" Historicoblog (4): Richard N. ARMSTRONG, Red Army Tank Commanders. The Armored Guards, Schiffer Military/Aviation History, 1994, 475 p.

samedi 2 janvier 2021

Richard N. ARMSTRONG, Red Army Tank Commanders. The Armored Guards, Schiffer Military/Aviation History, 1994, 475 p.

 

Richard N. Armstrong, colonel dans l'armée américaine, a servi dans le renseignement militaire à partir de 1969. C'est un historien militaire de longue date. Il a publié de nombreux livres et articles sur les opérations de l'Armée Rouge et les forces armées soviétiques, dont un consacré à la maskirovka au niveau opératif.


Dans cet ouvrage, il dresse les portraits consécutifs des 6 officiers qui ont commandé les 6 armées blindées soviétiques mises en ligne pendant la Grande Guerre Patriotique, de 1941-1945. Car si, en Occident, les noms des grands maréchaux de l'URSS vainqueurs dans le conflit, Joukov, Koniev et Rokossovsky, par exemple, sont bien connus, il n'en est pas forcément de même des officiers travaillant à l'échelon opératif ou tactique. Or c'est eux qui, sur le terrain, ont emporté la décision. Cet oubli repose aussi sur l'historiographie du sujet, longtemps dominée par une vision allemande de la guerre à l'est. Guderian, von Mellenthin, Balck, considèrent encore les Soviétiques, quand ils écrivent leurs mémoires, comme des sous-hommes. En conséquence, ils ne citent jamais les noms de leurs adversaires (ou presque : ce n'est pas le cas de Mellenthin, par exemple, mais qui écrit a posteriori, après la guerre). Un ennemi collectif sans visage, donc. De la même façon, ils attribuent encore leur échec devant Moscou à la météo plutôt que de mettre en avant les défaillances logistiques ou celle de la planification opérative. Ces témoignages ont évidemment fortement influencé la vision occidentale des performances et de l'essence même de l'Armée Rouge. Les officiers soviétiques apparaissent ainsi comme formant un bloc monolithique, poussé par les commissaires politiques, des automates sans véritable personnalité.


Pourtant, les défaites et les victoires de l'Armée Rouge sont celles d'un petit nombre d'hommes, qui d'ailleurs, combat sur le front pendant toute la durée de la guerre ou presque, ce qui n'est pas le cas des mémorialistes allemands déjà cités. D'ailleurs ceux-ci traitent rarement des dernières années de la guerre en détail, alors que c'est le moment où l'Armée Rouge est devenue bien supérieure à la Wehrmacht. Les Soviétiques, quant à eux, ont écrit quantité de récits, de mémoires, d'historiques d'unités qui n'ont pas pénétré en Occident en raison de cette aversion pour tout ce qui touchait à l'URSS, comme le rappelle David Glantz, l'un des initiateurs de la redécouverte de l'apport soviétique à l'art militaire. En conséquence, le point de vue allemand a longtemps triomphé. Ces sources soviétiques sont un matériau primaire à prendre comme les autres, avec ses défauts -les contingences politiques du totalitarisme soviétique, bien sûr. Dans les années d'après-guerre et jusqu'en 1953, Staline est évidemment présenté comme le grand architecte de la victoire. Les choses changent avec le déstalinisation temporaire lancée par Khrouchtchev qui bénéficie aussi aux écrits d'histoire militaire. Ces sources sont aussi à prendre des pincettes car elles ont été parfois écrites avec assistance : les mémoires du maréchal Joukov, par exemple, sont mises en forme alors que celui-ci est déjà malade. Mais en y regardant de plus près, ces récits donnent bien vie à des officiers compétents, et démontent aussi quelques idées reçues. Par exemple, la pression du haut-commandement sur les généraux est évidente, mais cela n'empêche pas certains officiers de tenir tête à Staline et d'imposer leur point de vue, tandis que le "chef" appelle certaines armées par le nom de leur officier commandant, ce qui est révélateur. Avec l'ouverture de certaines archives consécutive à la chute de l'URSS, Richard Armstrong a choisi, dans ce livre, de redonner vie à des officiers emblématiques, ceux commandant les poings opératifs de l'Armée Rouge, les armées blindées.



L'introduction dresse un rapide résumé de la création dans l'Armée Rouge des armées blindées, qui apparaissent en mai 1942 après bien des maturations. Les 6 armées existantes ont été commandées par 11 généraux différents. Dans le livre, Armstrong évoque ceux qui ont terminé la guerre aux commandes de ces formations et qui les ont dirigées le plus longtemps : Katoukov pour la 1ère armée blindée, Bogdanov pour la 2ème armée blindée, Rybalko pour la 3ème armée blindée, Lelyoushenko pour la 4ème armée blindée, Rotmistrov pour la 5ème armée blindée et enfin Kravchenko pour la 6ème armée blindée. Ces chefs ont d'abord prouvé leur compétence sur le champ de bataille avant de parvenir à ces commandements : ils ont affronté et vaincu les formations blindées allemandes, ils ont occupé Berlin, la capitale du IIIème Reich. Leur carrière évolue en parallèle du développement de la force blindée soviétique, qui croît et s'affirme dans la confrontation avec son homologue allemande.


Les bolcheviks récupèrent en effet les blindés mis en oeuvre par le régime tsariste, avant de développer cette branche de l'armée pendant la guerre civile. Une fois la victoire assurée, l'URSS s'intéresse de près à la motorisation et à la mécanisation de ses forces militaires. Les penseurs soviétiques, comme Triandafillov et Isserson, puis Toukhatchevski, formulent alors le concept d'opérations en profondeur utilisant les avions, les parachutistes et les forces mécanisées pour frapper dans la profondeur du dispositif adverse. Ces réflexions dépassent alors les moyens des Soviétiques, et sont annihilées par les purges de Staline dans les années 30 et les mauvaises leçons tirées de la guerre d'Espagne, d'où les conseillers militaires soviétiques reviennent avec l'idée que le char doit être employé comme soutien de l'infanterie. Une impression confirmée par la performance désastreuse des unités blindées engagées en Pologne en septembre 1939, puis dans la guerre contre la Finlande. Pourtant, la victoire de Joukov contre les Japonais à Khalkin-Gol et celle des Panzern contre la France en mai 1940 amènent les militaires soviétiques à revoir leur position. En décembre 1940, Staline décide de reformer les corps mécanisés qui avaient été supprimés après les purges : ces corps, en pleine formation, sont ceux qui vont affronter Barbarossa. Les officiers continuent cependant de recevoir un excellent entraînement à l'académie Frunze ou à celle des troupes blindées. Au 22 juin 1941, les corps mécanisés sont incomplets et l'industrie soviétique a été incapable de fournir suffisamment de nouveaux modèles, T-34 et chars KV. Résultat : les chars en ligne sont encore des chars légers.


5 des 6 commandants d'armées blindés étudiés par Armstrong dirigent des unités de chars pendant Barbarossa et vivent les premiers combats du front de l'est. Ils y gagnent une expérience certaine. Fin 1941, en raison des pertes et des premières leçons tirées du combat contre les Allemands, les Soviétiques forment des brigades ou des bataillons indépendants de chars pour appuyer l'infanterie, les corps mécanisés sont débandés. Le T-34, qui va devenir un des meilleurs chars de la guerre, n'a pas pu donner la mesure de son efficacité car il n'a pas été employé en masse, et plutôt en soutien de l'infanterie, et les équipages sont relativement inexpérimentés. Devant Moscou, 3 des 6 commandants d'armées blindées sont à la tête de brigades équipées du T-34. Lors de la contre-attaque soviétique, la formation de groupes mobiles ad hoc avec des unités de cavalerie confirment les théories d'avant-guerre sur les opérations en profondeur, mais les moyens manquent pour concrétiser au niveau opératif les succès initiaux. Avec la réinstallation et la remise en route des usines déplacées en 1941, les Soviétiques vont enfin avoir les moyens de recréer des corps blindés et mécanisés, respectivement au printemps et à l'automne 1942.


4 des 6 commandants d'armées blindées sont à la tête de ces corps blindés, encore insuffisamment autonomes, et qui montrent leurs limites dans la contre-offensive de Kharkov en mai 1942. Les corps blindés sont donc renforcés et au moment de la création des corps mécanisés, l'Armée Rouge publie l'ordre 325 le 16 octobre 1942 qui précise la doctrine d'emploi de ces nouvelles forces. Les corps blindés et mécanisés doivent être utilisés comme force d'exploitation dans une brèche créée par les armées de fusiliers, brèche qui doit idéalement avoir inclus l'élimination de l'artillerie ennemie. Les corps reçoivent pour mission non pas de détruire les chars ennemis, mais bien l'infanterie. Ils sont utilisés avec succès dans la contre-offensive autour de Stalingrad. Quant aux armées blindées, créées en mai-juin 1942, elles sont dirigées par certains des officiers évoqués par Armstrong, comme Rybalko et Rotmistrov. Les premières expériences de combat, malheureuses là aussi, permettent de tirer un certain nombre de leçons. Le 28 janvier 1943, le Comité d'Etat à la Defénse adopte le décret 2791 qui donne aux armées blindées une composition homogène : les Soviétiques ont compris que l'ancien modèle, où l'armée blindée comprenait encore des fantassins et de l'artillerie, trop proche d'une armée de fusiliers, devait être revu pour créer de véritables armées mobiles destinées à l'exploitation en profondeur.


Les 5 premières armées blindées "nouveau modèle" sont donc créées ou reformées dans les premiers mois de 1943. Paradoxalement, elles sont d'abord engagées dans une opération défensive, côté soviétique, la bataille de Koursk. Mais ce sont elles qui donnent l'impulsion aux contre-attaques prévues par l'Armée Rouge après l'essoufflement de l'offensive allemande, Koutouzov et Roumantsiev. A ce moment-là, sur le plan tactique, le T-34 rencontre ses limites avec l'arrivée du Tigre et d'autres matériels allemands qui lui sont supérieurs. En janvier 1944, la 6ème armée blindée, la dernière, est créée à son tour. Fin 1943 et en 1944, les armées blindées sont encore employées à percer la zone tactique de défense ennemie en raison du manque de chars en soutien de l'infanterie. A partir de l'été 1944, les armées blindées vont intégrer un troisième corps blindé ou mécanisé pour avoir plus de punch, de l'infanterie supplémentaire, des brigades blindées indépendantes, et elles mettent en place des détachements avancés. Il arrive encore malgré tout que l'armée blindée soit employée pour percer la première ligne de défense ennemie quand elle n'est pas bien préparée ou installée en profondeur : c'est le cas de celle de Kravchenko. Jusqu'en 1945, la dotation organique des armées blindées ne cesse de se renforcer, mais des lacunes subsistent : unités du génie, unités de récupération des chars détruits ou endommagés restent encore notoirement insuffisantes... mobiles, puissantes, les armées blindés sont encore plus efficientes quand elles sont employées en tandem. Leur efficacité est reconnue par l'attribution progressive à toutes ces formations du statut de "Garde".


Le parcours de ces 6 généraux dirigeant les armées blindées offre un bel exemple des qualités manifestées par les Soviétiques dans la conduite de la guerre à l'est. 5 des 6 généraux ont été deux fois Héros de l'Union Soviétique. Ils ont dû manipuler des formations, les armées blindées, de plus en plus puissantes mais aussi complexes, travaillant à l'échelle du front : l'ampleur de la pénétration de la défense ennemie ne cesse de s'agrandir -les armées blindées exploitent les percées sur plus de 500 km en 1945 (opération Vistule-Oder). Par ailleurs, chaque général a un style particulier. Mais tous traversent les mêmes périodes de mise en oeuvre de leurs talents. Au moment de Barbarossa, il faut restaurer l'efficacité du personnel et de l'équipement et assurer l'entraînement : Rybalko conduit les nouveaux blindés pour se faire une idée de leurs capacités ; Katoukov, Rotmistrov et Kravchenko insistent sur l'entraînement des conducteurs de chars. Il faut ensuite préparer la mission donnée, ce qui repose sur un travail d'état-major. Katoukov privilégie la décision collective ; Bogdanov se repose sur son chef d'état-major ; Rotmistrov et Rybalko recueillent l'avis de leurs subordonnés ; Lelyoushenko, Rybalko et Kravchenko décident souvent de manière indépendante, laissant l'exécution à leur état-major. La relation entre le commandant d'armée blindée et son état-major est cruciale. Bogdanov remplace son premier chef d'état-major avec lequel il ne s'entendait pas bien. Rybalko limoge le sien pendant l'opération de Lvov à l'été 1944 parce qu'il n'a pas su gérer le trafic de l'armée blindée. Les relations des chefs d'armées blindées avec leurs hommes façonnent aussi leur style : Katoukov, Rybalko et Lelyoushenko sont des meneurs. Katoukov et Rotmistrov favorisent la décision collective, tandis que Bogdanov, Rybalko et Kravchenko décident souvent seuls. Dans l'organisation concrète des opérations, chaque commandant a également sa touche particulière. Rotmistrov visite soigneusement le terrain ; Katoukov et Lelyoushenko planifient soigneusement les routes d'approche ; Rybalko répète le schéma d'attaque sur des cartes ou dans des bacs à sable.


Vient enfin le contrôle de l'opération elle-même. Rotmistrov, un des architectes majeurs de la structure de l'arme blindée, plaide de bonne heure pour une force indépendante pourvue de tout ce qui est nécessaire pour la rendre autonome. Rybalko, au contraire, voudrait ne conserver que les tankistes pour gagner en rapidité et en légèreté. Katoukov souhaite disposer de médecins spécialisés dans les blessures infligées par les impacts sur les chars. Durant la guerre, les pertes subies par les armées blindées diminuent au fur et à mesure que les chefs gagnent en expérience, tout comme leurs état-majors et leur subordonnés. Les pertes les plus lourdes sont subies en 1943, lors des premières opérations des armées blindées "nouveau modèle". Rybalko, qui introduit souvent son armée pour percer le dispositif ennemi au départ, n'est pas économe du sang des hommes, tout comme Kravchenko qui lui est souvent placé en première ligne sans l'avoir demandé. Katoukov, au contraire, nettoie souvent l'avant de sa progression en utilisant les détachements avancés ou en menant des raids. Bogdanov demande à son chef d'état-major de planifier les feux de l'artillerie et de l'aviation pour protéger son armée blindée. Sur 42 opérations majeures des armées blindées, 25 durent 20 jours, et 10 plus de 30 jours ! Les armées blindées peuvent perdre jusqu'à 90% de leurs effectifs en blindés, dont 30% irrécupérables.


Rybalko dispose du groupe de commandement le plus étoffé, centralisant le commandement des opérations à partir d'un poste d'observation. Lelyoushenko fait l'inverse, ce qui entraîne parfois des difficultés pour le localiser. Ce dernier, et Bogdanov, sont souvent au plus près de l'action, tandis que Katoukov, par exemple, reçoit les rapports radio dans son principal poste de commandement. Rotmistrov et Rybalko accomplissent souvent des visites auprès de leurs subordonnés pour suivre le cours des opérations. Chaque commandant a également sa manière de tirer les enseignements des opérations passées pour les appliquer à celles présentes. Rybalko, Lelyoushenko et Kravchenko ont un sens du coup d'oeil très poussé. Katoukov pratique le "wargame" avec son état-major pour déterminer les bonnes solutions. Rotmistrov est celui qui met en oeuvre les tactiques les plus originales. Deux des 6 généraux, Bodganov et Rybalko, font preuve d'un style particulièrement impulsif, n'hésitant pas à s'exposer au feu : ce sont les "Patton" de l'Armée Rouge. Katoukov, Lelyoushenko et Kravchenko sont plutôt des planificateurs. Quant à Rotmistrov, c'est un pur théoricien de l'armée blindée qui ne perd d'ailleurs pas de vue sa carrière dans l'état-major des forces blindées, dans lequel il atterrit à la fin de la guerre.


Ainsi, contrairement à l'idée commune, le marxisme-léninisme a réussi à produire, dans le domaine militaire, non pas des automates sans nom, mais des chefs brillants. Les commandants d'armées blindées ont dû faire face à une variété de situations et de défis auxquels ils ont répondu jusqu'à la fin de la guerre. Paradoxe suprême que ce commandement hyper centralisé de l'URSS qui donne une des flexibilités les plus importantes au niveau opératif. Les armées blindées ont joué un rôle considérable dans l'issue de la guerre à l'est et donc, de la Seconde Guerre mondiale : elles achèvent leur route à Berlin, au coeur d'une Allemagne nazie qui jugeait pourtant l'Armée Rouge comme un "colosse sans tête".


C'est donc le principal mérite de l'ouvrage de Richard Armstrong que de rendre hommage à ces commandants d'armées blindées qui furent le moteur de la reconquête de l'Armée Rouge d'une doctrine malmenée par Staline. La comparaison de la conclusion du livre permet de dégager la variété des personnalités et des styles de commandement. Quelques défauts mineurs à souligner : peut-être une absence relative, dans l'introduction, de considérations sur l'art opératif ; l'absence de cartes de qualité et plus nombreuses (il y en a quelques-unes, mais un peu sommaires) ; enfin, des biographies qui n'insistent malheureusement pas trop sur le devenir des commandants d'armées blindées après 1945, ce qui aurait été intéressant. Cependant, cet ouvrage est incontournable pour ceux qui s'intéressent au renouveau de l'Armée Rouge pendant la Grande Guerre Patriotique.

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