" Historicoblog (4): novembre 2018

dimanche 18 novembre 2018

Matthieu SUC, Les espions de la terreur, Harpers Collins, 2018, 408 p.

Difficile d'être totalement objectif quand l'on a aidé soi-même à la rédaction d'un ouvrage aussi passionnant. Car j'ai répondu aux questions de Matthieu Suc, journaliste à Médiapart, qui couvre depuis plusieurs années les attentats terroristes commis par l'EI en Europe, et leurs auteurs, pour appuyer son ouvrage sur les "espions de la terreur". Je vais essayer de l'être pourtant, car il faut bien ficher ce livre, qui est à découvrir, absolument.

La citation de Gabriel Martinez-Gros, en exergue, est on ne peut mieux choisie : les djihadistes, effectivement, ne sont pas plongés dans le Coran, mais dans l'histoire mythifiée des premières décennies de l'islam. Je le vois chaque semaine en analysant leurs vidéos de propagande. Et dans ce mythe, il y a déjà le renseignement. L'adversaire battu par ruse, par déception. L'adversaire abusé. La victoire militaire obtenue par l'espionnage, la victoire du renseignement.

En juin 2015, le djihadiste français Nicolas Moreau, de retour en France, est l'un des premiers à évoquer dans ses auditions devant la DGSI l'amniyat. Un mot qui semble encore inconnu des services de renseignement français, lesquels s'empressent de faire une note à ce sujet, quand bien-même cela ressemble encore à un immense fourre-tout. Emni, Amni, police encagoulée, les "revenants" français décrivent cet organisme, mais on ne sait pas trop encore à quoi l'on a à faire. On le découvrira malheureusement trop tard.

dimanche 4 novembre 2018

Anne GIUDICELLI et Luc BRAHY, 13/11. Reconstitution d'un attentat. Paris, 13 novembre 2015, Paris, Delcourt, 2016, 128 p.

L'idée de départ est intéressante : traiter les attentats du 13 novembre 2015 à Paris en bande dessinée - c'est ce que souligne le sous-titre sur la couverture ci-contre, "un documentaire en BD". Malheureusement le résultat n'est peut-être pas à la hauteur de l'enjeu.

L'introduction, qui montre le voyage de Salah Abdeslam pour aller chercher d'autres membres de la cellule, par route, en Europe de l'Est, ne laisse pas entrevoir l'organisation mise en place par l'amniyat de l'EI pour tenter de frapper l'Europe, et ce avant même la proclamation de l'Etat islamique en juin-juillet 2014 - notamment la base installée en Grèce et en Turquie en 2015, avant la Belgique, pour l'attentat avorté de Verviers. En revanche, la base d'opérations belge est mieux appréhendée dans la BD. C'est un des gros problèmes du travail : les attentats ne sont pas remis dans leur histoire longue, depuis l'apparition de l'Etat islamique en Irak et au Levant (2013).

Le trajet en voiture de la Belgique à la France souligne toutefois un autre problème de la BD : le dessin : il est malheureusement difficile de reconnaître tous les personnages (les membres de la cellule terroriste en particulier), qui sont nombreux et dont les traits ne sont pas forcément différenciés au maximum, et parfois pas très ressemblants. On reconnaît Samy Amimour mais beaucoup moins les deux autres assaillants du Bataclan, par exemple.

De la même façon, Abou Souleyman al-Firansi -Abdellilah Himiche- est présenté par la BD comme l'organisateur des attentats de Paris. Or à ce jour rien n'est venu étayer cette hypothèse soumise par les Américains, et on manque même d'informations quant à son appartenance à l'amniyat, et même à l'Amn al-Kharji, la branche spécialement chargée des attentats en Europe. A la fin de la BD, on voit Abou Muhammad al-Adnani "adouber" Abou Souleyman al-Firansi comme responsable de l'Amn al-Kharji, ce dont là encore nous n'avons aucune trace. La BD n'évoque pas, par contre, cas d'Abou Ahmad, alias Osama Atar, le seul Franco-Belge dont le rôle de direction des attentats depuis la Syrie est avéré.

Concernant le déroulement des attentats, une case montre un des kamikazes irakiens du stade de France refoulé par un membre du service de sécurité aux barrières, alors que le livre coécrit par les 3 journalistes que je fichais récemment, assez fouillé, expliquait bien que cela n'avait pas été le cas. La représentation de la première fusillade, devant les restaurants Le Carillon et le Petit Cambodge, montre sans arrêt des tirs en rafale alors que les survivants décrivent bien des tirs au coup par coup, exécutés par des terroristes posés ayant conservé un grand sang-froid. La BD ne montre pas aussi exactement le parcours de Brahim Abdeslam, qui s'assoit dans le Comptoir Voltaire avant de se lever et de faire exploser sa ceinture explosive (on voit bien en revanche le geste de visière devant le visage dans la case). La page 85 de la BD est un peu étrange : en parallèle des scènes de massacre au Bataclan, deux autres cases montrent des explosions ou bombardements dans la Ghouta orientale et à Douma, deux secteurs dont à l'époque l'EI est absent. On aurait mieux compris un parallèle avec des zones contrôlées par l'EI et bombardées par la coalition, puisque les 3 assaillants du Bataclan, dans leur discours, vont justifier leurs actes par les bombardements de la coalition, selon une argumentation dont a dit qu'elle était erronée. Il y a aussi cette séquence, p.93, où les hommes de la police demandent si les militaires de la patrouille Sentinelle arrivée près du Bataclan peuvent faire usage de leurs armes, ce qui est refusé ; la BD laisse entendre qu'un des policiers emprunte son arme à un militaire, ce qui apparaît là encore inexact. La scène de l'assaut final de la BRI au Bataclan, remarquable par son professionnalisme et son résultat, est malheureusement traitée trop rapidement. Par contre, on ne peut que souligner la mention par la BD de la visite, au même moment, de plusieurs parlementaires français auprès de Bachar al-Assad, qui évidemment, se frotte les mains devant les attentats de Paris. Parmi eux, Thierry Mariani et Jean Lassalle.

Malgré ses limites, je dois dire que je me suis fréquemment pris à relire cette BD. Peut-être parce que ce média permet mieux qu'un autre de se replonger dans la trame des événements, même si ici elle comporte des erreurs et manque de profondeur. C'est bien que la BD remplit quand même, en partie, un objectif. La BD vieillira sans doute mal, car d'autres prendront peut-être le relais avec des explications plus poussées, peut-être même un dossier en fin d'ouvrage comme cela se fait souvent.