Rjev. Le nom reste méconnu, à côté de Léningrad, Stalingrad ou Koursk. Pourtant, sur la partie centrale du front de l'Est, Soviétiques et Allemands s'affrontent ici pendant 15 mois, dans une des batailles les plus sanglantes de la "Grande Guerre Patriotique" : au moins 2 millions de morts côté soviétique, certainement beaucoup, même si moins, côté allemand. Les vétérans soviétiques l'appellent "l'abattoir de Rjev" ou le massacre, les Allemands "la pierre angulaire du front de l'est", voire la "porte de Berlin".
Svetlana Gerasimova a commis un ouvrage majeur sur cette bataille oubliée. Paru en 2007 en Russie, il a été traduit six ans plus tard par le prolifique auteur des éditions Helion, Stuart Britton, spécialisé dans ces travaux de traduction des ouvrages russes, travail fort utile au demeurant pour le lecteur français. A l'heure où elle écrit, la bataille de Rjev n'est toujours pas considérée en Russie comme une bataille à proprement parler, mais plutôt une extension de la bataille de Moscou -qui se terminerait alors en mars 1943... c'est bien le but du propos de convaincre qu'il y a eu une bataille à Rjev, en tant que telle, et pas seulement suite à la contre-offensive soviétique devant Moscou dont l'affrontement ferait alors partie. L'ouvrage est illustrée par des clichés de correspondants de guerre soviétiques ayant opéré à Rjev et par des documents allemands de l'autre côté du front.
Le saillant de Rjev, tenu par les Allemands, est le résultat de la contre-offensive devant Moscou. Il se trouve à 150-220 km à l'ouest de Moscou selon l'endroit ; les Allemands veillent à le fortifier pour se prémunir des assauts soviétiques. Entre la moitié et les deux tiers des forces du Groupe d'Armées Centre y sont stationnés. Du 8 janvier au 20 avril 1942, les Soviétiques tentent d'encercler ce groupe d'armées, ce qui donne lieu à la formation du saillant ; les Allemands contre-attaquent, encerclent plusieurs armées soviétiques qui arrivent pour partie à se dégager. L'Armée Rouge a même lâché des parachutistes au-dessus de Viazma, qui devront ensuite regagner les lignes ou combattre avec les partisans, de même qu'un corps de cavalerie. Les Soviétiques laissent 776 000 hommes dans ces opérations, caractérisées par des défauts d'une Armée Rouge en pleine reconstruction. Ces batailles sont considérées comme faisant partie de la contre-offensive devant Moscou, ce qui n'a guère de sens, surtout passés janvier-février 1942.
En juin-juillet 1942, les Allemands lancent une grande opération de nettoyage de leurs arrières, infestés des restes d'unités soviétiques encerclées. Les combats sont sanglants, notamment quand les unités de l'Armée Rouge tentent de faire la jonction avec leurs camarades, et se terminent souvent au corps-à-corps. Le front de Kalinine, côté soviétique le plus engagé avec le front de l'ouest, laisse 60 000 hommes sur le terrain en juillet 1942.
Dès le 30 juillet, pendant deux mois, les Soviétiques repartent à l'assaut du saillant de Rjev. L'ordre n°227 de Staline est appliqué : Joukov explique qu'un officier suit chaque bataillon d'assaut dans un char... mécontent de son aviation, il propose d'envoyer les pilotes dans les bataillons pénaux ! les Soviétiques ne peuvent exploiter leurs succès initiaux, notamment parce que les formations blindées ne sont pas utilisées correctement et manquent encore d'expérience. Le carnage parmi les fantassins est terrible, des secteurs entiers sont recouverts de cadavres. L'Armée Rouge parvient à entrer dans les quartiers nord-est de Rjev, où les combats de rues n'ont rien à envier à ceux de Stalingrad (certains vétérans soviétiques parlent des combats les plus féroces de toute la guerre jusqu'en 1945). Les gains, au final, sont insignifiants : certes des forces allemandes ont été immobilisées et ne vont pas renforcer les troupes qui se battent à Stalingrad ou dans le Caucase, les Allemands ont eux aussi subi des pertes sensibles, mais les Soviétiques perdent encore 300 000 hommes. Les lacunes de l'Armée Rouge apparaissent au grand jour.
L'opération Mars, qui est l'offensive soviétique suivante contre le saillant de Rjev (25 novembre-20 décembre 1942), est l'opération encore plus oubliée de cette bataille. Joukov n'a pas voulu en parler, car il en est à l'origine et elle s'est mal terminée. L'historiographie soviétique militaire n'en parle pas non plus, ou très peu. Le livre de l'historien américain David Glantz a permis l'émergence de quelques documents, mais il en manque encore, et pas des moindres, le tableau est donc incomplet. Mais là où David Glantz explique que Mars était peut-être encore plus considérable qu'Uranus, l'opération d'encerclement à Stalingrad, Gerasimova est plus mesurée : certes, on peut écarter la version officielle soviétique d'une diversion pour soulager le front sud, néanmoins, les forces sont sensiblement identiques, et les renforts sont dirigés en priorité au sud, pas au centre. Par ailleurs, les Allemands, qui n'ont pas vu venir le coup à Stalingrad, sont au contraire bien renseignés sur l'imminence d'une attaque soviétique contre le saillant de Rjev. C'est donc sur une défense préparée que se jettent les Soviétiques. Parfois avec rien dans les mains : cas rare à cette époque, le 6ème corps de fusiliers volontaires "Staline", composé d'anciens détenus du Goulag, qui attaque au sein du front de Kalinine, et dont tous les soldats ne sont pas armés ; ils doivent récupérer une arme sur le champ de bataille. Encore une fois, les formations blindées sont mal employées. Les Soviétiques échouent, au prix de 300 000 hommes mis hors de combat. Et pourtant les Allemands ont souffert, eux aussi ; le Groupe d'Armées Centre, et sa 9ème armée en particulier, ne se sont toujours pas remis de la saignée de Rjev au moment de la bataille de Koursk en juillet 1943, selon l'historien russe Isaev. Ce qui est frappant, c'est de voir combien l'Armée Rouge répète les mêmes erreurs tout au long de l'année 1942, du plus haut échelon jusqu'au plus bas.
Finalement, en février 1943, les Allemands, pour raccourci le front après Stalingrad, évacuent le saillant de Rjev (opération Buffle). Les Soviétiques progressent donc facilement en mars, avant de s'enliser dans la raspoutitsa. Mais les Allemands se sont échappés, même si le saillant, et la menace sur Moscou, n'existent plus. Pour l'historienne, la bataille de Rjev a bien une existence en tant que telle : en 15 mois, les Soviétiques y ont lancé 4 offensives majeures. Le problème de Rjev est de s'être déroulée en parallèle de la bataille de Stalingrad, qui a conduit à un succès beaucoup plus net. Pourtant, à Rjev, ce sont probablement 2 millions de Soviétiques qui sont tombés, plus qu'à Stalingrad -au point qu'on retrouve encore quantité de corps dans les champs et les forêts du secteur. Côté allemand, si les pertes sont moindres, et plus difficiles à chiffre pour l'historienne soviétique, elles se comptent en centaines de milliers. Les deux camps, les survivants, soldats comme officiers, retiennent surtout la boucherie de Rjev, ce qui explique qu'est disparu si facilement du récit de la guerre. On conserve cependant pieusement la maison où Staline, venu sur le front de Rjev entre les 3 et 5 août 1943 (alors que la ligne de front est bien plus à l'ouest), a dormi. La mémoire s'organise à partir des années 1950 et s'exprime surtout depuis la fin de l'URSS.
Le livre de Gerasimova fourmille de détails passionnants. On voit par exemple, notamment lors de la deuxième offensive de l'été 1942, que les Soviétiques peuvent tout simplement être arrêtés par la météo (!), comme les Allemands. La récurrence des problèmes rencontrés encore en 1943 par l'Armée Rouge est frappante : manque de moyens pour exploiter les succès tactiques, manque de coordination entre les différentes branches, manque de reconnaissance, manque de moyens de communication... ce qui explique que les officiers conservent des formations regroupées de façon dense, très vulnérables à la puissance de feu allemande (artillerie, mortiers, mitrailleuse). Le manque d'imagination dans les tactiques, faute d'initiative, est frappant -quoique la situation puisse être changée par un remplacement dans le commandement, comme le montre au moins un exemple. Ce que l'ouvrage gagne sur ses aspects, et sur la mémoire de la bataille, il le perd quand il s'agit de déterminer son importance. On est plutôt convaincu que la bataille de Rjev a bien existé en tant que telle : en revanche, on reste sur sa faim quand à son importance, au rôle de Joukov, questions sans doute mieux traitées ailleurs. C'est dommage.
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