" Historicoblog (4): Olivier GROJEAN, La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d'une utopie, Paris, La Découverte, 2017, 256 p.

vendredi 2 février 2018

Olivier GROJEAN, La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d'une utopie, Paris, La Découverte, 2017, 256 p.

Ouvrage précieux que celui d'Olivier Grojean : il manquait sans doute en français une synthèse accessible sur le PKK et ses dérivés en Syrie, en Irak et en Iran, dépassionnée. C'est chose faite avec cet ouvrage.

L'auteur pose comme point de départ que les Kurdes ne sont pas en "révolution", en dépit ce que l'on peut lire ici ou là : le PKK est certes un mouvement révolutionnaire, la situation en Syrie peut s'apparenter à un moment de révolution, mais le PYD, version locale du PKK, est tributaire du jeu des autres acteurs ; en outre le PKK est une organisation ancienne, qui n'a pas forcément changé autant qu'on le soutient parfois. L'auteur se focalise d'ailleurs davantage sur la situation en Turquie et en Syrie que sur les branches irakienne et iranienne de l'organisation.

Le PKK, né en 1978, est l'héritier des mouvements kurdes du début du XXème siècle puis des revendications kurdes en Turquie dans les années 1960-1970. Il entre en lutte armée contre la Turquie dès 1984. L'arrestation et l'emprisonnement de son chef Abdullah Ocalan en 1999 semble être un tournant ; mais en réalité, la lutte armée en Turquie repart dès 2005 alors que le PKK a créé des branches soeurs en Irak, en Syrie, et en Iran. Après une phase de relations plus apaisées avec le gouvernement turc, les enjeux locaux, régionaux et internationaux, notamment liées au conflit syrien, relancent une lutte armée féroce en 2015.

Le PKK a la particularité de combiner mouvement nationaliste et héritage de la gauche turque, tout en se revendiquant du marxisme-léninisme. La dimension nationaliste domine pour fédérer une population diverse. Ocalan est capable de mettre en place une stratégie de double discours : le premier, pragmatique, pour chercher la reconnaissance externe ; le second, plus idéologique et plus radical, à vocation interne. Mouvement clandestin professionnel, le PKK exige une implication totale de ses membres : il est plus orienté vers la transformation des militants que de la société. Le parti met en avant "l'homme nouveau" à forger, et la fidélité inconditionnelle au chef, Ocalan. C'est la guerre qui doit permettre l'émergence de ce militant transformé. Emprisonné, Ocalan théorise le passage au "confédéralisme démocratique" en s'inspirant de penseurs de la gauche utopiste : la démocratisation ne se fait plus par le haut, mais par le bas. Mais contrairement à l'Armée Zapatiste de Libération Nationale au Mexique, par exemple, le PKK est beaucoup plus marqué par son histoire de lutte armée. La discipline de parti reste très forte.

Pour créer sa contre-société, le PKK a fondé l'académie Mahsum Korkmaz, d'abord basée dans la Bekaa au Liban en 1986, puis en Syrie jusqu'en 1998, enfin en Irak. Le militant subit une formation politique et militaire, avec séances d'autocritiques ; il doit faire une croix sur son ancienne vie. Difficile pour le militant d'échapper au "système" PKK qui d'ailleurs est généralisé en dehors de l'académie, dans les prisons turques, les mouvements frères des pays voisins. Le modèle est même exporté parmi les cadres européens. Le relâchement décrit après l'arrestation d'Ocalan n'a pas éliminé ces pratiques. Totale remise de soi, obéissance sans faille, discipline de vie drastique pour réaliser le projet du chef : des éléments que l'on retrouve au sein du PYD en Syrie. On mesure l'importance du contexte de guerre pour le PKK dans son mode de fonctionnement. Le parti a tenté, dès les années 1980, de créer des "zones libérées" en Turquie. S'il y réussit dans les zones rurales, la stratégie échoue dans les villes face au pilonnage turc, et la contre-insurrection des années 1990 réduit à néant la volonté du PKK de gérer ces zones libérées. En Europe, le PKK installe des dispositifs pour contrôler la communauté kurde exilée, la discipliner, et la solliciter pour les besoins de la lutte (argent, hommes, etc). Par ses méthodes, le PKK réussit à dominer le camp de réfugiés kurdes de Turquie à Makhmour, au Kurdistan irakien. En Syrie, le PYD est présent avant la révolution de 2011 dans les zones kurdes, mais profite du retrait du régime syrien, important, en 2012, puis du combat anti-EI, pour installer un "confédéralisme démocratique", en différentes étapes. Cependant, l'espace politique est largement monopolisé par le PYD. Même situation au Sinjar irakien, où le PKK est intervenu pour protéger les Yézidis et où il applique le même modèle. La milice armée (YPG en Syrie) et les services de sécurité (Ayasish) ont en réalité un poids politique très important en raison du contexte de guerre.

Sur le plan économique et social, le PKK, au début de la lutte armée, cherche à ponctionner le système capitaliste turc -le Kurdistan étant décrit comme une "colonie". Le PKK n'hésite pas à recourir à certaines activités criminelles, comme de nombreux autres acteurs locaux, pour son financement. Dans les années 2000, les expériences de système de gestion locale se développent, surtout des coopératives (lancées par les femmes) et des ateliers. En Syrie, les initiatives sont limitées par la dépendance économique à l'égard du régime syrien et par le conflit avec les Kurdes irakiens. Le combat écologique du PKK est davantage mis en avant, à partir des années 1990, pour dénoncer la contre-insurrection turque. La question de l'égalité hommes-femmes dans le PKK est intéressante. Les premiers écrits d'Ocalan visent plus à "corriger le comportement féminin" qu'à manifester une quelconque forme d'égalité. Dans les années 2000, le chef déconstruit cette fois la théorie de la domination masculine et les idées d'égalité sont déjà mises en pratique, notamment dans les unités combattantes. C'est donc une volonté politique, où il s'agit de gérer les comportements dans un groupe de lutte armée marqué par une forte promiscuité. Les femmes se doivent d'être aussi fidèles au parti, à son chef, et à son projet que les hommes. 

La cause kurde ne devient visible internationalement qu'entre les années 1970 et 1980, au moment où naît le PKK. On pourrait d'ailleurs parler des causes kurdes car au départ, elles sont différentes selon les pays. L'internationalisation du problème conduit à les rapprocher, d'autant plus que le PKK a développé des branches, désormais, dans les pays voisins. En Europe, la question kurde est évoquée, pour la Turquie, dès les années 1980, plus par les parlements que par les gouvernements ; le cas de l'Allemagne, avec sa forte communauté turque immigrée, est emblématique. L'arrestation d'Ocalan conduit à penser qu'un règlement est à l'ordre du jour. Espoirs vite déçus d'autant que la candidature de la Turquie à l'entrée dans l'UE fait un peu oublier les Kurdes. Seul le Kurdistan irakien, formé après l'intervention américaine de 2003, tire son épingle du jeu. Au début du conflit syrien, la question kurde n'est pas prégnante : on considère le PYD comme attentiste ou pactisant tacitement avec le régime syrien. Le PKK développe par contre tout un réseau associatif de mobilisations et des réseaux de soutien en Europe. Ce n'est qu'avec l'assassinat de 3 militantes kurdes à Paris en 2013 et l'assaut de l'Etat Islamique contre les régions kurdes et Kobané, en 2014, que les partis et les forces politiques soutiennent de nouveau les Kurdes. En Allemagne, d'anciens révolutionnaires d'extrême-gauche se reconvertissent en rejoignant le mouvement kurde. Pour cette tendance politique, le PKK et ses réalisations seraient l'exemple type des mouvements contestataires mondiaux du XXIème siècle. Or, le "confédéralisme démocratique" se fait fortement par le haut, dominé par un parti très discipliné, qui n'a pas de discours mondial. L'internationalisation n'est pas la même selon les causes kurdes évoquées. Enfin, on assiste maintenant à un processus de "régionalisation" de la question kurde, tributaire des acteurs locaux, régionaux, et internationaux. On a vu l'an passé combien le Kurdistan irakien, qui paraissait le plus stable et avoir presque les attributs d'un Etat, a payé cher ses velléités d'indépendance face au retour d'autorité du gouvernement irakien. En Syrie, le Rojava ne vise pas l'indépendance ; il est d'ailleurs trop dépendant du régime syrien, lequel n'a jamais caché sa volonté de reconquête des territoires -et il est encore présent sur place, comme à Qamishli. Le Kurdistan syrien n'est pas viable économiquement ; l'hégémonie politique du PYD reste problématique ; et les Kurdes contrôlent des zones majoritairement arabes en certains endroits, où la gestion de la population est appréhendée sous l'angle de la sécurité. En Turquie, la situation est à la fois plus simple et plus compliquée : l'internationalisation a disparu, mais en interne, le mouvement kurde est travaillé par des forces centrifuges, alors que la militarisation est revenue pour contrer une répression turque sans précédent.

Olivier Grojean insiste sur les éléments de continuité au sein du PKK. Le parti mise sur l'effondrement des Etats pour mettre en oeuvre sa révolution. Mais l'aspect léniniste n'a jamais disparu. En outre, les théories ont été appliquées dans un contexte de guerre où le militaire et les questions de sécurité ont souvent pris le pas sur le politique. Le PKK, en voulant régionaliser la question kurde, s'est certes rallié des centaines de milliers de personnes dans les pays à minorité kurde et à travers le monde, autour d'un projet dont le double discours du parti facilite l'appropriation par tout un chacun. Pourtant, le retour des Etats et la logique étatique de règlement des questions kurdes pourrait bien venir fracasser le rêve de la révolution voulue par Ocalan.


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