" Historicoblog (4): octobre 2018

samedi 27 octobre 2018

Jean-Michel DECUGIS, François MALYE et Jérôme VINCENT, Les coulisses du 13 novembre, Paris, Plon, 2016, 283 p.

Un travail impressionnant que cet ouvrage coécrit par 3 journalistes, qui raconte, minute par minute, le déroulement des attentats du 13 novembre 2015, jusqu'au matin du 14.

Les 3 journalistes ont en effet interrogé victimes, témoins, policiers, pompiers, médecins, hommes politiques, bref, un large panel de personnes concernées au premier chef par cet événement inédit et tragique survenu il y a bientôt 3 ans sur le sol français. On suit ainsi heure par heure le déroulement des attentats, leurs conséquences dramatiques, l'organisation des secours, l'intervention des forces de l'ordre, ce qui permet au passage de démonter un certain nombre de fausses rumeurs.

Très focalisés sur le narratif, les 3 auteurs n'ont toutefois peut-être pas assez travaillé suffisamment certains points, qui mériteraient d'être corrigés ou précisés, dans la partie contexte. Ainsi p.16, l'idée, malheureusement encore souvent partagée, selon laquelle la France est visée par l'EI en raison de ses frappes aériennes en Irak, puis en Syrie, est inexacte. On sait que des Français partis rejoindre l'Etat Islamique en Irak et au Levant dès 2013, plus d'un an avant les premières frappes françaises, appelaient déjà à commettre des attentats en France. C'est le cas de Tyler Vilus, un des propagandistes francophones les plus importants de l'EIIL à l'époque. Rachid Riahi, un proche de Vilus, est par ailleurs impliqué dans la cellules Cannes-Torcy. Mehdi Nemmouche, qui commet l'attentat de Bruxelles en mai 2014, est arrivé en Syrie dès décembre 2012. Mourad Farès, l'ancien bras droit d'Omar Diaby, qui à son arrivée en Syrie, intègre un temps l'EIIL, a raconté comment un Saoudien recrutait déjà pour l'EI parmi les combattants étrangers, dont les Français, pour préparer des attentats en Europe (automne 2013).

P.36, petite imprécision : certes l'EIIL tire une partie de sa dénomination du Sham, mais pas seulement : le nom du groupe, d'avril 2013 à juin 2014, est exactement ad-Dawlah al-Islamiyah fi'l Iraq wa-sh Sham. Il y a donc l'Irak, la "maison mère", et le Sham...

P.41, un petit raccourci : en parlant d'Abaaoud, les auteurs passent rapidement sur cette intégration dans la Katibat al-Muhajireen, la brigade des immigrants, dont à la lecture on ne comprend pas bien son lien avec l'EIIL. La Katibat al-Muhajireen est en fait une subdivision créée pour les djihadistes étrangers par un groupe djihadiste syrien. Ce groupe djihadiste syrien s'appelle d'abord Majlis Shura Dawlat al-Islam : il est dirigé par Firas al-Absi, un Syrien qui a rencontré Zarqawi en Afghanistan. Lié au front al-Nosra, il est en fait une antenne de l'Etat islamique d'Irak, qui a catapulté des cadres en Syrie pour créer al-Nosra. En juillet 2012, le groupe hisse le drapeau d'al-Qaïda sur le passage frontalier de Bab el Hawa : il est en chassé par les rebelles le mois suivant, Firas est tué. Son frère Amr avait été relâché de la prison de Sednaya par le régime syrien en mai-juin 2011, après avoir voulu passer en Irak. Abou al-Atheer, puisque c'est la kounya qu'il utilise, reprend le flambeau : il fusionne le groupe qu'il avait créé, Katiba Usood al-Sunna, à Homs, en février 2012, avec celui de son frère et renomme le tout al-Majlis Shura al-Mujahideen, autrement dit le nom du prédécesseur de l'Etat islamique d'Irak. Abou al-Atheer contrôle ainsi les réseaux djihadistes qui s'installent de Homs à Alep. Son groupe va se rallier aux manoeuvres de Haji Bakr et d'Abou Muhammad al-Adnani, lieutenants d'Abou Bakr al-Baghdadi, qui dès les derniers mois de 2012 n'a plus confiance dans son disciple Abou Muhammad al-Jolani qui a pris la tête du front al-Nosra. Abou al-Atheer se rallie à Bagdadi avant la proclamation de l'EIIL en avril 2013 : il aurait également persuadé Omar al-Shishani de le faire. Il joue un rôle capital pour attirer de nombreux combattants étrangers plutôt proches ou dans al-Nosra vers l'EIIL. Abou al-Atheer organise de nombreux enlèvements de journalistes occidentaux, comme ceux de John Cantlie et James Foley. C'est au sein de ce groupe qu'est donc formée la Katibat al-Muhajireen, regroupant les Occidentaux qui commencent à se presser à la frontière turque avec la création de l'EIIL en avril 2013. Le groupe d'Abou al-Atheer, comme quelques autres, est d'ailleurs bien placé puisqu'il a sa base au nord-ouest d'Alep, très près de la frontière, ce qui lui permet de réceptionner facilement les candidats au djihad. Abou al-Atheer est alors gouverneur d'Alep pour l'EIIL.

L'affirmation la plus surprenante, toutefois, n'est pas des 3 auteurs, mais celle de Jean-Marc Falcone, le directeur de la police nationale de l'époque, reprise d'ailleurs sur la couverture du livre, selon laquelle les attentats du 13 novembre représentent quelque chose d'inédit, imprévisible. Elle a de quoi faire sourire, comme le rappelle ce long article, et d'ailleurs des éléments du livre lui-même viennent fracasser cette affirmation.

En dépit de ces quelques points de détail, on lira volontiers cet ouvrage qui raconte avec beaucoup de précision, et surtout de témoignages poignants, la terrible nuit du 13 au 14 novembre 2015.

mardi 23 octobre 2018

Jean-Michel DECUGIS et Marc LEPLONGEON, Le chaudron français, Paris, Grasset, 2017, 243 p.

Lunel. Le nom est bien connu de ceux qui s'intéressent au phénomène du djihadisme depuis le début du conflit syrien. Cette ville située entre Nîmes et Montpellier, où les indicateurs sociaux sont affolants, où les enfants d'immigrés se sont tournés vers un islam de plus en plus rigoriste, décrite par son maire de droite comme "envahie", ce qui se passe de commentaires, a été réduite au rang de "capitale du djihad français" en raison du départ d'une vingtaine de jeunes en l'espace d'une année, entre novembre 2013 et décembre 2014. A tort, sans doute. L'un des deux auteurs, journaliste, avait signé en 1995 dans le  Figaro un article évoquant la dégringolade de la ville : deux communautés qui vivent à côté l'une de l'autre et qui s'ignorent, un trafic souterrain de drogue qui empoisonne la ville... basé sur des témoignages de tous les bords, le livre est plus le récit d'une faillite française que celui du djihadisme à Lunel.

Les premiers départs de Lunel en Syrie, en novembre 2013 et dans les mois qui suivent, choquent localement. Pourtant, comme le montre l'enquête au sujet du départ de Raphaël Amar, un Juif converti, une association humanitaire locale, Oummatou Rahma, apparue dès 2012, a joué un rôle non négligeable dans la récupération de candidats au djihad. Et souvent les hommes sont accompagnés de femmes, lesquelles ne sont en rien contraintes à partir. Ceux qui restent d'ailleurs, ne cachent pas leurs convictions.

Lunel a été marquée par l'immigration post-guerre d'Algérie. Les harkis, d'autres Africains du nord, Algériens ou autres ; mais aussi les pieds-noirs, qui reproduisent parfois le schéma colonial dans ce sud-est bouillonnant. Le tournant se situe à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Selon un processus classique, le centre-ville se vide de la population plus aisée, qui part s'installer en périphérie, et se paupérise en entassant les populations issues de l'immigration. Les riches propriétaires font travailler les immigrés sur les propriétés agricoles de l'extérieur de la ville. Les commerces du centre ferment, tandis que les grandes surfaces éclosent en périphérie. Et l'extrême-droite, installée dès 1982, s'engouffre dans la brèche.

Une ratonnade sans précédent a lieu à Lunel le 14 juillet 1982 : le FN entre à la mairie, associé à la droite, dès 1983. Vient la marche des beurs, mais les enfants issus de l'immigration voit leur protestation confisquée par les réponses de Françoise Mitterrand. Ils ne sont pas intégrés dans le jeu politique, même local. Alors, ils se tournent vers d'autres horizons : le trafic de drogue, qui s'installe à Lunel dans les années 90, et l'islam radical. Les premiers signes apparaissent dès cette décennie-là : présence du Hizb ut-Tahrir, liens avec le GIA algérien. La  non construction d'une mosquée radicalise une partie de la jeunesse : le Tabligh est présent dès 1989. Quand la mosquée El Barakah est finalement inaugurée, en 2010, le mal est fait. Avec un encadrement peu adapté, l'immense bâtiment accueille bientôt, en marge des prêches de l'imam, des conciliabules plus radicaux.

Beaucoup de jeunes Lunellois partis en Syrie mourront dans les rangs de l'Etat islamique pendant le siège de Deir Ezzor : dans la seconde moitié de 2014, l'EI, qui a chassé les rebelles et le front al-Nosra du secteur, se retrouve face-à-face avec le régime syrien qui s'accroche à l'aéroport militaire et à certains quartiers de la ville. Le groupe djihadiste ne submergera jamais ces deux enclaves, et paiera le prix du sang ; le régime aussi, toutefois. En décembre 2014, les déclarations ambigües du président de l'association qui gère la mosquée de Lunel mettent le feu aux poudres. L'opération coup de poing lancée à Lunel par le ministère de l'Intérieur après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, en janvier 2015, achève de braquer les projecteurs sur Lunel, le "Djihadland". En réalité, les profils des djihadistes, comme souvent, sont aussi variés que complexes à saisir. Pendant ce temps, à la mosquée, on s'écharpe quant à savoir qui tiendra les clés. Le maire s'enferme dans son bureau, ne songeant qu'à sauver une ville "envahie". Il faudra attendre septembre 2016 et la désignation d'un imam stable pour que la mosquée retrouve un semblant de normalité. A Lunel, décidément, le djihadisme n'est pas né d'un coup de baguette magique, grâce à l'EI. Il est né sur les ruines de l'abandon de l'Etat.

dimanche 21 octobre 2018

Ben DAN, L'espion qui venait d'Israël, L'aventure aujourd'hui 228, Paris, J'ai lu, 1970, 307 p.

Le livre raconte, quelques années à peine après les événements, le parcours singulier d'Elie Cohen, espion israëlien infiltré en Syrie, qui est démasqué, arrêté, et pendu, le 19 mai 1965, par le pouvoir syrien. Juif égyptien, Cohen est très tôt attiré par le mouvement sioniste qui milite pour la création d'un Etat juif. Sa famille émigre dès 1948-1950 en Israël ; Elie Cohen reste, et participe à une première entreprise de sabotage, ratée, qui lui vaut une première arrestation en Egypte en 1952. S'étant échappé, il rejoint Israël. Ayant du mal à s'intégrer à la vie civile, il accepte en 1960 d'entrer au Mossad, qui l'a repéré. Il est formé de manière très dure par un instructeur, surnommé "Le Derviche". Puis, quand on le juge prêt, on le prépare à sa nouvelle identité : celle d'un Syrien, baptisé Kamal Amin Taabes. Israël a en effet grand besoin d'informations sur les capacités militaires de la Syrie, qui bien que dominée par l'Egypte au sein de la République arabe unie, continue de menacer le nouvel Etat depuis le plateau du Golan.
En février 1961, Cohen atterrit à Buenos Aires. Il doit se faire passer pour un descendant d'une famille commerçante syrienne établie à Beyrouth, puis à Alexandrie, et qui songe à émigrer en Argentine, avant, éventuellement, de retourner en Syrie, dès que possible. Bénéficiant d'un relais en Europe, Cohen réussit à s'introduire dans la communauté syrienne en exil à Buenos Aires. Il rencontre même le général Amin el Hafez, qui organisera le coup d'Etat de 1963. Suffisamment parrainé par les Syriens en exil, Cohen peut désormais envisager de se rendre en Syrie, après un dernier passage par Israël pour se former à opérer avec un émetteur radio clandestin. Entretemps, la Syrie s'est débarrassée de la tutelle égyptienne.

Partant de Gênes, Cohen se rend en bateau sur la côte libanaise. La rencontre pendant le trajet par mer avec un cheikh facilite son entrée dans le pays, en janvier 1962. Grâce à ses contacts en Argentine, il trouve un appartement au coeur de Damas, en face de l'état-major syrien (!), à Abbu-Rumana. Le 12 février 1962, il envoie son premier message. C'est grâce à ses informations que l'armée israëlienne attaque, en mars 1962, le poste de Noukeib, attaque pendant laquelle un soldat est porté disparu -Cohen sera chargé de le retrouver en Syrie, en vain. Il sympathise en revanche avec le neveu du chef de l'état-major syrien. Ses contacts et son talent d'observateur lui permettent de renseigner le Mossad sur l'évolution politique dans le pays ; et même de bénéficier d'une tournée des défenses syriennes à la frontière israëlienne. L'espion reste toutefois lucide ; dans un rapport rédigé lors d'un retour en Israël, il écrit : "Lorsque je me trouvais à Kouneïtra et que je contemplais la vallée du Houlé, et lorsque à Koursi, je vis face à moi le lac et la ville de Tibériade, j'ai saisi l'énormité de cette folie qu'est la guerre ininterrompue entre la Syrie et Israël. J'ai contemplé les villages des villageois syriens, et ils m'ont fait penser aux habitants de Tibériade, tant les uns ressemblent aux autres. C'est à ce moment-là que je me suis dit que seule la propagande empoisonnée que distillent depuis quinze ans les gouvernements syriens successifs, empêche que les villageois syriens et israëliens, des deux berges du lac de Tibériade, ne puissent trouver entre eux de langue commune.".

A partir de l'été 1962, Cohen est chargé d'étudier les projets syriens de détournement des eaux du Jourdain. Il fréquente Georges Seif, fonctionnaire du ministère de la propagande et de l'information, ce qui lui donne accès des documents confidentiels. Puis il revoit le général el Hafez, rentré en Syrie. Il prête son appartement pour des parties fines, où l'on trouve le colonel Hatoum, un des officiers les plus importants du jeu politique syrien, marqué par la montée en puissance du Baath. Hatoum joue un rôle clé dans le coup d'Etat de 1963. A Damas, Cohen retrouve la trace de Franz Rademacher, un nazi vivant sous une fausse identité, qui a notamment conçu pendant la guerre le plan de déportation des Juifs à Madagascar, et a organisé la déportation des Juifs de Serbie. Cohen ne peut poursuivre la traque, mais les informations seront transmises à l'Allemagne, qui demandera son extradition en 1965. Seif lui propose de faire de la propagande sur Radio-Damas, à destination de la communauté syrienne exilée en Argentine. Cohen, de mieux en mieux renseigné, finit par obtenir les informations sur le détournement des eaux du Jourdain ; il photographie les premiers MiG-21 livrés à la Syrie, renseigne sur le dispositif de défense syrien à la frontière.

Après un dernier séjour en Israël, en novembre 1964, Cohen est finalement arrêté par le chef du contre-espionnage syrien, Ahmed Souweidani, en janvier 1965. Arrêté, torturé, Cohen est mis au secret. Il a été victime de son excès d'audace : situé en face de l'état-major syrien, il a, en émettant si près du lieu, perturbé les communications de l'état-major et celles des ambassades installées non loin. Les Syriens, aidés par les Soviétiques qui ont fourni une voiture de radiogoniométrie par la détection, ont finit par déceler l'antenne qu'il avait installée sur le toit au milieu des autres. Malgré une intense activité diplomatique pour obtenir sa libération, Elie Cohen est pendu par les autorités syriennes. Damas a toujours refusé de rendre son corps à Israël. Par son travail d'espion, il aura joué un rôle décisif pour le succès d'Israël dans la guerre des Six Jours, en 1967.