut-être qu'elle joue un peu trop sur le pathos et pas assez sur un questionnement véritable. La question du décompte des pertes ou de l'historiographie, évoquées par P. Richardot, ne sont pourtant pas traitées de manière exhaustive dans les dernières pages du livre, comme on pourrait s'y attendre. L'historien annonce cependant la couleur : il va traiter la description du conflit et l'analyse opérationnelle. Sauf que, comme on l'a dit, son portrait n'apporte rien de véritablement neuf pour le connaisseur et ne met pas à jour le savoir sur le sujet pour le profane.



Dans le détail, on constate dès les premiers chapitres des informations remises en question par les travaux récents ; ainsi la présence de Joukov à Berlin au moment du pacte secret entre l'URSS et la République de Weimar, pour étudier les chars allemands, que J. Lopez démonte dans son Joukov. A côté de cela, P. Richardot fait montre de réflexions tout à fait pertinentes, piochant aux bonnes sources, expliquant pourquoi la campagne des Balkans, même évitée, n'aurait rien changé au déroulement de Barbarossa. La présentation des forces est sans doute plus efficace pour les Allemands que pour les Soviétiques -l'auteur titrant : les SS de Staline ? pour le NKVD...


Paradoxalement, à partir du moment où il évoque l'opération Barbarossa, P. Richardot se focalise parfois sur des éléments de détails, comme l'installation d'Hitler à la Wolfsschanze ou le combat des Allemands contre les chars lourds soviétiques à Raisenai, que sur le tableau d'ensemble ou des considérations plus profondes sur la guerre à l'est. L'on constate aussi que l'auteur a tendance à se servir de témoignages allemands, pour beaucoup ; il ne cite que rarement la voix des Soviétiques, hormis celle des chefs (Staline, etc) ou des officiers généraux qui ont laissé des mémoires après la guerre. Il y a pourtant de bons passages, comme celui sur la croisade contre le bolchévisme ou les limites des alliés de l'Allemagne. En revanche, l'argument selon lequel l'espion R. Sorge aurait "sauvé" Moscou par ses renseignements est dépassé. De la même façon, P. Richardot insiste beaucoup sur l'hiver qui "engourdit" l'avance allemande sur la capitale soviétique, mais peu sur le reformatage de l'Armée Rouge dans la tourmente, qui joue aussi son rôle.


Le chapitre sur la guerre d'extermination menée par Hitler à l'est compense un peu les défauts précédents. Pour les opérations de l'année 1942, le livre est très descriptif, et là encore, P. Richardot insiste beaucoup sur le microcosme hitlérien et ses relations avec ses officiers, à Vinnitsa notamment. Le passage sur le combat urbain à Stalingrad illustre parfois la faiblesse du propos : s'il acte de l'adaptation des Soviétiques au combat de rues, il oublie de parler de celle des Allemands, insiste beaucoup sur le rôle de l'artillerie soviétique mais pas sur l'incorporation de la défense elle-même dans une stratégie plus globale liée aux contre-offensives. Pour l'auteur, Stalingrad est à la fois un succès psychologique et médiatique, pour les Alliés, et joue également un rôle important dans la destruction du potentiel militaire des alliés de l'Allemagne. Hitler en sort brisé.


La structure du livre de P. Richardot souffre d'un problème évident pour le connaisseur, qui rappelle des ouvrages plus anciens : le chapitre sur la bataille de Koursk débute à la page... 253. Autrement dit, plus des deux tiers du livre sont consacrés à la période allant de 1939 (situation avant Barbarossa entre URSS et Allemagne, etc) à juillet 1943. On sent ici l'influence d'une historiographie datée qui privilégie surtout la période où les Allemands ont l'initiative, jusqu'au désastre de Stalingrad ; la période qui suit, en gros de juillet 1943 à mai 1945, a été évidemment beaucoup moins abordée par les généraux allemands du temps de la guerre froide, car c'est l'heure de la défaite... et cette distorsion se retrouve ensuite dans l'historiographie, et encore ici. Or les ouvrages récents, comme ceux de J. Lopez ou celui de N. Bernard en français, font largement justice à ce déséquilibre. Le livre passe également très (trop ?) rapidement sur la lutte des partisans soviétiques et en ce qui concerne la guerre du renseignement, reprendre des théories dépassées (le fameux réseau "Lucie" qui aurait joué un rôle déterminant à Koursk en informant les Soviétiques... on sent l'absence aussi, dans la bibliographie, d'articles spécialisés). P. Richardot rapporte aussi les hypothèses selon lesquelles Müller, le chef de la Gestapo, aurait été un agent soviétique (!), de même que Bormann. En l'absence de preuves solides, ces passages auraient pu être retirés... d'autant qu'il est plus pertinent, encore une fois, sur l'aide anglo-américaine à l'URSS, par exemple.


L'auteur, en raison du déséquilibre du livre, passe assez vite sur le franchissement du Dniepr et les opérations du printemps 1944, notamment les deux encerclements de Tcherkassy-Korsun et de la 1. Panzerarmee. Il passe quasiment autant de pages à évoquer la collaboration de nombreux Soviétiques avec les Allemands. L'opération Bagration, fondamentale pour le déroulement de la guerre à l'est, est expédiée en deux pages. P. Richardot, là encore, reprend ensuite des hypothèses contestables, comme le fameux "effet Nemmesdorf", que certains historiens ont bien relativisé en ce qui concerne son influence sur la population allemande. Il n'évoque qu'en quelques lignes l'opération Vistule-Oder, pourtant un modèle du genre quand il s'agit d'évoquer les progrès réalisés par l'Armée Rouge et sa restructuration. Par un effet déséquilibrant, encore une fois, il consacre bien plus de pages à la bataille de Berlin et à la mort du Führer.


En conclusion, l'historien souligne que la défaite allemande se lit dans les chiffres. L'URSS mobilise bien plus efficacement ses ressources humaines et économiques, et la coalition alliée prive l'Axe de tout espoir de victoire. Il démonte l'argument de la victoire soviétique par le nombre mais sans aller beaucoup plus loin. Les pertes, abominables, pourraient se monter à 35 millions de morts pour les Soviétiques, dont 27 à 28 millions de civils. La Wehrmacht, elle, subit 80% de ses pertes à l'est. Pour l'auteur, la victoire soviétique donne une nouvelle légitimité au régime et propulse l'URSS en Europe de l'Est.


Au final, que retenir de ce livre ? P. Richardot a manifestement cherché à fournir une synthèse abordable pour le grand public. En ce sens, elle peut être utile à la personne qui ne connaît absolument rien au front de l'est, et qui pourra s'en servir comme base pour éventuellement aller plus loin. Mais elle souffre, pour le spécialiste, de l'absence de nombreux ouvrages en bibliographie, d'un déséquilibre manifeste du propos, trop concentré sur le récit classique des opérations militaires et sur la première phase de la guerre, et non sur la guerre à l'est traitée comme objet "d'histoire totale" ; et même la description pâtit des lacunes historiographiques du livre, en reprenant certaines hypothèses ou idées manifestement datées. Même sur l'histoire militaire, l'auteur consacre finalement très peu de lignes à évoquer l'évolution des deux machines de guerre (et surtout la soviétique, comme on l'a dit), alors que c'est aussi l'un des enjeux des recherches de ces dernières décennies. P. Richardot, ainsi que j'en ai fait état ci-dessus, donne souvent la parole aux Allemands, et surtout à quelques-uns, comme von Choltitz, mais relativement peu aux Soviétiques. Certains sous-titres laisse entrevoir des raccourcis sur certains aspects. En outre, le livre manque cruellement de cartes pour suivre les opérations, ce qui est dommageable à un livre manifestement destiné au grand public. Cette synthèse aurait été efficace il y a encore vingt ans, au sortir de la guerre froide, sur la scène française : aujourd'hui, avec les nouveaux travaux parus dans l'hexagone et de par l'accès relativement facile aux ouvrages étrangers, souvent plus en avance sur la question, elle l'est beaucoup moins. D'autant qu'elle souffre de la comparaison avec les livres parus récemment.

F.W. VON MELLENTHIN, Panzer Battles. A Study of the Employment of Armor in the Second World War, Ballantine Books, 1971, 458 p.

 

Friedrich von Mellenthin, mort en 1997, était un officier d'état-major allemand de la Seconde Guerre mondiale. Il a servi sur nombre de fronts, dès la campagne de Pologne : à l'ouest, en Afrique du Nord, à l'est. Emprisonné deux ans et demi, après la fin de la guerre, il commence à rassembler des documents et témoignages auprès de ses anciens camarades pour écrire, en 1956, une fois parti dans l'Afrique du Sud de l'apartheid, Panzerschlachten (batailles de Panzer). Ce récit de première main sur nombre d'opérations de l'armée allemande du conflit devient un classique à partir du moment où il est traduit en anglais, en 1956. Les Américains utilisent von Mellenthin et d'autres officiers allemands vétérans du front de l'est pour tenter de contrer au mieux, sur le papier, la menace des vagues blindées et mécanisées soviétiques qui pèse sur l'Europe centrale. Ses mémoires contribuent ainsi à forger une certaine vision du conflit, écrite par le vaincu allemand, avant la remise en cause tardive de l'historiographie, qui n'en a pas encore fini avec cette légende dorée. Pour autant, relire Panzerschlachten aujourd'hui permet aussi de ne pas succomber à l'exagération quant à la remise en cause du discours allemand (tout à fait fondée) et de voir précisément ce que l'on peut en tirer.


Silésien, passé par la cavalerie avant d'atterrir dans des fonctions d'état-major à partir de 1937, von Mellenthin explique que l'émergence d'une arme blindée indépendante au sein de la Wehrmacht doit beaucoup à Guderian, vision dont on est revenu depuis. En revanche, il précise que les Allemands mettent en oeuvre assez tôt la combinaison des armes au sein de leurs formations blindés, contrairement à d'autres (les Britanniques par exemple), ce qui est sonne plus juste.


Pendant la campagne de Pologne, von Mellenthin ne cache rien des faiblesses allemandes, le combat constituant un banc d'essai. Les chars montrent leurs limites (Panzer I et II) et seul Guderian, d'après lui, dirige correctement son corps d'armée mécanisé. En ce qui concerne la campagne de France, qu'il n'a vue que de loin, il se repose sur les mémoires du général Balck, qui sert alors dans la 1. Panzerdivision. Il montre combien le succès à Sedan et sur la Meuse est dû à l'utilisation de l'aviation comme artillerie volante. Il discute aussi des mérites des généraux en ce qui concerne le moment critique de l'introduction des chars après la percée de l'infanterie, ou si les chars sont utilisés pour cette dernière tâche. Pour von Mellenthin, le succès allemand tient à la concentration des forces, à une supériorité de puissance de feu et à la surprise, et à l'utilisation d'armes offertes par les avancées technologiques (parachutistes, planeurs, etc). Pendant son court séjour en France, il prétend que nombre de Français sont prêts à collaborer, ce qui ne se fait pas en raison de la politique menée par Hitler. Après avoir participé aux campagnes de Yougoslavie et de Grèce, von Mellenthin rejoint, avec le général Gause et Siegfried Westphal, l'Afrique du Nord, en juin 1941.


Pour l'officier allemand, le style de commandement de Rommel, dont il ne dissimule pas la rudesse à l'égard de ses propres officiers, est parfaitement adapté à la guerre du désert. Les succès allemands face aux Britanniques s'expliquent, selon lui, par la supériorité des canons antichars, la meilleure combinaison des armes, et des tactiques plus souples, comme l'emploi des 88 antiaériens en antichars. Ce qui n'empêche pas les Allemands de se heurter parfois à forte partie : pendant les batailles de Gazala, en mai-juin 1942, les Panzer III et IV à canons courts souffrent face aux nouveaux M3 Lee/Grant de la 8th Army. Von Mellenthin pense aussi que toute chance de percer à El-Alamein était perdue après le 1er juillet 1942. Il explique, en conclusion après son départ en septembre 1942 pour raison médicale, que les alliés italiens ne manquaient pas de qualités (officiers supérieurs et d'état-major bien formés notamment), mais que le matériel laissait à désirer et que l'entraînement des officiers subalternes était insuffisant, et que ceux-ci n'avaient pas de contact avec la troupe. Il respecte la valeur des unités du Commonwealth ou britannique, craint particulièrement le LRDG, même si il estime l'armée britannique trop rigide. Enfin, il contribue à propager le mythe de la guerre "chevaleresque" en Afrique du Nord, dont on sait aujourd'hui qu'il est pour bonne partie une construction ultérieure.


Après une convalescence due à la maladie qui l'a forcé à partir d'Afrique du Nord, von Mellenthin rejoint le front de l'est. Son exposé des succès allemands initiaux explique que la Wehrmacht échoue surtout, en 1941, à cause du manque de routes carrossables, de la supériorité des chars soviétiques qui joue à plein à partir de l'automne, et parce que l'aviation allemande s'essouffle déjà. Pour lui, la grande erreur de la campagne de 1942 est qu'Hitler a dispersé l'effort entre Stalingrad et le Caucase. Il faut noter d'ailleurs que von Mellenthin, probablement parce qu'il a fait des recherches pour ses mémoires, connaît parfaitement les noms des commandants de fronts soviétiques, ou des représentants spéciaux de la Stavka qui coordonnent parfois l'activité de plusieurs fronts, comme Joukov. Le 29 novembre 1942, il rejoint le 48. Panzerkorps qui mène la tentative de dégagement de Stalingrad, conçue par Manstein. Dans les batailles sur le Tchir, et malgré son mépris pour les Soviétiques, il reconnaît à l'Armée Rouge certaines qualités : efficacité dans les infiltrations, ténacité pour tenir les têtes de pont, etc. Dans les batailles de chars sur l'Aksaï, il souligne même que les formations blindées soviétiques ont tiré leur épingle du jeu sur le plan tactique. Le succès de la contre-offensive de Manstein est d'après lui terni par des décisions politiques, notamment celle de ne pas épauler les mouvements de protestation contre le pouvoir soviétique dans les territoires conquis. A Koursk, il n'est plus question que d'une offensive limitée, et qui fait débat. La faute est selon lui de se jeter dans la gueule du loup. Le haut-commandement soviétique conduit la bataille de main de maître ; von Mellenthin rapelle que même sur le plan tactique, le combat a été indécis. Les Pakfronts ont désormais leurs pendants chez les Soviétiques et il faut changer les tactiques des blindés pour les neutraliser. Il décrit cependant les succès allemands dans la manoeuvre de contre-attaque au moment de l'opération Roumantsiev, et justifie aussi la politique de terre brûlée de la Wehrmacht pendant son repli (!). Lors des contre-attaques allemandes devant Kiev, en novembre-décembre 1943, il reconnaît aussi que les succès sont limités notamment parce que les encerclements ne sont pas étanches, et que de nombreux cadres soviétiques parviennnent à s'échapper. Von Mellenthin explique que même la défense élastique mise en oeuvre à l'ouest de l'Ukraine, fin 1943-début 1944, souffre du manque de matériel et du défaut logistique. Pour lui, l'année 1944 est la plus dramatique car elle concrétise réellement la menace d'une guerre à plein régime sur deux fronts. Le Prêt-Bail apporte à l'Armée Rouge, de son point de vue, deux éléments décisifs : les camions et les avions. Von Mellenthin reste au groupe d'Armées Nord-Ukraine, le plus puissant à l'est avant Bagration. Il faut se battre avec Model qui tient absolument à tenir les premières lignes le plus longtemps possible. Les contre-attaques blindées allemandes contre Koniev, qui attaque les 13-14 juillet, ne sont pas toutes couronnées de succès. Les Allemands ne peuvent réduire la tête de pont de Baranov sur la Vistule. Von Mellenthin suit, en septembre, Balck, qui prend la tête du groupe d'armées G à l'ouest. Le tableau de l'Armée Rouge qu'écrit l'auteur en conclusion de son expérience à l'est est plus qu'intéressant. En dehors des préjugés nazis et autres sur le Russe ou le Soviétique, von Mellenthin décrit l'endurance du Frontovik, sa capacité à vivre uniquement sur le terrain, les conséquences de l'industrialisation par Staline qui a fourni de nombreux techniciens à l'Armée Rouge et assure par exemple, au fil des ans, une supériorité dans le domaine de l'interception radio, le brouillage et les pièges. Il précise que le haut-commandement et les officiers supérieurs ont fait d'énormes progrès, alors que les officiers subalternes sont faibles et que la troupe n'est qu'une "masse" informe. Les Soviétiques sont, d'après lui, très habiles pour les mouvements de nuit et la concentration des forces dans l'attaque. Le soldat est bien armé, l'artillerie est puissante, à tel point que pour von Mellenthin, toute contre-attaque après une percée soviétique qui se déroule à portée de l'artillerie est condamnée à l'échec. En ce qui concerne les chars, il note une amélioration certaine. Si d'après lui les échecs allemands de 1943 doivent plus aux erreurs de son propre camp qu'aux Soviétiques, l'année suivante, les formations blindées soviétiques tiennent la dragée haute à l'adversaire, y compris sur le plan tactique avec des officiers subalternes pleins d'initiative et compétents. Il tient l'aviation en revanche pour inférieure, alors que l'arme blindée est clairement pour lui l'arme décisive des Soviétiques. Von Mellenthin signe en exemple la campagne de Mandchourie contre les Japonais, en août 1945, qui d'après lui est un modèle dans la progression de l'Armée Rouge (!).


A l'ouest, von Mellenthin assiste aux contre-attaques allemandes infructueuses en Lorraine au mois de septembre 1944. Il est horrifié par la situation des troupes à l'ouest par rapport à son expérience au groupe d'armées Nord-Ukraine, la dernière à l'est : à l'ouest, les combats depuis le débarquement ont entraîné de lourdes pertes en matériel ; les divisions ne sont plus qu'un conglomérat de rescapés hétéroclites ; les nouvelles unités, y compris blindées, n'ont pas reçu d'entraînement suffisant. A noter qu'il n'est pas au courant avant la fin de la guerre de la raison véritable du suicide de Rommel et qu'il croit naïvement que d'autres officiers le sont tout autant, alors que ce n'est pas le cas, certains ayant participé à sa condamnation à mort. Von Mellenthin assiste à la chute de Metz, puis de Strasbourg. Il souligne que les Américains auraient obtenu plus de résultats s'ils avaient regroupé leurs divisions blindées -et même la 2ème DB de Leclerc- dans de véritables armées blindées, comme les Soviétiques. Limogé avec Balck en décembre 1944, von Mellenthin est ensuite affecté au groupe d'armées B de Model, pour la contre-offensive des Ardennes, un pari risqué, qui suscite d'ailleurs des débats parmi les commandants impliqués que l'auteur a pu interroger pendant sa période d'emprisonnement. Von Mellenthin sert avec la 9. Panzerdivision et met à profit son expérience du front de l'est contre les Américains. La supériorité aérienne alliée empêche selon lui toute contre-attaque blindée allemande d'envergure : c'est la leçon à tirer des Ardennes. Von Mellenthin finit encerclé dans la poche de la Ruhr, où Model se suicide après s'être rendu ; quant à l'auteur, il tente de s'échapper mais il est rattrapé plus tard par les Américains.


En conclusion, von Mellenthin explique que l'Allemagne a profité de ses succès initiaux, en 1939-1940, pour s'imposer politiquement sur le continent européen, alors qu'elle était loin d'être prête à la guerre, comme le montre l'usure de la Luftwaffe dès la bataille d'Angleterre. 1941 anéantit toute chance de gagner la guerre : invasion de l'URSS, défaite devant Moscou, économie de guerre aux abois. Hitler s'immisce de plus en plus dans la conduite des opérations ce qui finit par entraver l'effort militaire. Mais pour von Mellenthin, l'Allemagne n'a plus la possibilité de combler ses pertes humaines dès la fin 1941. Si elle arrive à remplacer 69% des pertes à l'est entre octobre 1941 et septembre 1942, le chiffre tombe à 43% entre juillet et septembre 1943. L'industrie finit par tourner à plein régime en 1944 mais les pertes sont énormes et la destruction de la production d'essence handicape tout le système. La victoire des alliés est économique, et von Mellenthin se refuse, comme d'autres officiers vétérans, à faire porter le blâme sur les comploteurs du 20 juillet 1944.


David Glantz, dans un article paru dès 1986, avait signalé les limites des mémoires de von Mellenthin, qui se concentrent surtout sur des études de cas tactiques sans envisager le contexte opératif, soit faute de connaissances de l'adversaire, soit parce que celui-ci est moins favorable aux Allemands. C'est notamment le cas pour la bataille sur la Tchir, au moment de la tentative de dégagement de Stalingrad, où le succès tactique allemand masque mal un échec opératif (5ème armée de chars contenue mais désastre sur le Don où le 48. Panzerkorps n'a pu se déplacer...). Von Mellenthin évoque les dimensions stratégique, opérative et tactique des différents théâtres mais se concentre il est vrai surtout sur le dernier niveau. La campagne des Balkans semble marquer le sommum de l'outil mécanisé allemand bien rôdé après les premières épreuves puis autres campagnes de 1939-1940. Les tactiques changent selon les théâtres d'opérations (on voit bien l'importance de l'aviation à l'ouest en 1944-1945). Son récit montre bien que les subordonnés prennent souvent des initiatives quand le commandant est absent (cas de Rommel dans le désert). Il faut dire aussi que le contenu laisse peu de place au doute : Panzerschlachten a été écrit, entre autres, à destination de l'OTAN dressé face au pacte de Varsovie. Et le livre souffre de défauts non négligeables : vue partiale des commandants allemands élevés au rang de légendes (Rommel), minimisation des crimes nazis et de l'implication de l'armée allemande dans ceux-ci, vision caricaturale de l'adversaire soviétique. On ne peut qu'aquiescer désormais aux limites présentes dans les mémoires de von Mellenthin. Pour autant, attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain : si Panzerschlachten en apprend probablement plus sur l'auteur et ses motivations d'écriture que sur les batailles de chars de la Seconde Guerre mondiale, il n'en demeure pas moins qu'en lisant entre les lignes, on glane des informations qui peuvent être intéressantes. Mellenthin n'accable pas les alliés comme les Italiens ni Hitler (en tout cas pas avant décembre 1943), ce qui est original dans ce type de littérature. Ne serait-ce que pour dresser, éventuellement un portait de la vision qu'ont les officiers allemands vétérans eux-mêmes de leur expérience.

Boris LAURENT, Les opérations germano-soviétiques dans le Caucase (1942-1943), Campagnes et Stratégies 115, Paris, Economica, 2014, 357 p.

 

Boris Laurent, qui a dirigé le défunt magazine Axe et Alliés, et qui a commenté les carnets de Paulus et de Patton (livres que je n'ai pas lus), propose dans la collection Campagnes et Stratégies des éditions Economica cet ouvrage consacré aux opérations germano-soviétiques dans le Caucase, en 1942 et 1943. Sont-elles pourtant si méconnues que l'affirme l'auteur dans son avant-propos ? En réalité, les travaux étrangers (en particulier anglo-saxons) donnent déjà un bon aperçu sur la campagne (avec David Glantz et sa trilogie sur Stalingrad au premier chef) et même en français, le compilateur habile qu'est Jean Lopez en parle assez longuement dans son propre ouvrage consacré à Stalingrad (rappelons d'ailleurs que Jean Lopez est... co-directeur de la collection Campagnes et Stratégies désormais). Dès lors, on ne sera pas surpris de retrouver les mêmes thèmes : l'enjeu du pétrole, la pression exercée par l'Allemagne sur la Turquie pour la faire rentrer dans la guerre et couper le corridor persan du Prêt-Bail, l'URSS au bord du gouffre économiquement parlant en 1942, etc. Boris Laurent tente de se démarquer en annonçant vouloir présenter les forces en présence et leur spécificité, ainsi que le rôle des alliés de l'Allemagne, pays satellites ou peuplades du Caucase. Côté soviétique, il se propose de décrire trois phases successives : le repli et la résistance, la réorganisation des forces et la reconquête. Il insiste sur l'importance de la bataille aérienne du Kouban (évoquée assez rapidement par contre dans le livre de Jean Lopez sur Koursk, y compris dans la réédition de 2011) et sur l'inversion de comportement des deux dictateurs à l'égard de leurs généraux (qui est cette fois assez développée par Jean Lopez dans ses propres travaux). L'idée maîtresse du livre est que les nazis avaient une chance, à ce moment-là, de priver l'Armée Rouge de pétrole et donc d'empêcher sa réorganisation mécanisée en 1943, chance qu'ils ont laissée passer. Cependant, Boris Laurent ne répond pas forcément à toutes les attentes définies au départ (il va par exemple surtout parler d'Hitler, et beaucoup moins de Staline).


Dès la première partie, sur l'avancée allemande dans le Caucase, en juillet-octobre 1942, on retrouve des éléments similaires au Stalingrad de Jean Lopez (même tableau sur la contribution de la Roumanie à l'économie pétrolière allemande, p.23 ; la carte sur la question du pétrole est à la p.26 dans les deux livres...). Quand on regarde les notes présentes dans le premier chapitre, il est patent que l'auteur fait appel à un nombre de sources (secondaires) limitées : des articles spécialisés (celui de J. Hayward, qui revient souvent), des mémoires soviétiques (surtout celles de Grechko), des ouvrages écrits par des vétérans allemands pour l'armée américaine après 1945, et quelques ouvrages, surtout anglo-saxons, plus récents, comme ceux de David Glantz. A l'inverse de Jean Lopez, en revanche, et rejoignant sur ce point Nicolas Bernard dans sa somme sur le conflit germano-soviétique, Boris Laurent insiste sur l'impact catastrophique selon lui de la directive n°45 du 23 juillet 1942, dans laquelle Hitler écartèle l'effort entre le Caucase d'un côté et ce qui va devenir la bataille de Stalingrad de l'autre. On retrouve en revanche des considérations similaires sur l'économie soviétique et la situation périlleuse de 1942 (le tableau p.40, par exemple, est lui aussi issu du Stalingrad de Jean Lopez). La présentation de l'armée allemande engagée dans le Caucase se concentre surtout sur les généraux (avec des descriptions parfois assez lisses : celle de Hoth, par exemple, p.52, écarte la dimension nazie du personnage) et les unités (là encore, la présentation de la division Wiking est assez rapide ; on remarque la mention en notes d'un article d'Axe et Alliés, qui n'est à mon avis pas très sa place ici...). La description des forces soviétiques est plus rapide et quasiment non sourcée. Le récit des opérations, bien qu'illustré par quelques cartes générales, manque cependant de cartes ou de schémas tactiques et sub-tactiques pour suivre les mouvements des protagonistes : on perd assez vite le fil. L'un des chapitres les plus intéressants est peut-être celui consacré à l'opération Chamil, l'utilisation de Caucasiens par la Wehrmacht au sein du Sonderverband Bergmann pour s'emparer des puits de Grozny. C'est l'occasion de rappeler l'historique de la présence allemande dans le Caucase et les manoeuvres nazies pendant l'offensive (même si l'auteur aurait pu se dispenser là encore de citer le dossier du Guerres et Histoire n°2, p.101). Hitler n'a pas voulu raser les puits de Grozny et de Bakou quand il en avait l'occasion, pensant que l'offensive dans le Caucase reprendrait : quand il acte de son échec, il est trop tard. La présentation des Gebirgsjäger (p.121-127), là encore, omet leur implication dans de nombreux crimes de guerre (comme ceux commis par la 1. Gebirgs Division une fois celle-ci transférée en Grèce en 1943, comme le souligne l'historien Mark Mazower dans son ouvrage sur l'occupation de la Grèce). Hitler et ses généraux ont surestimé les capacités de l'armée allemande, notamment sur le plan logistique, et ont gravement sous-estimé la réorganisation des forces en cours chez l'adversaire soviétique.

L'échec survient dans le Caucase entre septembre (alors que la première partie allait jusqu'à octobre ?) 1942 et janvier 1943, moment où Hitler s'immisce de plus en plus dans la conduite des opérations, limogeant List, heurtant de plein fouet Jodl. Le récit des opérations, à nouveau, manque terriblement de cartes pour suivre la progression des deux camps. Au moment d'évoquer le plan des quatre planètes , Boris Laurent emprunte encore largement le tableau de l'art opératif soviétique (qui n'est d'ailleurs pas exempt de reproches) au Berlin de Jean Lopez (cité en notes). La description de l'échec de l'opération Mars semble également tirée du dossier du n°11 de Guerres et Histoire, qui cette fois n'est pas cité. L'ouvrage ressemble donc parfois à une compilation de compilation (cette dernière étant constituée par le travail de Jean Lopez).


Dans la dernière partie (décembre 1942 alors que la seconde se terminait en janvier 1943, jusqu'en octobre 1943), Boris Laurent insiste sur le tournant que représente le printemps 1943 dans l'ensemble de la guerre. La 17ème armée allemande se maintient dans la péninsule de Taman pour empêcher les Soviétiques de bénéficier pleinement de l'accès à la mer Noire, tout en conservant des forces prêtes à bondir en cas de succès de l'offensive d'été prévue autour du saillant de Koursk. La retraite allemande vers le Kouban et les attaques soviétiques dont décrites en détail, mais là encore sans beaucoup de cartes, ce qui entrave la compréhension de toutes les manoeuvres. La description de la campagne du Kouban en 1943 est pourtant intéressante, car relativement méconnue il est vrai. Néanmoins, on observe que la partie consacrée à la montée en puissance des VVS n'est qu'une reprise du chapitre correspondant du livre de von Hardesty réédité en 2012 : cité une fois p.276, il fournit la matière à quasiment 10 pages, et l'auteur y pioche aussi une bonne partie des dix pages suivantes. La vision de la bataille de Koursk (p.295) ne colle pas tout à fait aux dernières avancées historiographiques, s'arrêtant à la simple révision du mythe de Prokhorovka mais sans les nuances apportées plus tard par d'autres historiens (dont certains d'ailleurs étaient partie prenant du courant que l'on pourrait qualifier de révisionniste ).


Le Caucase est libéré en octobre 1943. L'échec allemand, politique et militaire, est conséquent. Les Soviétiques ont retrouvé une puissance militaire certaine, tandis que Beria conduit la déportation des peuples caucasiens accusés d'avoir collaboré avec l'ennemi. Pour Boris Laurent, l'échec allemand est dû avant tout à la démesure hitlérienne : le Führer se fixe un objectif censé au regard de l'impact en cas de réussite, mais qui ne correspond pas à ses moyens, encore plus après la directive n°45 : le plan Blau est en échec dès septembre-octobre 1942, avant même les combats les plus féroces dans Stalingrad. Comme ailleurs, Hitler refuse de se servir des peuples caucasiens contre le pouvoir soviétique. Les services de renseignement allemand ont grossièrement sous-estimé l'ennemi, qui se réorganise de manière efficace. Hitler est persuadé que la défaite de l'URSS va hâter le débarquement des Anglo-saxons à l'ouest, d'où le choix d'une attaque pour conquérir le pétrole, nécessaire à une guerre longue.


Pour le connaisseur, le livre n'apporte malheureusement pas grand chose de neuf par rapport au Stalingrad de Jean Lopez, paru dans la même collection (!) et qui est déjà une certaine forme de compilation, en particulier des ouvrages anglo-saxons. Boris Laurent, lui, compile beaucoup d'éléments issus du Stalingrad, et quand même bien la bibliographie est un peu plus étoffée, il n'utilise en réalité qu'une dizaine d'ouvrages ou articles le plus souvent, ceux qui apparaissent le plus souvent en notes : Blau, Eichholtz, Glantz, Grechko, Hayward (pour un article), Tieke, Ziemke, Harrison. Sur le Caucase, on note d'ailleurs l'absence d'au moins un ouvrage récent consacré au même sujet en français, celui d'Hoesli (que pour ma part je n'ai pas encore lu). La présentation des chefs et des forces allemandes laisse parfois songeur, de par l'absence de mention des liens étroits parfois entretenus avec le nazisme et ses pratiques pendant le conflit. De manière générale d'ailleurs, le récit est plus germanocentré : les notes et les sources sont plus rares (à part les mémoires de Grechko et les travaux de D. Glantz, dont viennent aussi une bonne partie des annexes fournis) sur le côté soviétique des opérations. Le livre est-il indispensable ou même nécessaire ? Assurément non pour ceux qui ont déjà lu un peu sur le sujet, en particulier les sources principales de l'auteur, les livres de Jean Lopez (en particulier le Stalingrad) et les travaux anglo-saxons et autres les plus utilisés (Glantz, les vétérans allemands, etc). Pour ceux qui découvrent le sujet, il peut constituer une bonne entame, à compléter cependant par d'autres lectures.