" Historicoblog (4): Myriam BENRAAD, L'Etat islamique pris aux mots, Paris, Armand Colin, 2017, 190 p.

jeudi 23 novembre 2017

Myriam BENRAAD, L'Etat islamique pris aux mots, Paris, Armand Colin, 2017, 190 p.

On ne présente plus Myriam Benraad, docteur en science politique, spécialiste de l'Irak auquel elle a déjà consacré plusieurs ouvrages.

Dans ce petit livre de la collection "Engagements" de l'AEGES, publié chez Armand Colin, elle comble un vide relatif en français -en ce qui concerne les ouvrages s'entend- à propos du discours de l'Etat islamique. Un discours qui élimine toute "zone grise", toute neutralité, en divisant le monde en deux catégories : les musulmans, qui doivent rejoindre le califat, et les non-musulmans, promis à l'enfer. Ce discours passe par la propagande de l'Etat islamique, essentiellement numérique, diffusée notamment via les réseaux sociaux. Des 3 objectifs fixés dans l'introduction, il me semble que le livre remplit surtout,  faute de place, le deuxième : analyser le discours de l'Etat Islamique pour mieux le réfuter. Le tout à travers 20 couples de mots emblématiques de ce discours.

Occident et Orient : paradoxalement, l'EI a récupéré cette distinction occidentale en se forgeant en contrepoint de l'Occident "construit". Les recrues étrangères, européennes du califat, amènent avec eux ces constructions et vont aider à bâtir l'image de l'EI, qui utilise également l'image de l'Orient véhiculée par l'Occident lorsque ces deux termes ont été inventés.

Civilisation et barbarie : l'Etat islamique s'est inspiré du fameux texte Administration de la sauvagerie/Gestion de la barbarie, écrit courant 2004, et assume la barbarie, voulant dépasser al-Qaïda. A contrario, l'islamisation promue par l'EI devient une mission civilisatrice, et son gouvernement vise aussi à modifier les esprits ; celui-ci est mis en avant face aux exactions de ses adversaires.

Islam et mécréance : pour l'EI, il n'y a que l'islam d'un côté et la mécréance de l'autre, ce qui supprime tout intermédiaire. Les mécréants sont à exécuter sur le champ : leur sang est "licite". Les musulmans doivent pratiquer la taqiyya (dissimulation) pour ne pas obéir aux mécréants si besoin. En fait, l'EI sort complètement de leur contexte des passages du Coran et réinterprète des querelles anciennes avec des accents modernes, aboutissant à une vision binaire complètement déphasée par rapport à l'islam.

Jihad et croisades : l'Etat islamique brandit le jihad comme arme contre la "coalition croisée", aidée par les traîtres tels les "rafidites (terme qui apparaît systématiquement dans leurs vidéos pour désigner les chiites irakiens)/rawafid", les chiites, comme en Irak par exemple. L'EI voit les croisades comme un événement uniquement militaire, réinterprété à la faveur d'une théorie du complot qui voudrait qu'on tente d'éliminer les musulmans. La lecture est évidemment simpliste et déforme l'histoire des croisades, bien plus riche. Sans parler de la place du djihad.

Colonial et décolonial : l'Etat islamique prétend "décoloniser l'islam". Les jihadistes maghrébins évoquent souvent les crimes coloniaux commis par la France. Or le jihadisme s'est aussi construit, intellectuellement, en réaction au colonialisme. Pourtant l'EI a pratiqué les mêmes crimes sur son territoire. Rien ne montre mieux son dévoiement que la lecture tronquée de la hijra, l'émigration, qui n'a jamais été destinée à conduire le jihad. La terreur est mise au service de la propagation universelle de l'islam : le jihad offensif est aussi une réponse politique.

Unité et division : dans un monde musulman pluriel, l'Etat islamique prône le tawhid. Tout le reste doit être exclu, banni, persécuté ; on se souvient des Yézidis, mais l'EI est aussi très hostile aux chiites. L'EI, à coups de takfir, se veut exclusif, dans des flots de sang.

Califat et démocratie : l'EI considère la démocratie comme le "paroxysme de la mécréance". Il faut dire qu'il en a une conception étriquée et civilisationnelle, alors que c'est loin d'être le cas. De la même façon, l'islam n'a jamais été incompatible avec une forme de démocratie, même aux origines. L'EI conserve une vision fantasmée du califat, notamment celui des débuts de l'islam.

Oumma et nation : l'Etat islamique proscrit toute forme de nationalisme, ne voyant que l'oumma. Or, le projet de l'EI, avec son califat, traduit en fait une conception moderne, déformée de l'oumma, qui l'assimile de facto à un nationalisme...

Tyrannie et libération : l'EI prescrit de se détourner du taghout (tyran). Bien qu'il affirme dans sa propagande libérer les musulmans, l'EI, par ses pratiques, dément cette affirmation.

Corruption et justice : l'EI se considère comme un justicier, social et moral, face aux gouvernement corrompus. L'argument a trouvé un écho devant certaines réalités, notamment en Irak. Mais à vouloir régner par la terreur, le groupe n'a souvent fait que prolonger le constat préexistant après des débuts trompeurs.

Humiliation et revanche : l'EI met souvent en avant l'humiliation subie par les musulmans, insulte sur le prophète (caricatures), traitement réservé aux prisonniers. Le groupe prétend redonner sa dignité aux musulmans, mais sombre dans une logique de revanche aveugle qui n'a que peu de rapport avec l'islam.

Grandeur et décadence : pour l'EI, le califat est l'apothéose de l'islam, scandée par la répétition du takbir. A contrario, l'Occident serait en déclin. L'EI ne reprend ici qu'une lecture décliniste qui le fait idéaliser l'islam des premiers temps, dont il se prétend la résurgence.

Tradition et modernité : l'Etat islamique a pour lui d'avoir réinterprété de manière moderne des éléments de la tradition, le Coran, mais pas seulement. Avec pour résultat de préconiser l'utilisation des armes de la modernité pour la détruire...

Bien et mal : l'Etat islamique se voit comme un parangon de vertu, face à un adversaire diabolisé. Le croyant doit se retirer de la jahiliyya, faire sa hijra et mener le djihad : depuis l'invasion américaine de l'Irak, la vision millénariste s'est répandue chez les djihadistes du combat apocalyptique près de Dabiq, en Syrie, qui donne son nom au premier magazine destiné au public international non arabe. Mais en réalité, l'EI tombe dans une surenchère de violence jamais atteinte jusqu'ici.

Pur et impur : la distinction relève là encore de l'imaginaire. Le mécréant est impur, ce qui justifie pour l'EI son exécution. De même que les moeurs occidentales honnies. Dans sa mission pour le bien, l'EI croit être là pour purifier l'islam. Or cette purification devenue éthique justifie les violences les plus extrêmes, comme le génocide des Yézidis.

Beauté et laideur : l'EI se veut aussi l'incarnation de la beauté. Sa propagande en témoigne : son esthétique a atteint une dimension jamais vue chez les djihadistes par le passé. Les vidéos reprennent les codes hollywoodiens. A contrario, l'adversaire n'est que laideur. Ce jugement moral est bien éloigné de la tradition islamique, et la propagande ne fait que le nourrir.

Utopie et dystopie : l'EI est en soi, une utopie. Il se veut une terre promise, un paradis, un âge d'or civilisationnel. C'est ce qui explique qu'il ait recruté dans des milieux si divers. Il y a donc une logique anti-système, qui recueille la fuite en avant de certains individus. Cet aspect n'explique évidemment pas tout. A contrario, l'utopie créée par l'EI s'est transformée en dystopie : le groupe est tourné vers une logique d'anéantissement et sa réalité a déçu beaucoup de recrues.

Immanent et transcendant : en se plaçant comme transcendant,  jusque dans sa propagande, en prétendant remodeler le monde à son image, l'EI va presque à l'encontre de l'idée du tawhid qu'il défend pourtant becs et ongles. La quête de superpuissance des jihadistes va en quelque sorte à l'encontre du respect à Allah.

Paradis et enfer : pour l'EI, le djihad est la voie de l'accès au paradis, par le tawhid et la tawba, dans le sentier d'Allah. Le paradis est une arme opérationnelle, mise en avant dans les vidéos, dans les nasheeds. A contrario, les ennemis d'Allah ne trouvent que l'enfer, vont rejoindre le shaytan. Mais là encore, le groupe déforme allègrement des notions de la religion musulmane. L'enfer, de fait, a été créé dans le califat par les pratiques de l'EI -il suffit de penser au sort réservé à de nombreuses femmes.

Vie et mort : "Nous aimons la mort comme vous aimez la vie", disait Ben Laden à CNN en 1997. L'EI aura poussé la logique jusqu'au bout. Les recrues étrangères ont rejeté leur mode de vie, et méprisent souvent l'existence. Le groupe fait de la mort une arme militaire, avec les inghimasiyyi, combattants d'élite munis de ceintures d'explosifs, après l'emploi terroriste des kamikazes, qui a été utilisé par l'EI comme arme militaire, sur une échelle inconnue à ce jour, pendant plusieurs années. De nouveau, l'EI a détourné et interprété des concepts dans un sens moderne, rejetant les recommandations du prophète et la condamnation du suicide.

En conclusion, M. Benraad souligne que l'Etat islamique a pour partie réussi à éliminer la "zone grise", et la volonté de le faire perdurera après la disparition du califat, car les causes politiques et socio-économiques à l'origine des conflits irakien et syrien sont loin d'être réglées. Elle souhaite également que le conflit Kepel-Roy soit dépassé, car le discours de l'EI, lui, va rester. Sa propagande est toujours là. C'est elle qu'il faut combattre, à travers le discours, à travers les réseaux sociaux, face à un adversaire ayant fait preuve d'une remarquable faculté d'adaptation.

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